L’attaque iranienne sur le territoire israélien était attendue et calibrée. Selon l’armée israélienne, 99% des tirs ont été interceptés. Quel était, selon vous, le but de l’Iran et a-t-il, du moins partiellement, rempli ses objectifs ?

Les déclarations d’Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution islamique, permettent d’éclairer sur l’environnement stratégique qui a poussé l’Iran à préparer une telle offensive. Après l’attaque attribuée à Israël sur le consulat iranien de Damas, Ali Khamenei a dénoncé une atteinte au droit international, selon lequel attaquer un consulat revient à cibler le territoire national du pays auquel ce consulat est rattaché. Le régime iranien considère qu’il devait répondre à une attaque directe contre l’Iran. Pour Téhéran, Israël a franchi une ligne rouge et doit donc en subir les conséquences.

Du point de vue des dirigeants iraniens, une absence de réponse à l’attaque sur le consulat aurait été perçue comme un signe de faiblesse, et aurait ouvert la voie à de nouvelles attaques israéliennes plus fortes.

Après l’attaque sur leur consulat, les dirigeants iraniens ont invoqué le droit international pour se démarquer des Occidentaux alliés d’Israël, qu’ils dénoncent pour leur « deux poids deux mesures ». Ils ont affirmé qu’ils n’auraient pas réagi si un vote de résolution des Nations unies avait condamné l’attaque d’Israël. La Russie avait proposé une telle résolution, mais les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France s’y sont opposés.

Les tirs iraniens sur Israël, qui étaient effectivement calculés et annoncés, visaient à envoyer un message clair, sans faire de victimes du côté israélien. Les dirigeants iraniens estiment qu’ils ont rempli leurs objectifs, en envoyant un message ferme à Israël et de leur point de vue, l’affaire doit être close. Évidemment, il faut à ce propos voir quelle sera leur réaction à l’attaque israélienne de ce 19 avril. L’Iran a menacé de répondre violemment à toute attaque israélienne.

Dans cette affaire, les leaders iraniens bénéficient d’un soutien solide d’une partie de la population. Entre 20 et 30% des Iraniens constituent un appui sans faille de la République islamique, et considèrent que de manière générale, les assassinats ciblés contre les hauts dignitaires des pasdarans par Israël ces dernières années étaient intolérables et devaient être sanctionnés par l’Iran.

Vous l’avez dit, l’Iran s’en serait tenu à une résolution des Nations unies condamnant l’attaque sur son consulat. Le régime iranien a invoqué le droit international pour justifier ses tirs sur Israël. La question légale est-elle un élément important pour Téhéran, pour justifier sa politique étrangère ?

En Iran, notamment dans le camp des conservateurs, l’Occident est vivement critiqué pour son utilisation « à la carte » du droit international. Du point de vue iranien, qui dénonce régulièrement le « deux poids deux mesures » de la communauté internationale, le respect du droit international a toujours été très politisé par les Occidentaux. L’histoire le montre :
● Quand Saddam Hussein a attaqué l’Iran en 1980 avec le soutien implicite des Occidentaux, ouvrant une guerre (1980-1988) traumatisante pour les Iraniens, le Conseil de Sécurité des Nations unies n’a pas condamné l’agression de Bagdad. Sur le plan du droit international, le Conseil était en tort, selon les Iraniens. Ces événements ont d’ailleurs pu expliquer que l’Iran se soit tourné vers une forme de dissuasion en cherchant à développer la bombe atomique.
● Sur le dossier de l’accord sur le nucléaire iranien, signé en janvier 2015, respecté par l’Iran et validé par les Nation unies, en mai 2018, l’ancien président américain Donald Trump a décidé de faire sortir les Etats-Unis de l’accord, en contradiction avec le droit international. La mise en place de sanctions américaines, respectées par les Européens, ont alimenté un profond sentiment d’injustice en Iran contre les Occidentaux, perçus comme agissant en contradiction avec les règles internationales.
● Enfin, l’attaque sur le consulat iranien à Damas, qui n’a pas été condamné par les puissances occidentales, a montré, une fois de plus, qu’aux yeux des Iraniens, les Occidentaux sont ambigus sur le respect du droit international.

A l’heure où les Occidentaux sermonnent l’Iran sur le non-respect du droit international, comment s’étonner que dans les arguments des conservateurs, l’argument légal soit devenu central ? Certains faits historiques ont profondément marqué les Iraniens et façonné leur critique de l’Occident.

L’Iran ambitionne depuis longtemps de se placer comme leader de la cause palestinienne dans la région. En attaquant Israël directement pour la première fois, renforce-t-il ce rôle ?

Effectivement, l’attaque iranienne répondait également à un besoin de maintenir sa crédibilité dans la région, notamment vis-à-vis de l’axe de la résistance, qui a pour objectif, entre autres, la lutte contre Israël et les Etats-Unis dans la région. Si l’Iran n’avait pas répondu, sa position de leader régional aurait été écornée.

Les alliés régionaux, partis à cet « axe de la résistance », n’ont pas été particulièrement mobilisés durant l’attaque iranienne. Comment l’expliquer ?

L’Iran tenait à ce que l’opération vienne directement de son territoire. Il s’est senti directement visé par l’attaque sur son consulat et se devait donc de répondre depuis l’Iran. Même si le Hezbollah libanais a lancé des roquettes sur des positions militaires israéliennes cette même nuit, cela est resté marginal.

Les alliés d’Israël se sont mobilisés pour empêcher les missiles d’atteindre leur objectif, et la Jordanie a stoppé des tirs, peut-on dire que l’Iran est aujourd’hui isolé dans la région ?

Il faut rester prudent, car malgré la mobilisation importante pour soutenir Israël, l’Iran a un réseau d’alliés dans la région, notamment à travers l’axe de la résistance. Par ailleurs, la diplomatie iranienne montre certains succès, notamment dans les relations avec l’Arabie saoudite. Le ministre iraniens des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian a effectué plusieurs déplacements en Arabie saoudite et en Turquie ces derniers mois, avec pour objectif de se rapprocher de ces pays sur la base d’un appel au cessez-le-feu à Gaza, avec un certain succès diplomatique.

En outre, les pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, n’ont pas intérêt à voir éclater un conflit généralisé, et donc à soutenir la position israélienne, même si une telle guerre pourrait affaiblir les proxys iraniens dans la région.

En Iran, en interne, y a-t-il un débat sur l’attaque du 13 au 14 avril ?

Quel que soit le pays, sur les questions de sécurité nationale, la population a rarement son mot à dire.

Cela étant dit, depuis 2020, nous assistons à un contexte politique particulier en Iran : toutes les grandes instances, incluant la présidence et le Parlement, sont dominées par les tenants de la ligne dure du régime. Sur le plan des institutions politiques, il n’y a donc pas de débat concernant l’attaque du 13/14 avril.

Au sein de la population, la situation est plus complexe. Ceux qui appuient les conservateurs (environ 20 à 30%), soutiennent avec unanimité les tirs sur Israël. Il est difficile à ce stade de savoir ce que pensent les Iraniens, mais une autre partie de la population est farouchement opposée au régime et critiquera toute action, incluant cette attaque, quelle qu’elle soit.

Entre ces deux blocs, on trouve la classe moyenne (environ 60% de la population), qui se montre critique face à la situation politique et économique en Iran, mais qui soutient une transition pacifique du régime. Cette classe moyenne est en même temps très inquiète concernant la situation régionale, elle refuse une escalade et s’oppose généralement aux actions israéliennes. Les conséquences sur l’économie nationale sont source de craintes chez cette partie de la population, car après l’attaque du consulat iranien, le rial iranien a perdu en valeur, alors qu’il a légèrement augmenté après les tirs iraniens sur Israël.

Propos recueillis par Ines Gil pour Les clés du Moyen-Orient.