Préoccupations actuelles de la Turquie en matière de politique étrangère

9 min. de lecture

 

La dernière réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, qui s’est tenue les 11 et 12 octobre 2023 à Bruxelles, les différentes déclarations politiques qui ont suivi, en lien ou non avec le 100e anniversaire de la fondation de la République de Turquie, ainsi que l’inquiétante évolution du contexte sécuritaire international permettent de dégager, mais sans pour autant pouvoir discerner d’une manière précise un quelconque ordre de priorité, les principales préoccupations actuelles de la Turquie en matière de politique étrangère. Par ailleurs, la diplomatie très réactive d’Ankara en matière de relations internationales pourrait modifier, mais d’une manière probablement peu significative, la liste des préoccupations turques parmi lesquelles figurent en fil rouge les questions de défense.

Sur ce plan, Ankara a réaffirmé, début octobre à Bruxelles, son attachement à l’Alliance Atlantique et à la défense collective. En effet, contrairement à certaines analyses, souvent à charge, mais qui ne se focalisent que sur certains faits (comme l’acquisition des systèmes russes S-400) et qui, pour cette raison, prêtent un peu trop vite à la Turquie une volonté de s’éloigner – voire même de sortir – de l’OTAN, force est de constater que ce pays est loin d’être le plus mauvais élève de l’Alliance : nombreux personnels en poste au sein de la structure de commandement, participation au budget commun (7e rang), pourcentage du budget de la défense par rapport au PIB (1,8 %, en dessous des 2% souhaités comme beaucoup d’autres alliés), participation active à la Force de réaction, aux opérations et aux exercices, présence en Turquie d’états-majors, de centres opérationnels et de centres d’excellence de l’OTAN, ainsi que d’un centre de formation du Partenariat pour la paix. Certes, la Turquie n’est pas réputée pour être le plus facile et le plus souple des alliés comme le montrent ses difficultés récurrentes à concilier préoccupations nationales et intérêt général de l’Alliance. Elle n’a pas manqué, dans ses déclarations officielles, de rappeler qu’elle attend de ses alliés un engagement et un soutien fermes dans la lutte contre le terrorisme et insiste, depuis son éviction du programme F-35 JSF, sur la nécessité de lever les sanctions et les restrictions dont elle fait l’objet et qui ont pour effet d’affaiblir l’OTAN dans son ensemble. Elle a également rappelé l’importance de la participation des pays non membres de l’Union européenne aux initiatives de défense de cette dernière. S’agissant enfin de la Suède, le Protocole d’adhésion à l’OTAN a été signé par le président Erdoğan et a été transmis à la Grande assemblée nationale de Turquie (TBMM), à qui revient la décision finale.

Un deuxième élément important de la politique étrangère de la Turquie est la protection de ses frontières. Au-delà des dispositifs gradués, technologiques et physiques, mis en place pour prévenir et interdire tout franchissement en dehors des postes-frontière, les opérations menées par l’armée turque entre le 1er janvier et le 2 novembre 2023 ont permis, selon les chiffres fournis par le ministère turc de la Défense nationale, d’appréhender en flagrant délit de passage illégal quelques 10 974 personnes dont 560 membres d’organisations terroristes parmi lesquels figurent, toujours selon la même source, 394 « FETÖ’cu » (nom donné par l’État turc aux membres de l’Organisation terroriste Fethullah Gülen). Ces actions sont complétées par les opérations militaires terrestres et aériennes qui visent les mouvements qualifiés de terroristes implantés au nord de la Syrie et de l’Irak. Ces opérations viennent d’être prolongées pour deux années supplémentaires par décision du 17 octobre 2023 de la TBMM.

En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, qui concerne de près la Turquie dans le rôle d’acteur clé en Méditerranée qu’elle entend jouer, Ankara appelle les différentes parties à la retenue et estime que seule une solution fondée sur l’existence de deux États (solution qui n’est pas sans rappeler l’option défendue par Ankara concernant le problème chypriote) serait en mesure d’instaurer une paix durable au Moyen-Orient. Avec une opinion publique majoritairement favorable à la cause palestinienne, que les autorités politiques ont bien prise en considération comme le montre le ton très sévère utilisé pour condamner Israël, la Turquie refuse de considérer le Hamas comme un mouvement terroriste et s’est engagée, sans tarder, à apporter une aide humanitaire massive aux Gazaouis. Au 26 octobre, elle avait projeté 213 tonnes de matériels vers l’aéroport d’El-Arich en Égypte, à bord d’avions de transport militaire A-400M et C-130. Après l’explosion qui a frappé le 17 octobre l’hôpital baptiste El-Ehli, la Turquie a demandé la fin immédiate des frappes israéliennes contre les civils, l’instauration d’un dialogue positif indispensable à la mise en place d’une solution pérenne (sur la base d’un retour aux frontières de 1967), et la reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale d’un futur État palestinien. Ces positions, ainsi que le passé ottoman de Gaza, la politique du « deux poids deux mesures » appliquée par les pays occidentaux et le silence des Nations unies face aux « massacres » et aux « crimes de guerre » commis par Israël, ont été rappelées le 28 octobre par le président Erdoğan au cours d’un long discours prononcé à l’occasion du « grand rassemblement pour la Palestine » organisé à İstanbul. Enfin, face au refus d’Israël d’accepter les appels au cessez-le-feu, l’ambassadeur de Turquie à Tel-Aviv a été rappelé le 4 novembre à Ankara pour consultations.

Point important à souligner en termes de positionnement politique de la Turquie, le ministre des Affaires étrangères de la République islamique d’Iran, M. Hossein Amir Abdollahian, a été reçu 1er novembre à la fois par le président Erdoğan et le ministre turc des Affaires étrangères, M. Hakan Fidan, afin d’évoquer, entre autres, la situation dans les territoires palestiniens.

Non occulté par les actions de représailles israéliennes à l’issue de l’attaque du Hamas sur son territoire le 7 octobre 2023, le dossier ukrainien continue de mobiliser d’autant plus la diplomatie turque que l’accord tripartite sur les céréales, où le président Erdoğan s’est personnellement impliqué, qui a été suspendu par la Russie le 17 juillet 2023. Rappelant son soutien à Kiev, notamment par l’intermédiaire du Groupe de contact de l’OTAN pour la défense de l’Ukraine et son attachement à l’intégrité territoriale de ce pays, la Turquie défend une application stricto sensu de la Convention de Montreux et la nécessité de protéger les équilibres en mer Noire selon le principe dit de « propriété régionale » (bölgesel sahiplik, regional ownership), principe qui renvoie logiquement à l’annexion de la Crimée que la Turquie n’a pas reconnue. Enfin, elle a mis en place, au cours du dernier sommet de l’OTAN, un mécanisme tripartite de guerre contre les mines en mer Noire en partenariat avec la Bulgarie et la Roumanie.

En ce qui concerne les Balkans avec qui la Turquie se déclare « historiquement et culturellement liée », la principale préoccupation d’Ankara est aujourd’hui la situation au Kosovo, « pays ami et allié » selon les déclarations officielles. Elle a pris, le 10 octobre 2023, pour un an et pour la première fois depuis le début de ses opérations sur le terrain le 12 juin 1999, le commandement de la Force de l’OTAN pour le Kosovo (KFOR). Pour rappel, à la suite d’une demande émanant du Commandement de forces interarmées de Naples consécutive à des incidents entre communautés serbes et albanaises, où des soldats de la KFOR ont été par ailleurs blessés, elle a projeté au Kosovo, du 6 juin au 6 septembre 2023, un bataillon commando d’environ 500 soldats de la 65e brigade d’infanterie mécanisée de Kırklareli, brigade qui avait déjà été engagée au sein de la KFOR. Aux portes de cette poudrière balkanique, Ankara cherche à ménager ses autres partenaires régionaux et à obtenir leur soutien comme en témoigne, les 24 et 25 octobre, la visite en Serbie du ministre turc de la Défense nationale.

Les relations avec l’Azerbaïdjan occupent également une place importante dans les préoccupations turques dans le plus pur esprit du slogan « iki devlet, bir millet » (deux États, une Nation) systématiquement rappelé dans les discours officiels. Il explique, dès que la tension monte au Haut Karabagh, le soutien immédiat et inconditionnel qu’apporte Ankara à Bakou. Les visites et les entretiens bilatéraux sont nombreux et à tous les niveaux, le ministre turc de la Défense nationale s’étant, à titre d’exemple, rendu en Azerbaïdjan le 23 octobre pour assister à l’exercice militaire « Mustafa Kemal Atatürk » dont l’équivalent en Turquie, l’exercice « Haydar Aliyev », s’était déroulé il y a quelques mois, du 19 avril au 10 mai. On notera, pour souligner la grande proximité entre Ankara et Bakou, que l’Azerbaïdjan fait partie des quelques pays qui envoient régulièrement des observateurs lors des exercices militaires qui se déroulent en « République turque de Chypre-Nord », ainsi qu’aux réceptions officielles organisées par son « ambassade » à Ankara.

La Libye, « pays ami et frère de 500 ans » comme les autorités turques le rappellent souvent, fait l’objet d’une attention constante d’Ankara pour des raisons principalement géostratégiques. On rappellera, à titre d’exemple et au-delà de la relation militaire qu’entretient la Turquie avec le gouvernement de Tripoli, le mémorandum d’entente turco-libyen sur la délimitation des plateaux continentaux enregistré à l’ONU le 1er octobre 2020. À l’heure actuelle et depuis le 28 septembre, la Turquie achemine de l’aide humanitaire aux victimes des inondations en Libye, quelle que soit leur situation géographique selon les déclarations officielles, à bord d’avions de transport militaires et des bâtiments TCG Sancaktar, TCG Bayraktar et TCG Osmangazi de la marine turque.

Enfin, en matière de politique étrangère et dans la droite ligne de ce que d’aucuns appellent communément la « diplomatie des drones », la Turquie poursuit ses efforts en matière d’export de matériels militaires, incontournable pour atteindre l’objectif fixé par les autorités politiques de pouvoir disposer, dès que possible, d’une base industrielle et technologique de défense autonome. Rappelant le traité d’amitié signé le 1er décembre 1924 entre les deux pays, le ministre turc de la Défense nationale et son homologue estonien, M. Hanno Pevkur, ont signé le 18 octobre une lettre d’intention suivie, au cours de la même cérémonie, d’un protocole de coopération dans le domaine de l’industrie de défense signé par le président de l’industrie de défense turque, M. Haluk Görgün, et le directeur général du centre estonien pour les investissements de défense (ECDI), M. Magnus Valdemar Saar. Un accord pour la fourniture à l’armée estonienne de véhicules tactiques blindés à roues ARMA 6X6 et YÖRÜK 4X4 a été ensuite signé respectivement par les directeurs généraux des deux entreprises turques concernées, Otokar et Nurol Makina, pour un total d’environ 230 véhicules et un montant global de 200 millions d’euros.

Les principales préoccupations de la Turquie en matière de politique étrangère s’inscrivent dans le cadre de son activisme « tous azimuts », où le dossier chypriote, « notre problème national » (« millî meselemiz olan Kıbrıs ») selon l’expression employée par le ministère turc de la Défense nationale, occupe également une place prépondérante. Le 100e anniversaire de la fondation de la République, qui a été célébré le 29 octobre, a été l’occasion pour la Turquie de rappeler son histoire et de réaffirmer, lors des différents discours politiques, sa volonté de devenir un acteur régional et mondial reconnu et respecté. Ses positions sur les grands dossiers évoqués ne connaîtront probablement aucun changement significatif à court et à moyen terme.