Modi par ci, Modi par là, L’Inde, le nouvel empire, affiche le numéro spécial fêtes du magazine Le Point : l’indomania revient après la vague Bollywood du début des années 2000 qui s’était terminée comme toute vague médiatique surfaite.

L’Inde avait déçu tant économiquement que politiquement, avec notamment l’arrivée au pouvoir en 2014 du « boucher de Gujarat », Narendra Modi. Une référence à cette semaine sanglante de février 2002 qui fit des milliers de morts parmi les musulmans de cet État de l’ouest de l’Inde. Une sorte d’incendie du Reichstag provoqué par l’entourage du leader nationaliste à la conquête du poste de ministre en chef de cet État : l’incendie, toujours non élucidé officiellement, d’un train de pèlerins hindous qui aurait été provoqué par des musulmans.

Depuis, le parti nationaliste dirige le Gujarat d’une main de fer et l’hindutva (l’Inde aux hindous) est au pouvoir à Delhi, tandis que l’intolérance, la haine de l’autre (tout opposant à l’hindouisme radical) est devenue la martingale du pouvoir – comme pour tous les régimes populistes nationalistes à la sauce du radicalisme religieux, dont Pierre Conesa décrit admirablement la mécanique dans son livre Avec Dieu, on ne discute pas (Robert Laffont, 2020).

 

Les dividendes du double jeu diplomatique

À l’approche des élections générales de 2024, auxquelles le leader Modi se représente pour un troisième mandat, cette martingale est réactivée plus que jamais, comme on l’a vu aux dernières élections régionales qui ont permis aux nationalistes de reprendre le pouvoir dans la majorité des états et territoires indiens : 17 sur 32. Mais, cette fois, l’Inde et son Premier ministre – charismatique indéniablement – sont devenus la coqueluche du monde occidental, qui est tombé dans le piège évident de la diplomatie indienne du double jeu, ou dvaidhi bhaava.

Exposée dès le IVe siècle avant notre ère dans un des grands classiques indiens, l’Arthashastra, cette stratégie consiste, pour un Etat trop faible pour s’imposer seul, à tisser un réseau de coopérations parallèles avec des adversaires qui vont donc se disputer les faveurs d’un allié de poids.

C’est vrai face à la Chine, priorité des priorités tant de l’Inde que des Occidentaux, mais aussi avec la Russie de Poutine, qui reste un partenaire stratégique de l’Inde depuis 1971. Et surtout face au Sud global, plutôt anti-occidental et dont l’Inde est une pièce maîtresse tant au sein des BRICS que dans toutes les grandes négociations internationales – comme celle récente sur le climat.

New Delhi vit désormais à l’heure des dividendes de ce qu’on appelle le multi-alignement, en lieu et place du non-alignement dont elle fut la mère fondatrice en 1961 à Belgrade, en compagnie du dirigeant yougoslave Tito, du président indonésien Sukarno ou du dirigeant ghanéen Kwame Nkrumah.

 

Un narratif trop superlatif

Le problème est que, comme tout narratif, l’Indomania en vogue dans le monde occidental n’hésite pas à tordre le bras aux réalités. D’autant plus que l’Inde est le premier acheteur mondial d’armement, et désormais le pays le plus peuplé du monde.

De sorte que tous les grands groupes globaux, qui en général possèdent ou tout du moins influencent les médias par leurs publicités, s’y mettent pour alimenter le narratif d’une Inde superpuissance et qui brille, tel que vendu par le régime indien. Comme cette annonce de dépasser un PIB de 5 000 milliards de dollars d’ici 2025 et de décrocher ainsi le troisième rang mondial devant l’Allemagne et même le Japon avant 2027.

Sans tordre le bâton complètement dans l’autre sens, ni nier les atouts de l’Inde, son originalité et ses solutions spécifiques, force est de remettre un peu les pieds sur terre et de constater que le régime hindutva n’est pas vraiment un atout pour l’Inde et les Indiens. En dehors peut-être de ce qu’on appelle le « New Welfarism », c’est-à-dire la distribution d’aides publiques directes et non négligeables à une assez large partie de la population – celle qui est en général exclue des bénéfices du régime économique en place.

 

Loin de la Chine

D’abord vis-à-vis de la Chine, les deux économies ne jouent plus du tout dans la même ligue en termes de surface de marché et de puissance tout à la fois technologique, monétaire et commerciale. Le ratio des PIB nominaux est désormais de 1 à 5, alors qu’il était presque à égalité encore au début des années 1980. Par habitant, l’avantage était même de deux fois pour l’Inde en 1980. Il est désormais près de trois fois en faveur de la Chine.

En termes de puissance commerciale, le rapport passe même de 1 à 10. La Chine est devenue le premier partenaire de la plupart des pays du monde, alors que l’Inde ne figure que rarement dans le top dix. La composition des exportations montre en particulier une Chine extraordinairement compétitive dans la plupart des produits moyen-haut de gamme, et n’important que des matières premières ou des composants extrêmement sophistiqués, tandis que l’Inde reste un pays en développement à la spécialisation très traditionnelle.

Un calcul simple montre que, même avec une croissance de 7 % par an jusqu’en 2050, le PIB indien resterait encore inférieur d’un tiers à celui d’une Chine qui n’aurait progressé que de 2 % par an durant la même période. Pour rattraper la Chine, il faudrait en réalité que l’Inde connaisse une croissance à deux chiffres pendant plus de vingt ans. Est-ce possible ? Crédible ? Souhaitable ?

Un pays trop déchiré

L’ancien gouverneur de la banque centrale indienne (RBI) et économiste mondialement reconnu, Raghuram Rajan, doute déjà de l’objectif d’atteindre un PIB de 5 000 milliards de dollars en 2025 pour trois raisons. Tout d’abord, un taux d’investissement qui ne dépasse toujours pas 30 % du PIB et même 23 % pour l’investissement productif contre encore plus de 40 % pour la Chine. Corollaire ensuite, un effort dans les infrastructures nettement insuffisant avec notamment moins de 3 % du PIB pour les dépenses budgétaires en capital.

Il faudrait en réalité, selon Natexis Asia, que l’Inde fasse massivement appel à des investissements étrangers pour doubler son effort d’investissement dans les infrastructures. Or c’est assez peu compatible avec le discours nationaliste et xénophobe de l’idéologie hindutva au pouvoir depuis dix ans, qui constitue, selon Rajan, un frein à une croissance rapide et inclusive.

Il s’agit d’une idéologie qui repose sur la violence, l’intolérance vis-à-vis des minorités ethniques, philosophiques et religieuses, mais aussi entre le nord et le sud du continent, et en réalité vis-à-vis de tous les « opposants ». 140 députés de l’opposition ont ainsi été chassés du Parlement en novembre 2023, comme le chef de l’opposition quelques mois auparavant, héritier pourtant de la dynastie des Nehru-Gandhi.

Selon Rajan et bien d’autres économistes, cette Inde déchirée (atakta, en hindi) ne semble pas en mesure de progresser au rythme nécessaire pour sortir le sous-continent de la pauvreté de masse et de son sous-développement par-delà ce qu’on appelle des « tâches de prospérité » qui peuvent faire illusion, comme les grands centres informatiques de Bangalore, Bombay-Pune, Hyderabad ou Delhi-Gurgaon. Ces îlots ne peuvent se substituer au modèle de croissance inclusif qui fut la clé du miracle occidental d’après-guerre, puis de la Chine, et en ce moment du Viêt Nam.

Une faible amélioration

Bien que l’Inde soit devenue en 2023 le troisième marché automobile mondial, son taux d’équipement, par exemple, reste inférieur à 12 %, et rien ne dit qu’elle puisse suivre le modèle traditionnel par absence d’infrastructures routières dignes de ce nom et du fait des écarts majeurs de revenus avec les deux tiers des Indiens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté de 2 dollars par jour.

Entre 2000 et 2020, la proportion d’urbains vivant dans des bidonvilles a ainsi très peu diminué, selon le dernier rapport de la Banque mondiale, et elle reste proche de 50 %. De même, sur le plan alimentaire et nutritionnel, avec près de 250 millions de personnes mal nourries, l’Inde a encore reculé dans le classement mondial 2023 du Global Hunger Index et figure à la 111e place sur 125 pays.

Depuis l’arrivée des nationalistes hindous au pouvoir en 2014, la plupart des indicateurs socio-économiques montrent en réalité une faible amélioration, sauf au profit d’une classe moyenne supérieure urbaine, qui est d’ailleurs la cible électorale du régime.

Il faudrait en réalité parler de castes, d’alliance de castes entre les Brahmanes, les Ksatriyas et les Bania (commerçants et entrepreneurs), véritable bloc au pouvoir au détriment de la majeure partie de la population indienne, dont les fameux hors-castes ou OBC (Other Backward Castes) et les tribaux qui représentent au bas mot le tiers de la population – auquel s’ajoutent désormais les musulmans et une grande partie des chrétiens convertis pour échapper à la discrimination de castes.

Pour toutes ces raisons, on peut rester dubitatif face au discours ambiant sur le « moment indien », sans rien enlever au fait indéniable que l’Inde dispose bien d’un potentiel de croissance aux alentours de 6 % par an. Simplement, le pays est aujourd’hui plutôt en dessous de son potentiel pour des raisons institutionnelles et politiques.

 

Publié par Alternatives Économiques