Analyses / Asie-Pacifique
23 février 2024
Élection présidentielle en Indonésie : une continuité politique avérée ?
Le 14 février 2024, 204 millions d’Indonésiens ont été appelés aux urnes dans le cadre de la tenue d’élections présidentielle et législatives. Un scrutin très attendu dans l’archipel et en Asie du Sud-Est, à l’heure où le président indonésien Joko Widodo ne pouvait se représenter à l’issue de ses deux mandats.
Quel bilan pour le président Joko Widodo au lendemain des élections ?
Le président Joko Widodo, considéré comme un outsider lors de son arrivée au pouvoir en 2014, enregistre un bilan très positif après dix ans de présidence. Lors d’un sondage réalisé en décembre 2023, 76 % de l’opinion publique s’était dit satisfaite de la politique mise en place par le chef d’État[1].
La popularité dont le président indonésien bénéficie s’explique en grande partie par un bilan économique positif. Depuis 2014, le pays a connu une croissance économique annuelle solide, atteignant les 5 %, à l’exception des années 2020 et 2021 en raison des effets des restrictions liées à la pandémie de Covid-19. Jakarta est également parvenu à maintenir son inflation à 3,6 % en 2023 – un taux qui reste légèrement inférieur à celui de la moyenne des pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) depuis deux ans – ainsi qu’à opérer une légère baisse de son taux de chômage, ce dernier étant passé de 5,9 % en 2014 à 5,3 % en 2023. Sur cette même période, on constate également dans l’ensemble une amélioration du niveau de vie dans l’archipel, le PIB par habitant étant passé 3 500 dollars à plus de 5 100 dollars. Un constat qu’il convient néanmoins de nuancer au regard des inégalités économiques persistantes entre les îles, le niveau de vie étant plus élevé à l’ouest de l’archipel qu’à l’Est et au Sud-Est. 11 % de la population vit par ailleurs toujours sous le seuil de pauvreté.
Ce bilan économique s’appuie sur une politique développementaliste fructueuse que Joko Widodo a mis en place au cours des dix dernières années. Celle-ci repose non seulement sur le développement d’infrastructures à travers l’archipel (parmi les lesquels on compte le projet de déplacement de la capitale indonésienne de Jakarta à Nusantara) mais également sur une stratégie d’exploitation des matières premières. Une stratégie dont le pays a su tirer profit, notamment en tant que premier producteur mondial de nickel. En 2020, Joko Widodo a interdit l’exportation de nickel brut, composant nécessaire à la fabrication de batteries pour véhicules électriques, afin d’offrir au pays une place dans la chaîne d’approvisionnement mondiale et d’inciter les constructeurs automobiles étrangers à investir dans l’implantation d’usines de production de batterie en Indonésie.
Sur le plan politique, le président indonésien a été salué par les Nations unies pour avoir entamé une première démarche en faveur de la reconnaissance de crimes commis par l’État avant son mandat. Dans ses déclarations figuraient notamment la mention des massacres à l’encontre des communistes, chinois et intellectuels de gauche en 1965 et 1966 qui avait 500 000 morts, la répression des manifestations de 1998 ou encore des violations des droits humains commises dans la province d’Aceh, au Timor-Oriental ou en Papouasie indonésienne et occidentale. Une prise de parole qui a laissé sceptique des ONGs et activistes en faveur des droits humains en raison d’une recrudescence du conflit en Papouasie en 2019, ayant entrainé des affrontements violents entre Papous et autorités indonésiennes ainsi que le décès de 32 personnes. Cette région empreinte à des revendications indépendantistes depuis plus d’une cinquantaine d’années avait notamment fait l’objet d’une nouvelle répartition en quatre provinces (Papua Barat, Papua Salatan, Papua Tengah et Papua Pengunungan) par le gouvernement indonésien en 2022 afin d’en assurer une meilleure gouvernance et un meilleur développement.
À ces constatations viennent s’ajouter des signes d’affaiblissement de la démocratie sur la fin du mandat de Joko Widodo comme le soulignent certains observateurs, notamment au cours de la campagne présidentielle[2].
Un scrutin semblant annoncer une politique s’inscrivant dans la continuité de celle du président sortant
Le 14 février dernier, le candidat Prabowo Subianto et son colistier Gibran Rakabuming Raka ont remporté sans grande surprise l’élection présidentielle à hauteur de 58 % des suffrages[3], une victoire pour l’instant présumée mais qui ne devrait être confirmé officiellement qu’au cours des prochaines semaines. Si la victoire du candidat semblait plutôt assurée, un doute persistait sur sa capacité à la remporter dès le premier tour. L’ancien opposant de Joko Widodo lors des deux précédentes élections, et actuel ministre de la Défense, succédera au président sortant en octobre prochain. Cette candidature a également renvoyé l’archipel aux les heures plus sombres de son histoire puisque Prabowo Subianto est également l’ancien gendre du dictateur Soeharto (1967-1998) et qu’il a été accusé de violations des droits de l’homme alors qu’il était commandant des forces spéciales de l’armée de terre indonésiennes (Kopassus puis Kostrad de 1976 à 1998).
Comment dès lors expliquer la victoire du candidat ? Ce dernier a certes su mener une campagne très active sur TikTok à destination de la jeunesse, qui représente une part non négligeable de l’électorat indonésien[4], et qui n’a en partie pas ou peu connu le régime de Soeharto, lui permettant ainsi retirer sa casquette d’ancien général pour revêtir celle du « grand-père ». Mais c’est probablement le soutien de Joko Widodo à sa campagne qui constitue le principal facteur de sa victoire. Son colistier Gibran Rakabuming Raka n’étant autre que le fils du président sortant, celui-ci a permis à Prabowo de bénéficier de la popularité dont jouit celui que l’on appelle plus communément « Jokowi ». Par cette victoire, le président Joko Widodo sécurise son héritage politique au sein d’une coalition dont les projets semblent s’inscrire dans la continuité de ses deux mandats. Reste à savoir quelles sont les marges de manœuvre dont le futur président pourra bénéficier. Sa coalition n’a pas obtenu la majorité des sièges au Conseil représentatif du peuple (Dewan Perwakilan Rakyat) à l’issue des élections législatives. Le Parti démocratique indonésien de lutte (PDIP), arrivé en tête, a pour l’heure annoncé s’inscrire au sein de l’opposition.
Des élections méritant une attention particulière au regard d’une diplomatie indonésienne active
Au cours de son mandat, Joko Widodo s’est positionné en faveur d’une politique étrangère « libre, active et au service des intérêts nationaux ». Active, l’Indonésie l’a été sur le plan diplomatique au cours des dernières années : elle a assuré la présidence du G20 en 2022, celle de l’ASEAN en 2023 et a été invité aux sommets du G7 (2022 et 2023) et des BRICS (2023). Les principes de cette politique se sont également illustrés à l’égard du positionnement de l’archipel vis-à-vis des conflits internationaux.
En ce qui concerne le conflit à Gaza, Jakarta, qui a officiellement rejeté une normalisation des relations avec Tel-Aviv, a réitéré son soutien à la cause palestinienne. En tant que plus grand pays musulman au monde, l’Indonésie a toujours été attentive aux violences commises à l’égard des minorités musulmanes. La question palestinienne est d’autant plus sensible pour le pays qu’elle était déjà à l’agenda des discussions de la conférence de Bandung en 1955.
L’Indonésie s’est également illustrée en matière de politique étrangère dans son positionnement concernant le conflit russo-ukrainien. Jakarta a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors du vote de la résolution ES11/1 de l’Assemblée générale des Nations unies le 2 mars 2022. Joko Widodo a été le premier dirigeant asiatique à se rendre à Kiev et à rencontrer à la fois Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. L’archipel a enfin affiché sa volonté de jouer un rôle d’intermédiaire dans le conflit à travers la soumission d’un plan de paix par le ministre de la Défense Prabowo Subianto. Ce dernier suggérait la mise en place d’une zone démilitarisée de 15 kilomètres de part et d’autre de la ligne de front dont le contrôle aurait pu être assuré par les forces de maintien de la paix des Nations unies. Ce plan prévoyait également l’organisation d’un référendum visant à déterminer localement la volonté des habitants des zones contestées d’appartenir à un camp ou à un autre. Cette proposition a néanmoins été rejetée par Kiev.
Par ailleurs, depuis son indépendance et la conférence de Bandung qui a vu naître le « mouvement des non-alignés » en 1955, l’Indonésie a poursuivi sa position de non-alignement, que l’on pourrait désormais plutôt qualifier de multialignement, sur la scène internationale. L’objectif pour Jakarta à ce titre est de prioriser ses intérêts économiques et de promouvoir le multilatéralisme.
La poursuite de ce principe s’exprime notamment par la décision de l’archipel conserver sa neutralité à l’égard de la rivalité sino-américaine. Si l’Indonésie se tourne vers les États-Unis pour des questions d’ordre sécuritaires, elle regrette un désintérêt de Washington pour l’Asie du Sud-Est. À ce titre, la décision prise par le président étatsunien Joe Biden de se rendre au Vietnam plutôt qu’en Indonésie à l’issue de sa participation au sommet de l’ASEAN en 2023 (dont Jakarta assurait la présidence), a provoqué une certaine déception. L’Indonésie entretient également des liens économiques étroits avec la Chine, son premier partenaire commercial. Pékin a notamment contribué à d’importants investissements dans l’archipel, en témoigne la ligne à grande vitesse qui relie Bandung à Jakarta. La Chine est également plus engagée diplomatiquement à l’égard de l’Indonésie que son rival étatsunien puisqu’elle y envoie chaque année un représentant du gouvernement. Néanmoins, le pays demeure sur la réserve à l’égard de Pékin sur le plan sécuritaire, puisque ses revendications en mer de Chine pourraient être facteur de tensions avec l’Indonésie, qui prône une stabilité dans la région. En mer de Chine méridionale, Jakarta, au titre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, est souveraine sur les îles de Natuna ainsi que les 370 kilomètres de zone économique (ZEE) qui l’entoure. Or, une partie de ces eaux est revendiquée par Pékin, qui appuie ses revendications sur la « ligne des dix traits ». Ce désaccord territorial a été à l’origine de plusieurs épisodes de tensions entre les deux pays, notamment du fait de la présence de navires de pêche chinois dans la ZEE indonésienne.
Sa position en retrait de la rivalité sino-américaine s’est par ailleurs illustrée lorsque le président Joko Widodo a annoncé ne pas avoir remis de lettre d’intérêt pour une potentielle adhésion de l’archipel aux BRICS en août 2023. Largement considérée comme une puissance du « Sud global », Jakarta a exprimé vouloir évaluer les conséquences positives et négatives d’une telle adhésion et n’a visiblement pas souhaité envoyer de message erroné aux pays occidentaux en prenant une décision qu’elle interprète comme revenant à se ranger aux côtés de la Chine.
Au lendemain de l’élection présidentielle, Prabowo Subianto semble vouloir s’inscrire dans une certaine continuité en matière de politique étrangère, même si celle-ci pourrait prendre un accent plus nationaliste, et être marqué par un intérêt plus prononcé pour les questions de défense et de sécurité.
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[1] Sur la base d’un sondage mené du 3 au 5 décembre 2023. Lembaga Survei Indonesia, Rilis LSI 10 Desember 2023, 10 décembre 2023 : 14.
[2] L’accession du fils ainé de Joko Widodo, Gibran Rakabuming Raka âgé de 36 ans, à la candidature à la vice-présidence aurait fait l’objet d’une interférence du président dans le déroulement de la campagne présidentielle. En octobre 2023, la Cour constitutionnelle – dont la direction était assurée par Anwar Usman, le beau-frère de Joko Widodo – accordait l’éligibilité aux candidats en deçà de l’âge minimum légal (établi à 40 ans par la loi électorale indonésienne de 2017) pour prétendre à la présidence ou la vice-présidence indonésienne si ces derniers ont déjà exercé des fonctions régionales électives significatives.
[3] Selon le décompte des votes réalisé par le Centre for Strategic and International Studies (CSIS).
[4] 52% de la population indonésienne a entre 18 et 39 ans selon le British Council.