Analyses
7 mars 2024
Mistral dans le giron de Microsoft : le défi du rattrapage européen dans l’IA reste ouvert
L’entrée de la startup française Mistral AI dans le giron de Microsoft suscite des critiques politiques en Europe. En championne de l’open source, l’entreprise avait récemment milité pour un assouplissement de l’AI Act, avant d’annoncer son revirement vers un modèle fermé. Pour autant, son succès technique dans le développement de modèles fondamentaux, avec des moyens limités, démontre le potentiel de rattrapage de l’Europe, et de divers acteurs mondiaux. Pour atteindre une certaine autonomie, il resterait cependant à surmonter une difficile équation économique, qui pousse les startups les plus prometteuses dans les bras de la Big Tech. L’analyse de Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.
Le succès de Mistral AI pointe la capacité de rattrapage technique dans la course à l’intelligence artificielle (IA)
De nombreux observateurs avaient tendance à penser que l’Europe devait se cantonner à un rôle d’utilisateurs des modèles d’IA américains pour développer divers types d’usage et d’applications. Sur le plan technique, le succès de Mistral confirme l’opportunité d’une IA relativement économe au regard de ce que fait la Big Tech en termes d’utilisation de données, de moyens financiers et humains.
Mistral AI est parvenu en quelques mois à développer des modèles d’IA qui talonnent en performance ceux d’OpenAI, Google et Meta, avec des moyens certes conséquents, mais incroyablement plus limités que ceux des géants américains. Cela est particulièrement marquant sur le plan des effectifs, avec sa trentaine d’employés. Il s’agit d’une prouesse de la part de cette équipe, mais cela éclaire aussi la nature de la technologie qui sous-tend l’explosion de l’IA générative.
En plus de nouvelles architectures de réseaux de neurones (transformers), les progrès spectaculaires de l’IA depuis une petite décennie sont surtout liés à l’utilisation d’une quantité de données et d’une capacité de calcul phénoménales. Tout en prenant cette vague d’explosion quantitative, Mistral creuse aussi le sillon d’une ingénierie d’IA plus fine, qui lui a permis de s’établir sur la scène mondiale en un temps record.
Dans un contexte de crise éducative et de désindustrialisation aiguë, il reste possible de mobiliser des compétences issues des meilleures formations, pour rivaliser avec les géants technologiques mondiaux. Au-delà même de l’enjeu de l’autonomie européenne, ce constat technique est riche d’enseignements sur la course mondiale dans le domaine. Le rattrapage et la concurrence dans l’IA sont possibles, à condition d’offrir les capacités de financement, mais aussi de débouchés, dans la durée.
L’entrée de Mistral dans le giron de Microsoft illustre la difficile équation économique d’une IA indépendante et ouverte
Après s’être présentés en champions des modèles ouverts, open source, réutilisables par tous, les dirigeants de Mistral ont décidé que leur nouveau modèle le plus performant serait fermé, qui plus est suivant un accord de distribution avec Microsoft, qui prend au passage une participation dans l’entreprise. La voie de l’open source avait propulsé la probabilité de l’entreprise auprès des développeurs, en parallèle d’autres modèles ouverts comme LLaMa de Meta, face au modèle désormais radicalement fermé de la malnommée OpenAI.
D’ailleurs, c’est précisément sur la base de cette évolution qu’Elon Musk, qui avait participé au lancement d’OpenAI, a récemment annoncé poursuivre l’entreprise de Sam Altman en justice. Derrière l’ironie des attaques de l’exubérant milliardaire, il est vrai que, comme en témoigne sa structure labyrinthique, OpenAI présente un fossé entre sa vocation initiale, fondée sur l’open source et la recherche, et sa finalité actuelle, purement commerciale. La question de l’emprise de la Big Tech sur l’IA est particulièrement sensible pour l’Europe mais se pose évidemment aussi aux États-Unis.
Comme pour OpenAI, l’accord de Mistral avec Microsoft entérine son succès technique et sa popularité. L’entreprise française lance d’ailleurs un chabtbot, nommé « Le Chat », sur le modèle de ChatGPT. Cependant, ce partenariat enterre, pour l’heure, le rêve d’une IA européenne open source et indépendante.
Au-delà des attaques virulentes des derniers jours contre les dirigeants de l’entreprise, il convient de s’interroger sur l’environnement économique européen. Le problème reste celui des perspectives de développement, de financement et de débouchés commerciaux nécessaires à un positionnement de pointe dans le numérique. Ces difficultés et la puissance de frappe des géants numériques amènent irrémédiablement les startups qui réussissent à entrer dans leur orbite. C’est cet aspect économique qui a transformé la prouesse technique de Mistral, qui aurait pu marquer un tournant vers l’autonomie, en déconvenue stratégique pour l’Europe.
Au-delà de la défiance face au lobbying, une approche flexible de la réglementation de l’IA reste indispensable
L’AI Act répond à un besoin évident de réglementation et d’encadrement des risques liés à l’IA. Pour autant, sa genèse compliquée a rendu les éléments de l’accord particulièrement tortueux. Ses auteurs avaient manqué la révolution de l’IA générative et se sont lancés dans un travail titanesque d’adaptation l’an dernier.
L’idée de se positionner en gendarme numérique du monde, en se souciant trop peu de l’offre technologique du continent, pose en elle-même un risque existentiel à l’économie européenne et à son autonomie compétitive. Surtout, avec sa difficile application aux évolutions techniques futures, l’AI Act risque plutôt de servir les intérêts de la Big Tech, qui a les moyens d’aborder ces labyrinthes réglementaires. L’entrée de Mistral dans l’orbite de Microsoft semble en fait plutôt le confirmer.
Mistral avait milité fermement, à la fin de l’année passée, pour l’assouplissement de l’AI Act, en particulier en ce qui concerne les modèles fondamentaux d’IA générative open source. On peut naturellement penser que l’entreprise avait alors déjà envisagé son virage vers un modèle fermé, en partenariat avec Microsoft. Pour autant les concessions consenties en réponse aux objections des gouvernements français et allemand, défendant leurs entreprises nationales comme Mistral et Aleph Alpha, concernaient surtout l’open source, qui bénéficiera ainsi d’une plus grande latitude. Bien que l’on puisse déplorer le revirement de Mistral, son lobbying a surtout débouché sur un assouplissement de l’AI Act qui pourrait, à certaines conditions économiques, encourager l’émergence future de ses propres concurrents open source.