De la fatigue à l’Euroxit

Pourquoi en sommes-nous là ? La classe politique et dirigeante de l’UE ne sait plus où aller et s’affole d’un avenir assombri au sein de cette Europe frappée depuis le début de la décennie 2020 par une série d’épreuves à laquelle elle ne s’attendait pas. De la pandémie de Covid-19 à la guerre longue en Ukraine, du réveil nationaliste et populiste qui s’empare des pouvoirs dans de nombreux États membres, des actes de bioterrorisme qui se sont multipliés de la part d’activistes radicalisés qui considèrent que les démocraties ne sont pas capables de correctement et pleinement mener les transitions climatiques, à l’explosion de la poudrière sahélienne dont les violences traversent le Bassin méditerranéen : l’UE passe de crise en crise depuis 15 ans.

À force de tergiverser, elle s’est divisée face aux épreuves, d’autant qu’une partie de l’opinion de l’UE ne prêtait guère attention à ces basculements profonds et ressentaient comme une fatigue d’Europe. Devenant inaudible et paralysée au fil des années, l’UE n’a pas vu sa propre désintégration se préparer, alors que c’est bien un « Euroxit » qui avance à bas bruit au début de la décennie 2030. L’UE va se faire sortir du continent européen. En 2029, neuf ans après le Brexit du Royaume-Uni, neuf États membres décident de ne plus en être et sortent de la Communauté.

Parmi eux, il y a cinq États d’Europe de l’Est, inquiets des hésitations de l’Ouest face aux tumultes persistants du front ukrainien et des menaces d’attaque russe depuis l’exclave de Kaliningrad, à partir de laquelle la Lituanie se fait envahir en 2028. Le pays perd un tiers de son territoire face à cette percée, mais ni l’UE ni l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne réagissent. Il faut dire que Washington, où Donald Trump a repris les rênes de la Maison Blanche en 2025, a décrété une pause dans son partenariat sécurité transatlantique. Les États-Unis proposent néanmoins, en 2029, aux cinq pays européens sortant de l’UE de s’en remettre à une tutelle stratégique à l’instar de ce qui prévaut pour la Corée du Sud en Asie, massant des troupes et du matériel militaire dans ces espaces plus éloignés que jamais de Bruxelles.

Dans cette UE tétanisée et amputée, il y a aussi ces quatre États d’Europe du Sud parmi les sortants. Avec des économies vacillantes, ils se tournent vers Pékin, non sans certaines concessions en contrepartie, notamment portuaires. La Méditerranée, davantage tenue par la puissance chinoise, s’avère elle-même en plein marasme diplomatique et migratoire. Les désordres socio-économiques et politiques n’ont eu de cesse de se répéter dans le Sahel, au point de provoquer des troubles majeurs en Tunisie et en Algérie. La pression augmente vers une Europe dépassée par ces déplacements de détresse.

En 2030, alors que les élections européennes de 2029 ont vu les partis d’extrême droite remporter tous les suffrages, non sans collusion avec ceux de l’extrême gauche dont l’agenda antieuropéen sonnait en écho, il n’y a plus aucune politique européenne commune. Le nouveau Parlement, composé de députés venus pour débâtir l’histoire communautaire, se met à tout détricoter. Comme un symbole, l’agriculture en fait les frais, elle qui longtemps incarnait cette Europe intégrée. Et pourtant, les risques d’insécurité alimentaire quantitative refont surface. Des actes bioterroristes antiagricoles se multiplient sur le sol européen, au niveau du végétal et de l’animal, sans que leur origine soit clairement identifiée. Certains pensent que ce sont des attaques pour accentuer les vulnérabilités de l’UE, d’autres pointent du doigt des militants de l’effondrement sociétal faute de transitions écologiques suffisantes.

Dans ce contexte, l’hypersouverainisme fait son chemin, au point que les pouvoirs des régions prennent le dessus. En 2033, c’est le grand retour de l’Europe des 250 : autant de régions qui se rêvent en duchés territoriaux, autonomes et autarciques, et bien entendu meilleurs que les autres, voisins proches ou de l’ex-pays d’appartenance. Devant cet espace européen aux allures médiévales, les derniers gardiens de l’esprit européen se disent qu’il vaut mieux renverser la table pour éviter que l’UE se consomme pleinement et disparaisse brusquement.

Voter pour (re)faire l’Histoire

En 2034, pour tenter de provoquer une réaction de grande ampleur, la Commission européenne, qui s’affranchit des règles institutionnelles et du pouvoir exécutif du Parlement européen, en accord avec les 18 derniers États membres, ou du moins certains d’entre eux et qui ont obtenu une majorité décisionnelle pour ce faire, se lance dans le vide, sans corde de rappel possible, et organise un scrutin qui se veut électrochoc sur le fond et la forme. Les citoyens européens sont appelés à choisir entre deux scénarios. Ils sont littéralement stupéfaits par ce qu’il leur est proposé. Le Parlement en fin de mandat est lui-même mis sous cloche et délégitimé malgré plusieurs tentatives de certains députés de s’opposer à cette stratégie de la Commission, complice de plusieurs chancelleries au sein des États membres. En quelques jours, ce scrutin devient la discussion de tous, y compris dans une partie du monde qui s’étonne de voir l’UE sortir de ses sacro-saintes règles de bonne gouvernance et de son aversion pour la prise de risque, devenue progressivement maladive depuis le début ce siècle. Là, c’est la culbute la plus totale. Comment peut-on dans l’UE tomber dans cet excès technologique et autoritaire ? De quoi s’agit-il concrètement ?

Le vote ne consiste plus à élire des eurodéputés sur la base de listes établies dans chaque pays et par des partis politiques ou coalitions d’entre eux. Il est demandé aux citoyens de l’UE de choisir entre deux scénarios, à travers un vote électronique obligatoire, ou presque, puisque ne pas s’exprimer signifie une perte d’identité et donc de nationalité pour chaque individu âgé de plus de 16 ans (l’âge désormais fixé pour voter dans chaque État membre). Il faut ici préciser que tous les citoyens de l’UE sont enregistrés par un QR code personnalisé, à partir duquel l’ensemble des documents administratifs sont disponibles, mais qui génère simultanément une photographie en dynamique des faits et gestes de chacun. Ne pas avoir l’application sur son smartphone qui permet de présenter ce QR code est devenu impossible tant cela facilite la vie du quotidien, non sans certaines controverses sur l’utilisation de ces données et la surveillance numérique qui peut en être faite.

Autrement dit, en 2034, ce qui fut éphémère en 2020-2021 avec l’application Stop-Covid et ses contrôles en cas de mobilité, devient indispensable avec Go-Citizen et ses autorisations pour quiconque, dans l’UE, souhaite pouvoir mener son existence. Ne pas voter bloquera donc tous les droits du citoyen, y compris de fuir de l’UE s’il le souhaitait. Les décideurs européens se sont inspirés d’expériences menées ailleurs dans le monde pour concevoir ces techniques et pratiques très éloignées des standards prévalant dans l’espace communautaire.

Revenons donc à ce référendum. Deux scénarios sont avancés, chaque électeur doit en sélectionner un seul. Le premier, intitulé « Euroxit », propose de poursuivre le cours des choses sans aucun rétropédalage artificiel. C’est la réalité préservée, quand bien même elle ne s’avère que peu favorable au sauvetage de l’UE. Le second scénario permet de réécrire la décennie écoulée (2024-2034), par le biais de l’IA, et de relancer la construction européenne avec une ambition augmentée à partir de 2034. Ce scénario est nommé « Eurovision », à la fois parce qu’il se veut tourné vers l’avenir et avec une longueur de vue, mais aussi en écho à cet ancien concours de chansons qui exista durant 68 ans et s’arrêta après l’édition 2024 en raison de sensibilités géopolitiques peu imaginables auparavant.

De l’Eurovision à la réalité

Dans ce lourd climat de juin 2034, nombreux sont les citoyens européens à se souvenir de ces drôles d’années qui se déplièrent avec fracas et émois après un printemps 2020 où le confinement général sonnait en réalité la fin de ces « Trente Glandeuses », c’est-à-dire ces trois décennies qui, de la chute du mur de Berlin au coronavirus, auront fait croire à l’UE que l’Histoire serait joyeuse, que la marche du monde serait adoucie et que l’oisiveté stratégique était permise. Alors, ils sont hésitants à l’approche de ce scrutin à peine croyable et pourtant bien réel. Pour sauver l’UE et lui donner des chances au futur, doivent-ils être capables de confier à des supermachines la réécriture de 14 ans d’Histoire et donc de faire un saut dans l’inconnu… du passé ?

Les deux scénarios proposés, pour ce vote obligatoire, sont tout de même si tranchés ! D’un côté une Europe qui se remet en mouvement, qui met à jour son logiciel de fonctionnement et qui ose aller vers un avenir plus fédéral, seul sursaut géopolitique à même de lui procurer des chances de survie dans ce siècle où l’inconfort s’est durablement réinstallé. De l’autre, une Europe nationale-populiste, perforée par les aiguilles du détricotage et cheminant tout droit vers un univers à la Mad Max, avec une mosaïque de nations ou micronations indépendantes.

Rassurez-vous, nous ne sommes pas en 2034. Les élections européennes de juin 2024 sont des plus classiques. Chacun est libre de voter ou non, l’IA ne figure pas (encore ?) au menu du scrutin qui vient. En revanche, ces élections s’inscrivent dans un creux de l’Histoire. Le paradoxe de l’UE est simple : on veut généralement y entrer quand on s’en trouve à l’extérieur et tout proche, on ne mesure pas toujours sa chance d’en faire partie et on songe parfois à en sortir. Outre l’arrière-plan mondial qui se reconfigure autour de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, les enjeux liés aux élargissements pèseront d’un poids certain dans les prochaines années. Mais avant tout, c’est la bataille des états d’esprit qui fera rage. Quelle tonalité dominera la seconde moitié de la décennie en cours et les années 2030 ? L’UE, qui s’est construite et développée sur le prisme de la paix, peut-elle supporter de devoir repenser à la guerre et aux insécurités ? Quelle capacité les Européens ont-ils à se retrousser les manches, à regarder le monde tel qu’il est et à correctement cartographier les horizons, donc à la fois surveiller les risques mais aussi saisir des opportunités et restaurer un narratif mobilisateur ?

Petite anecdote : une exposition sur le Titanic se tient à Bruxelles en 2024. Cela ne s’invente pas ! Un conseil, n’allez pas la voir, le scénario est connu. Si les Européens ne veulent pas sombrer, qu’ils sortent de ce farniente de salon, qu’ils exigent de l’orchestre qu’il puisse jouer la mélodie du bonheur et qu’ils prennent conscience de leurs forces dans l’unité de l’action !