Bien sûr on pense à la contre-offensive ukrainienne mais aussi aux premiers signes de lassitude des Occidentaux au sujet de cette guerre menée par procuration contre la Russie. Bien sûr les massacres contre des civils israéliens le 7 octobre et la réponse sans doute disproportionnée de Tsahal à Gaza pour éradiquer le Hamas… Ce sont les événements les plus marquants vus d’Europe. Mais qu’est ce qu’un événement au fond ? C’est la question la plus importante que se posent tous les historiens. Et la réponse est évidemment changeante d’une génération à l’autre, d’une région à l’autre du globe. Un exemple : pour l’année 2001, les Américains retiennent les attentats du 11 Septembre contre les Twin Towers tandis que les Chinois se réfèrent à l’intégration, en novembre de la même année, de leur pays au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ainsi qu’à la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai, aujourd’hui deuxième plus grande instance internationale après l’ONU. Quid de l’année 2023 ?

Alors qu’elle se finit, je la vois marquée par le sommet Chine / Asie centrale de Xi’an. Vu de Pékin, ce sommet en cache un autre : celui du G7 à Hiroshima qui se tient à la même période, en mai. Sans surprise, les Occidentaux et les Japonais y condamnent les exactions de la Russie en Ukraine. Quoique Xi Jinping affiche une certaine neutralité pro-russe – bel oxymore en définitive, révélant plus d’une ambivalence vis à vis de Moscou – il entreprend à cette occasion de réunir symboliquement les anciennes Républiques soviétiques de l’Asie centrale au sein même de l’ancienne capitale impériale chinoise. Le narratif chinois en rappelle l’importance dans tout ce qui a trait à l’histoire des anciennes Routes de la soie et partant, de la Belt and Road Initiative à laquelle Pékin reste plus que jamais attaché. Il s’agit surtout pour le dirigeant Xi Jinping de préparer déjà la configuration post-guerre en Ukraine. Elle verra Vladimir Poutine sorti renforcé ou affaibli. Chose évidente cependant, depuis février 2022, les pays de la région n’auront jamais autant revendiqué leur prise de distance vis à vis de Moscou. Une opportunité pour la Chine. Elle poursuit dans la région une vaste entreprise d’interconnections à la fois numérique et ferroviaire et ne dissimule plus ses ambitions de rapprocher ainsi l’Asie centrale du Moyen-Orient qu’elle convoite également.

Sans oublier le fait que l’Asie centrale lui sert de tremplin vers le Caucase, dernier chaînon manquant qui lui permettra de relier ainsi la Turquie avec laquelle ses projets se développent et de là, la Méditerranée et ses ports comme portes d’entrée vers l’Union Européenne qui reste à ce jour son premier partenaire commercial et la première puissance économique du monde. Se faisant, elle crée à travers ce maillage un glacis dont le centre de gravité bascule subrepticement vers l’est, c’est-à-dire vers la Chine et ce, aux dépens de Moscou. Même si la Russie conserve dans la région des bases (Tadjikistan et Kirghizistan) ainsi que des garde-frontières basés au Turkménistan pour établir, officiellement tout au moins, un cordon sanitaire contre les narcotrafics en provenance de l’Afghanistan, celle-ci est en passe de perdre de sa crédibilité. La guerre contre l’Ukraine a réveillé en effet de puissants courants antirusses partout en Asie centrale, à l’exception notable du Kirghizistan où la présence russe est encore synonyme d’assurance-vie et interprétée comme le gage de sa stabilité. C’est une tendance de fond qui va de pair avec une dissociation accélérée avec tout ce qui semble rappeler le précédent russe et soviétique. Signe des temps : la langue de Pouchkine y est de moins en moins enseignée. Par contraste, la présence chinoise se renforce, sur le plan économique essentiellement. Elle est encouragée par les dirigeants de la région même s’ils constatent par ailleurs que l’opinion est traversée par des sentiments profondément hostiles à l’encontre de la Chine. Du fait de voir se substituer une forme de colonisation vers une autre d’une part et de manifester d’autre part une sympathie réelle pour les Ouïgours dont le sort est parfois assimilé à celui des Palestiniens. Qu’est-ce à dire ? La situation politique des pays de la région est fragile et les dirigeants locaux sont amenés à donner des gages à cette opinion qui n’a pourtant guère de voix au chapitre et qui est toujours prompte à s’insurger. L’indépendance qui est aujourd’hui fêtée avec fierté et comme un horizon de principe désormais indépassable peut paradoxalement, et dans l’esprit de beaucoup, être bradée au seul profit des oligarchies au pouvoir, accusées de trop grande complaisance vis-à-vis du gouvernement chinois. Les dirigeants Kazakhstanais, ouzbek, tadjik ou kirghize l’ont fort bien compris en s’essayant à une politique de bascule, parfois qualifiée de « multi vectorielle » vis-à-vis de pays occidentaux comme la France. Au reste, la diplomatie française dans la région rencontre un écho très favorable.

Y saisissant les potentiels de situation, Emmanuel Macron s’est rendu à l’issue du sommet d’Hiroshima en Mongolie tout d’abord puis, en novembre et successivement, au Kazakhstan et en Ouzbékistan avant de recevoir à l’Elysée même son homologue kirghize, comme il l’avait fait quelques mois plus tôt pour son homologue tadjike. Achat d’uranium et coopération tous azimuts visent à écarter l’ensemble de ces pays de l’hégémonie russo-chinoise. Intelligence et opportunité se sont donné rendez-vous donc. Cette politique sert à la fois nos intérêts et ceux de ces pays avec en accompagnement de cette diplomatie des petits pas, un narratif à bas bruit qui n’en est pas moins très audible. Faut-il y voir le prélude à une guérilla diplomatique menée par Paris toujours en quête d’une troisième voie et à laquelle nombre de pays appartenant à ce Sud Global, et que convoitent à la fois par les Russes et les Chinois, se montrent encore très sensibles ? Sans doute. D’autant que la région est moins encombrée qu’ailleurs par la rivalité sino-américaine ; Washington manifestant peu d’intérêt pour la région depuis le retrait catastrophique de ses derniers soldats de Kaboul en août 2021. A tort sans doute car du développement de la région dépend l’éradication du terrorisme international dont les dernières obédiences affidées à Daech et Al-Qaeda se sont repliées dans cette triangulaire que constituent le Baloutchistan, l’Afghanistan et le Cachemire. En somme, des territoires qui jouxtent non seulement l’Asie centrale mais aussi le Pakistan. La Chine l’a bien compris, elle qui mise sur une coopération soutenue avec Islamabad. En revanche, si les relations entre la France et le Pakistan restent à ce jour compliquées, il y a là un enjeu exceptionnel où la France en tant que médiateur de paix et pour des investissements futurs (c’est un pays qui, rappelons-le, a dépassé les 200 millions d’habitants) doit jouer son rôle.

L’efficacité de la lutte contre le terrorisme y serait non seulement facilitée mais les tensions entre le Pakistan et l’Inde et partant, celles opposant New Dehli à Pékin se verraient ainsi désamorcées. Aucun de ces protagonistes n’y verrait sur le court terme un intérêt tactique. Mais stratégiquement parlant, la France retrouverait pour l’Union Européenne une amplitude et une vision de long terme dont la Covid-19 nous a rappelé les terribles lacunes. Les historiens futurs nous diront donc si l’année 2023 aura été une année charnière. Ou pour conclure avec ces mots d’Hölderlin faisant dire au poète : « Avec le danger croît ce qui sauve ».

 

Publié par Atlantico.