Analyses / Observatoire des élections en Afrique de l’Ouest
15 juin 2023
Le Sénégal à un point de bascule. Des droits et des libertés en danger
Au-delà de l’affaire Sonko et des dissensions politiques, les droits humains sont plus que jamais en danger et les civils sont les premiers affectés. Malgré une récente accalmie à Dakar et dans les grandes villes du Sénégal, des violences policières, des enfermements abusifs et une restriction des libertés fondamentales, dans un contexte préélectoral, ont marqué les esprits.
Frustration et ressentiments : une jeunesse dans la rue
Depuis les émeutes de mars 2021, les rues sont régulièrement prises d’assaut par une population excédée. Loin d’être une conjoncture politique et sociale passagère, les confrontations entre forces de l’ordre et populations civiles sont de plus en plus rapprochées et se généralisent autour d’un même schéma : une population harassée qui sort dans la rue et manifeste son mécontentement croissant et une réponse par la répression et l’usage excessif de la violence. Une frustration généralisée muselée qui s‘inscrit dans une fracture politique entre les partisans du pouvoir établi et forces de l’opposition.
Suite au verdict condamnant le leader d’opposition Ousmane Sonko pour « corruption de la jeunesse » et qui paraissait au départ pour des accusations de viol et menaces de mort, de nouvelles vagues de violence sont survenues le jeudi 1er juin 2023 avec encore une fois de nombreux affrontements entre forces de l’ordre et manifestants dans la capitale et plusieurs autres villes du Sénégal (Ziguinchor, Bignona, Saint-Louis, etc.). Ce qui est reproché, ce sont, dans un premier temps, les procédures de justice expéditive pour les opposants politiques et toutes formes de critiques du pouvoir de Macky Sall. Plus que des manifestations pro-Sonko, c’est un régime de corruption endémique et d’arrestations arbitraires qui est contesté. Les médias, les intellectuels et les associations de défenses des droits humains ont alerté sur une potentielle dérive autoritaire du Président Macky Sall et dans une stratégie de 3e mandat à l’approche des prochaines élections de 2024.
Ajoutée à cela, la situation socio-économique est préoccupante et la crise sanitaire liée au Covid-19 a significativement interrompu une forte croissance et impacté les perspectives économiques du pays. Les ménages se sont appauvris et les inégalités accrues. L’effet de la crise en Ukraine a fait grimper le prix des denrées alimentaires et des biens de première nécessité. Au niveau de l’accès à la santé, malgré de nombreux efforts, le Sénégal reste un pays où il y a un fort manque en structures adaptées et une relative insatisfaction des besoins sanitaires. Encore une grande part de la population n’a pas accès aux services sociaux de base, se retrouve dans une insécurité alimentaire et fait face à des pénuries d’eau. La jeunesse, quant à elle, est particulièrement touchée par un manque d’insertion professionnelle et d’accès à des structures éducatives de qualité. Au Sénégal, le chômage avoisine les 22% pour une population qui a majoritairement moins de 25 ans. Si la jeunesse représente un des grands défis, la classe politique sénégalaise peine à s’en saisir et à l’intégrer comme une des grandes priorités de l’agenda politique.
Une jeunesse en quête d’opportunité et avide de changement, un manque d’inclusivité de la croissance économique, une perte de légitimité du pouvoir en place et un affaiblissement des institutions, sont autant d’ingrédients qui cristallisent les ressentiments dans le pays.
Des droits et des libertés en danger
Entre le 1er et le 5 juin 2023, à Dakar et dans plusieurs grandes villes du Sénégal, les rues se sont embrasées et les manifestations lourdement réprimées. La décision de peine de deux ans de prison du « leader des jeunes » Ousmane Sonko ne pouvait qu’être contestée dans une atmosphère de tension et de durcissement du pouvoir. Durant cinq jours, les manifestations violentes ont paralysé le pays. Du côté des forces de l’ordre, le recours à la force est totalement disproportionné et l’usage des armes à feu ne s’est pas limité à son caractère dissuasif. Durant la première nuit d’insurrection, entre le 1er et le 2 juin, 9 morts ont été comptabilisés et de nombreux blessés. Au bout de trois jours, les émeutes ont fait officiellement 23 morts d’après la Croix-Rouge sénégalaise et Amnesty International (dont au moins 3 enfants). En réalité, les manifestants font état d’un bilan provisoire de plus de 30 personnes tuées entre le 1er et le 3 juin. Aux dizaines de morts s’ajoutent de nombreux blessés, soit plus de 36 policiers et gendarmes et 390 manifestants blessés.
Ces faits de brutalité policière et d’atteinte à la dignité humaine à l’encontre des civils sont aussi représentatifs d’une dégradation globale des droits humains et d’un recul des libertés fondamentales ces dernières années au Sénégal. Une violence de la part des forces de l’ordre qui s’est totalement banalisée depuis le début des tensions politiques faisant d’eux des forces de la répression.
Un mois avant les dernières émeutes, le 10 mai 2023, Ngor fut le théâtre de violents affrontements entre la population et la police. Cette manifestation, qui concernait au départ un litige foncier, s’est conclue par des tirs à balles réelles et la mort d’une jeune adolescente, les riverains quant à eux parlent de trois morts. Ce qui est décrié à ce moment-là, c’est le communiqué de presse du ministère de l’Intérieur qui conclut à un accident, la jeune fille aurait « été mortellement touchée dans l’eau, probablement par l’hélice d’une pirogue ». Suite à cet épisode, les réseaux sociaux s’enflamment, on crie au « mensonge d’État ». Plusieurs évènements de ce type démontrent que toute forme de contestation est fortement réprimée en amont de l’organisation des élections de 2024.
Lors des dernières émeutes de juin 2023, les centaines d’arrestations pour la plupart arbitraires ont marqué l’opinion publique, soit plus de 500 selon le gouvernement sénégalais, adultes et mineurs confondus, dans des conditions carcérales engorgées et particulièrement dégradantes.
Mais bien avant ces dernières manifestations, plusieurs opposants politiques, personnalités publiques, journalistes et civils ont déjà fait l’expérience carcérale pour avoir exprimé un désaccord avec le pouvoir en place ou tout simplement émis une absence de sympathie au président de la République. L’arrestation des civils devient aussi une pratique quasi systématique face à toute forme d’opposition, et l’ensemble des appareils du pouvoir est mobilisé dans ce sens.
Maître Patrick Kabou, avocat et défenseur de plusieurs personnes incarcérées abusivement selon lui, a affirmé lors d’un entretien qu’il y a au Sénégal « un non-respect des procédures judiciaires et des accusations fondées sur rien du tout ! C’est notamment le cas de l’un de mes clients, le journaliste Pape Alé Niang accusé d’avoir dévoilé des secrets défense, des accusations qui ne sont pas fondées sur des écrits juridiques. Mais c’est aussi le cas de Ndeye Maty Niang, accusée d’outrage à magistrat, appel à l’insurrection et compromission de la sécurité publique ». Maître Kabou a également alerté sur la fibre socioethnique qui caractérise certaines de ces arrestations arbitraires. En effet, selon lui, plusieurs innocents ont été arrêtés ou tués, car dit-il, ils « portent des noms à connotation « sudiste » et originaires de la Casamance. ». On compte notamment, selon lui, Ousmane Kabiline Diatta, accusé de terrorisme et représentant une menace pour la paix et la sécurité publique, ou encore Francois Mancabou, violenté durant une arrestation, envoyé à l’hôpital suite à de graves blessures qui lui ont été fatales. De plus, il ajoute que lorsque « l’on vous met ce type de chef d’accusation, on vous met un mandat de dépôt et on vous oublie ! Vous êtes incarcéré en attente d’un procès qui ne viendra peut-être pas ! » L’analyse que Maître Kabou donne de la situation actuelle du Sénégal, est que le pouvoir judiciaire ne répond plus à une certaine impartialité propre à la volonté de faire justice selon les codes de lois, mais agit « sous le mandat du pouvoir exécutif qui fait pression. L’affaire Sonko n’est plus un dossier judiciaire, mais une affaire politique que l’on défend au parquet ! » Il ajoute qu’« À chaque fois quand monsieur le président Macky Sall est dos au mur, il va à Touba (ville religieuse du Sénégal et haut lieu de pèlerinage pour la confrérie des Mourides), ce qui ne règle rien ! Le fond du problème au Sénégal, c’est la violation des droits fondamentaux et libertés individuelles, comment peut-on passer d’une manifestation pacifique à des dizaines de morts ? »
Médias, ONG, diasporas… : tous mobilisés
Malgré des réseaux sociaux suspendus dès le début des hostilités, puis restreints les derniers jours d’insurrection, ils ont joué un rôle non négligeable dans la diffusion de l’information et la production de messages de contestations. Plusieurs artistes, créateurs de contenus, sportifs, etc., ont demandé la fin des violences sous le hashtag #FreeSénégal sur Twitter, Instagram et Facebook, déjà utilisé lors des émeutes de mars 2021. C’est notamment le cas des rappeurs Dip Doundou Guiss et des membres du groupe Dara ji Family, Faada Freddy et Ndongo D, qui ont dénoncé les violences policières envers les civils, ou encore de l’humoriste Dudufaitdesvidéos qui a prôné la liberté d’expression et la démocratie. Des personnalités relativement apolitiques se sont exprimées telles que l’artiste designer Selly Rabi Kane qui a déclaré via Instagram que « La jeunesse sénégalaise est une jeunesse politique, qui est en son plein droit de juger les gouvernants sur leur gestion du pays. » Ou encore le footballeur Sadio Mané qui a demandé à ce que « Toutes les parties prenantes de la nation unissent immédiatement leurs efforts pour retrouver la paix ». De nombreux photographes ont également suivi et documenté les évènements en temps réel via le partage de contenus audiovisuels sur les réseaux sociaux (et en fonction des aléas de la connexion à Internet).
La diaspora sénégalaise de par le monde a été particulièrement impliquée dans la communication des contenus exposant des brutalités policières envers la population. Parmi les images qui ont le plus choqué, des vidéos d’enfants utilisés comme boucliers humains ou d’un commerçant voulant traverser, se faisant gifler par un policier. D’autres encore montrent des individus passés à tabac alors qu’ils ne représentaient aucune menace et parfois ne faisaient même pas partie du cortège de manifestations. Une diaspora mobilisée également physiquement à travers l’organisation de manifestations dès le 3 juin à Paris, Milan ou encore New York. En réponse à cela, les consulats de ces grandes villes ont fermé temporairement.
Dans ce contexte de restrictions des libertés fondamentales, liberté de réunion, d’expression et liberté de la presse, et de graves violations des droits humains, les ONG et associations se sont engagées sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, dans l’assistance portée auprès des victimes blessées. Très vite, les hôpitaux et structures sanitaires ont manqué de sang ; les associations sénégalaises ont participé aux campagnes de collectes de sang et à la gestion des blessés. Suite aux débordements à l’Université Cheikh Anta Diop, plusieurs initiatives de la part de structures associatives et des actions solidaires se sont également mises en place pour accompagner les étudiants afin qu’ils puissent rentrer chez eux. Plusieurs bâtiments ont brûlé au sein de l’université et les cours sont suspendus jusqu’à nouvel ordre depuis les premiers jours d’insurrection.
Les ONG présentes sur le territoire continuent d’avoir un rôle de défenseurs et de plaidoyer pour faire respecter les droits humains et contester les violences commises envers les civils. Amnesty International avait déjà signalé, lors de son rapport sur les droits humains au Sénégal 2022, une restriction des libertés de réunion et d’expression, le recours excessif à la force et les mauvais traitements exécutés par les forces de l’ordre. Suite aux derniers évènements, Amnesty International demande aux autorités sénégalaises une enquête indépendante et transparente sur les répressions meurtrières. L’ONG a alerté sur la présence d’hommes armés habillés en civil aux côtés des forces de l’ordre . Les médias nationaux et internationaux ont également relayé cette information.
Concernant le droit d’informer et la liberté de la presse, Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé des abus lors des manifestations, notamment les coupures et restrictions d’internet et des réseaux sociaux, ainsi que celle des signaux des télévisions privées notamment la chaîne Walfadjri interrompue pendant 48h. Conformément au Code de la presse sénégalais, les autorités ont le droit de suspendre certains médias pour motifs exceptionnels. Les associations de journalistes qui agissent pour la liberté de la presse au Sénégal, telle que l’Association des professionnels de la presse en ligne (APPEL), ont rappelé la nécessité de réformer le Code de la presse considérant la coupure des canaux d’information comme un abus de pouvoir. Reporters sans frontières (RSF) dénonce également les brutalités et arrestations arbitraires des reporters couvrant les troubles sociopolitiques.
Le positionnement reste difficile pour les ONG sénégalaises et étrangères qui souhaitent pouvoir continuer leurs activités et assurer leur présence sur le terrain auprès des populations bénéficiaires. Cependant, plusieurs se sont engagées à défendre les droits des victimes et alerter l’État des dangers de la situation pour les plus vulnérables. Ce fut notamment le cas de plusieurs partenaires de la protection de l’enfance, parmi lesquels : SOS Village d’enfants, Save the Children, Plan International, UNICEF, l’agence des Nations unies pour les droits de l’homme, etc. Ces organisations ont collectivement fait paraître une déclaration pour déplorer l’implication d’enfants dans les manifestations et la mort de certains d’entre eux. Il souhaite engager l’État et l’ensemble de la population à protéger les enfants en situation d’insurrection.
Quant au positionnement des religieux, des acteurs sociaux incontournables, il est ambivalent dans un Sénégal au bord du chaos. Prônant un retour au calme, la paix et la cohésion sociale, leur posture semble inchangée depuis les manifestations de mars 2021. Macky Sall a notamment rencontré lors d’une visite de médiation nocturne le 5 juin, le calife général de la confrérie des Mourides à Touba pour trouver des solutions pour « pacifier » l’espace public. Un scénario répétitif qui dure depuis plusieurs années déjà, alors que le peuple du Sénégal en deuil attend une déclaration officielle de la part du président.
Une accalmie de courte durée ?
Cette insurrection restera inscrite dans l’histoire du peuple sénégalais comme un point de non-retour. Les droits humains et les libertés fondamentales n’ont pas été respectés démontrant un recul démocratique. Alors que les familles enterrent leurs morts et que les tensions sont redescendues, ces évènements sous-entendent tout de même que les prochaines échéances électorales (si elles sont maintenues) risquent de se tenir dans un climat de tensions et de violences du même ordre. Les frustrations et ressentiments persistent et particulièrement au sein d’une jeunesse en colère. Il est important d’engager un travail de mémoire des individus, hommes, femmes et enfants, qui ont perdu la vie, été blessés et violentés lors de ces dernières émeutes et des précédentes. Sans un travail d’enquête, de justice et de résilience, l’accalmie risque d’être de courte durée.