Entretiens / Moyen-Orient / Afrique du Nord
4 décembre 2024
Percée majeure des rebelles en Syrie : quelles implications dans les rapports de force régionaux ?
La guerre civile en Syrie, née des mouvements de contestation arabes en 2011 et ayant causé plus de 500 000 morts, s’était progressivement gelée à partir de 2017, la ligne de front n’évoluant qu’à la marge entre les différents groupes d’opposition et le régime de Bachar Al-Assad. Le statu quo a cependant explosé depuis le 27 novembre, début de l’offensive des rebelles jusqu’alors retranchés à Idlib sur Alep, contrôlée par les loyalistes. L’affaiblissement du régime de Damas rebat les cartes du jeu régional, du fait de l’implication de puissances étrangères sur le théâtre syrien. Qui sont les rebelles ? Quel est leur objectif ? Quel est le rôle des puissances étrangères dans la reprise du conflit ? Comment impacte-t-il les rapports de force au Moyen-Orient ? L’analyse de Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS et spécialiste du Moyen-Orient.
Les forces d’opposition au régime de Bachar Al-Asad menées par le groupe Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), jusque-là retranchées à Idlib, viennent de lancer avec succès une offensive sur Alep, deuxième ville de Syrie, et avancent désormais vers le Sud. Quels sont le projet et l’idéologie des rebelles ? Dans quel contexte se tient cette offensive ?
Il semble nécessaire de contextualiser cette offensive en s’intéressant au groupe qui la mène principalement, HTS. Son principal dirigeant, Mohamed Al-Julani, est syrien d’origine. Il a pris part à la guerre djihadiste en Irak après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, en 2003. Après un séjour en prison, il est revenu en Syrie en 2011 et a participé à la fondation du Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. Assez rapidement, est apparu un différend avec Abou Bakr Al-Baghdadi, dirigeant de Daech en Irak. Celui-ci voulait en effet s’assurer la direction de l’ensemble du terrain djihadiste irako-syrien, ce qui, évidemment, n’a pas accepté par Al-Julani. Leur rupture n’est donc pas intervenue pour des raisons religieuses ou idéologiques, mais plus prosaïquement pour la répartition des responsabilités politiques, militaires et financières des groupes combattants. La direction d’Al-Qaïda a à l’époque tranché en faveur d’Al-Julani, qui s’est donc imposé sur le champ des djihadistes syriens. Un tournant majeur est ensuite intervenu en 2016, Al-Julani se détachant d’Al-Qaïda et abandonnant le nom du Front al-Nosra pour créer HTS. Était-ce le fruit d’un changement de logiciel politique ou un coup tactique ? Difficile à estimer, mais il est clair que cela a aidé Al-Julani à obtenir l’appui de plusieurs acteurs, notamment la Turquie, dans le siège d’Alep qu’il menait déjà à cette époque. Malgré cette rupture officielle avec Al-Qaïda, il faut rappeler que certains des groupes actuellement alliés à HTS sont, pour leur part, toujours liés à Al-Qaïda, par exemple le Parti islamique du Turkestan.
Pour en revenir aux évènements actuels, il apparaît important de nuancer l’appellation « djihadistes », souvent utilisée pour qualifier les membres de HTS. Nous ne sommes pas ici dans le cadre d’un djihad à la mode d’Al-Qaïda ou de Daesh en leur temps, c’est-à-dire un djihad international contre les « Francs et les Croisés ». HTS est en effet une organisation syrienne, dont l’agenda politique est proprement syrien, ce qui n’entre pour autant pas en contradiction avec le fait que son idéologie est radicalement islamiste. HTS est constituée de partisans d’un islam politique radical qui veulent non seulement renforcer leur ascendant sur la province d’Idlib – su’ils dominent depuis plusieurs années – mais aussi conquérir un maximum de terrain pour s’imposer sur le reste du territoire. Parviendront à conquérir la totalité de la Syrie ? Cela est à ce stade difficile à pronostiquer. Leur succès à Alep est incontestable, à voir si d’autres villes tomberont dans les jours ou semaines à venir. Quant à leur projet à terme, il vise à affaiblir au maximum le pouvoir central de Damas de façon à instaurer la charia ainsi que les préceptes des islamistes radicaux.
Face à cette opposition directe entre les forces du régime de Damas et HTS, quelle est la position des autres groupes armés présents en Syrie, notamment « l’Armée nationale syrienne » (ANS) soutenue par la Turquie et les « Forces démocratiques syriennes » menées par les Kurdes du YPG ?
Si HTS est en effet le fer de lance de cette offensive multiforme, il y a une autre composante importante à prendre en compte, « l’Armée nationale syrienne » (ANS). Celle-ci est davantage un conglomérat regroupant de plusieurs organisations, parfois très groupusculaires, qu’une véritable armée, ce qui est en réalité le cas de la plupart des organisations qui prennent part au conflit syrien, rendant sa lecture si complexe. À ce titre, chaque petit groupe possède ses parts de marché, s’accapare l’aide internationale et essaye de se constituer des fiefs souvent concurrents les uns à l’égard des autres. Malgré leur diversité, la dizaine de factions composant l’ANS dispose d’un point commun : le soutien militaire et financier de la Turquie. Ayant pris part aux combats dans la partie nord et nord-est d’Alep, on peut les considérer comme « co-vainqueurs », avec HTS, de la bataille – au demeurant de bien faible intensité – qui les a opposés aux forces de Bachar Al-Assad pour le contrôle de la ville. Les actions de l’ANS étant indissociables des projets de la Turquie, on peut considérer celle-ci comme largement bénéficiaire des opérations en cours.
Ce n’est pas le cas, en revanche, des « Forces démocratiques syriennes » (FDS), un tout autre groupe, incluant quelques tribus arabes, mais principalement contrôlé par le Parti de l’union démocratique (PYD), franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et principale cible de la Turquie et de l’ANS dans le conflit syrien. Les FDS sont donc extrêmement inquiètes du cours que prennent les combats actuellement, car ils risquent de couper les voies de ravitaillement entre les différentes poches qu’ils contrôlent dans le nord du pays, et de renforcer l’ANS pro-turque.
Dans quelle mesure ce dégel de la guerre civile syrienne est-il en mesure de bouleverser l’équilibre des forces au Moyen-Orient ?
On en parle peu depuis quelques jours, mais l’évolution de la situation en Syrie peut en effet modifier potentiellement une partie des rapports de force politiques, voire militaires, au Moyen-Orient, puisqu’elle brise le statu quo qui existait dans le pays depuis 2017-2018. Ce statu quo s’était matérialisé à travers l’accord tripartite d’Astana, qui associait l’Iran et la Russie, soutiens de Bachar Al-Assad, et la Turquie davantage liée aux rebelles. Les trois pays s’étaient « réparti les tâches », les deux premiers coopérant et assurant la protection de Damas tandis que la Turquie assurait la gestion d’Idlib, siège des rebelles. Cela ne signifie pas bien sûr qu’HTS est aux ordres de la Turquie. Il s’agit d’un rapport indirect, basé sur des compromis locaux, comme cela existe souvent dans les pays en situation d’États faillis comme la Syrie l’est quasiment actuellement. Turquie, Iran et Russie s’accordaient pour que la ligne de front ne puisse pas changer sans négociations et compromis, résolution que l’offensive d’HTS et de ses alliés a balayée ces derniers jours, ouvrant une nouvelle séquence du conflit.
Un deuxième paramètre permettant de comprendre l’évolution du rapport de force dans la région est la tentative, depuis environ deux ans, de normalisation entre Ankara et Damas. Celle-ci s’inscrit dans un dessein géopolitique plus général promu par Recep Tayyip Erdoğan de réconciliation avec nombre d’États arabes avec lesquels il s’était brouillé : Émirats arabes unis, Arabie saoudite, et plus récemment Égypte. Malgré le soutien de la Russie à cette perspective de normalisation entre Ankara et Damas, Bachar Al-Assad, aveuglé par l’hubris de son apparente victoire, s’y était jusque-là constamment opposé, exigeant en préalable le retrait des troupes turques occupant plusieurs enclaves du nord de la Syrie dans le cadre de leurs combats contre les FDS, ce à quoi la Turquie se refuse totalement. L’offensive des rebelles pourrait radicalement modifier cette situation. La débandade des forces de Damas, fuyant Alep sans combattre, pourrait en effet pousser Bachar Al-Asad à revenir sur sa position, notamment sous la pression de la Russie, dont on peut imaginer qu’elle conditionnerait son appui à Bachar Al-Assad à la condition qu’il accepte enfin une normalisation entre Damas et Ankara. La Turquie sort donc pour le moment en position de force de cette crise, qui lui permet de progresser dans la mise en œuvre de ses deux préoccupations principales en Syrie : établissement d’une zone tampon tout au long de la frontière turco-syrienne permettant de contrôler les FDS proches du PKK, et renvoi des plus de 3 millions de réfugiés syriens vivant sur son sol, dont la présence est de moins en moins acceptée en Turquie.
L’affaiblissement de Bachar Al-Assad sur le théâtre syrien est aussi plutôt vu d’un bon œil par Israël. Le ravitaillement du Hezbollah libanais par l’Iran, que Tel-Aviv souhaite stopper, passe en effet par la Syrie, et Damas est l’un des principaux points d’appui de l’Iran dans la région. Pourtant, l’État hébreu avait longtemps semblé préférer le maintien de Bachar Al-Assad à une arrivée au pouvoir de groupes islamistes et djihadistes à sa frontière. Sa stratégie semble aujourd’hui s’être modifié, visant à pousser ses pions au maximum pour affaiblir l’Iran, son obsession, quitte à prendre le risque que des groupes islamistes ne s’emparent de Damas.