Manifestations en Équateur : symbole d’un revirement annoncé ?

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À la suite de l’annonce de plusieurs réformes en Équateur, la population s’est fortement mobilisée dans tout le pays, conduisant à de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. En réaction, le président Lenín Moreno a décrété l’état d’urgence. L’analyse de la situation et de son impact en Amérique latine par Guillaume Long, chercheur associé à l’IRIS.

Comment comprendre le mouvement social qui se déploie subitement en Équateur ? La situation d’état d’urgence est-elle inédite pour le pays ?

Le mouvement social en Équateur est consécutif aux annonces de réformes économiques et sociales du président Moreno. Il y a trois volets distincts.

D’une part, la fin des subventions étatiques sur le prix du carburant, avec pour conséquence une augmentation de 123% du jour au lendemain. Celle-ci a un effet très sensible dans un pays comme l’Équateur puisque les subventions touchent non seulement le carburant servant au transport individuel, mais aussi au transport public et à celui des denrées alimentaires, qui ont subi une hausse de prix généralisée.

D’autre part, une réforme du droit du travail avec notamment la réduction des congés payés des fonctionnaires de 30 à 15 jours.

Enfin, le président Moreno a annoncé une réforme dans le domaine macro-économique, moins visible, mais tout aussi grave, car l’Équateur est une économie dollarisée et donc très sensible à la chute de capitaux. Il y avait auparavant un impôt sur les capitaux sortant du territoire pour éviter la fuite des devises, qui a été supprimé. Des barrières commerciales ont été enlevées et l’entrée des importations a été libéralisée, ce qui veut aussi dire que plus de dollars sortiront du pays. Cela peut mener à une crise et même remettre en cause le système financier de dollarisation du pays qui pourrait s’écrouler.

La réaction immédiate de la population a été l’organisation d’une grève générale avec blocage des axes routiers dans vingt provinces sur les vingt-quatre du pays. Cela a été suivi par une grande manifestation étudiante, puis par celles des populations indigènes, des syndicats, etc. Ces manifestations sont les plus grandes observées depuis la chute du gouvernement Gutiérrez en 2005. La réaction du gouvernement Moreno a été de déclarer « l’état d’exception » (l’équivalent de l’état d’urgence) pour soixante jours renouvelables, ce qui signifie la suspension des garanties constitutionnelles. La Constitution contemple l’état d’exception pour des échéances extrêmement graves : invasion, guerre civile ou catastrophe naturelle. Pour ce dernier cas de figure, des états d’exception ont déjà été déclarés, mais seulement à échelles régionales. C’est la première fois qu’il est décrété au niveau national pour des manifestations. L’impact est très grave et peut entraîner la militarisation des rues, des arrestations arbitraires, la censure des médias, etc. La situation est très inquiétante et met en péril les droits de l’homme et la démocratie en Équateur.

Ces manifestations, notamment ciblées contre la hausse du prix du carburant, sont accompagnées de protestations contre les réformes du Code du travail. Peut-on y voir une contestation plus générale de la politique de Lenín Moreno, qui a mené l’Alianza País, parti de gauche fondé par son prédécesseur Rafael Correa, vers le centre de l’échiquier politique ?

On peut voir derrière ces manifestations le ras-le-bol de la population, qui subit depuis deux ans et demi des politiques d’ajustement structurel néo-libérales très agressives : suspension de certains droits, de prestations sociales, etc. Depuis l’arrivée de Moreno au pouvoir en 2017, on voit un virement vers la droite néo-libérale, qui cherche à réduire le rôle de l’État et le poids des impôts. Il y a eu une énorme amnistie d’impôts pour les plus riches de la société. Dans le même temps, le pays a subi un déficit fiscal, ce qui a obligé le gouvernement à s’endetter auprès du Fonds monétaire international. Le FMI a ainsi accordé un prêt de 4,2 milliards de dollars, mais en exigeant une réduction des dépenses de l’État et du fonctionnariat, ce qui a entraîné de nombreux licenciements. C’est un énorme contraste avec la période précédente, celle du Président Correa, qui fut une période d’avancées sociales, de réduction des inégalités et de croissance économique. Le gouvernement Correa avait doublé le PIB en dix ans, et ce sans faire de réformes néo-libérales.

L’Alianza País n’existe presque plus en tant que parti : les soutiens de Rafael Correa se sont recentrés autour du parti Révolution citoyenne, tandis que Moreno n’avait plus que 14 % d’avis favorables dans les sondages avant même l’annonce des réformes. Lenín Moreno est aujourd’hui très affaibli. Mais qui capitalisera sur sa faiblesse ? Vu la persécution juridique contre Correa qui est en exil en Belgique, et contre le « correisme » en général et ses dirigeants, il est difficile de prédire ce qui pourrait se passer.

Quelles peuvent être les conséquences de la situation en Équateur sur la scène régionale ? Que nous dit-elle sur la séquence politique et géopolitique qui s’y joue ?

Depuis le début du XXIe siècle était observée une grande vague « rose » sur le sous-continent, ayant mené au pouvoir des gouvernements de gauche. Puis la droite est revenue en force à partir de 2015, constituant un véritable tournant. Mais celle-ci ne se porte pas très bien aujourd’hui. Elle rencontre des problèmes économiques, comme en Argentine ou en Équateur, du fait, en partie, du retour en force du FMI et de ses recettes impopulaires, mais aussi techniquement questionnables. Et cette droite ne profite pas de majorité parlementaire dans la plupart des pays où elle contrôle l’exécutif. Les sondages sont à la baisse et pourraient donc entraîner une nouvelle bascule de l’échiquier politique.

Le 27 octobre verra d’importantes élections en Argentine, qu’Alberto Fernandez, candidat du centre gauche, devrait remporter. C’est important dans la mesure où le gouvernement actuel, celui de Macri, est une sorte de chef de file de la droite libérale en Amérique latine et du fait qu’en Équateur les reformes de Moreno sont très inspirées de celles faites en Argentine sous la tutelle du FMI. Elles entraînent, pour autant, le même type de conséquences catastrophiques sur le plan social, économique et politique. Un revirement politique en Argentine et les grandes manifestations en Équateur signalent peut-être le début du déclin de ce nouveau cycle néo-libéral dans la région, qui pourrait être plus court que beaucoup d’analystes présageaient. Ce qui est certain, c’est que la crise politique équatorienne alimentera encore plus l’instabilité et la polarisation que subit actuellement l’Amérique latine.

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