Lampedusa : quels enjeux de l’aide en Europe ?

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  • Fatou Élise Ba

    Fatou Élise Ba

    Chercheuse à l’IRIS, responsable du Programme Humanitaire et Développement

Entre les 11 et 13 septembre 2023, plus de 6 000 migrants ont débarqué sur l’île italienne de Lampedusa, située à 150 km des côtes tunisiennes, remettant la question migratoire au centre du débat. Dans quel contexte s’inscrit ce drame humanitaire ? Quelles causes conjoncturelles et structurelles peuvent expliquer cette crise ? Quelle a été la réaction de la communauté européenne, et en particulier des États européens ? Le point avec Fatou Élise Ba, chercheuse à l’IRIS, en charge du Programme Humanitaire et Développement.

Dans quel contexte s’inscrit le drame humanitaire de Lampedusa ?

Lampedusa, île italienne de 20km peuplée d’environ 6 300 habitants, est impliquée dans les enjeux migratoires en Europe, dans la mesure où elle se situe à proximité de la Tunisie et de la Libye, premiers ports de passages des populations migrantes venant d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et du Moyen-Orient. Lampedusa est un « hotspot », c’est-à-dire un premier port d’accueil des migrants au large de l’Europe. Avant septembre 2023, l’afflux des migrants à Lampedusa avait été relativement ralenti courant 2022. Lors de la crise libyenne, l’île a accueilli 31 000 migrants sans papiers ayant traversé la Méditerranée. En 2011 spécifiquement, 11 000 personnes venaient de la Tunisie. Selon les Nations unies, le premier trimestre de 2023 a été l’un des plus meurtriers depuis 2017, avec 441 décès en mer Méditerranée, notamment pendant le week-end de Pâques où 3 000 migrants ont atteint l’Italie. Chaque année, pendant l’été, des dizaines de milliers de personnes tentent cette traversée. On compte ainsi près de 126 000 migrants arrivés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année 2023 contre environ 65 000 à la même période l’année précédente. Selon le directeur de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Antonio Vitorino, « la crise humanitaire qui persiste en Méditerranée centrale est intolérable, avec plus de 20 000 décès enregistrés sur ces routes depuis 2014. Je crains qu’il y ait une normalisation de ces décès. ».

Concernant les circonstances du drame humanitaire de Lampedusa, 6 000 migrants sont arrivés sur l’île italienne dans des embarcations de fortune entre le lundi 11 septembre et le mercredi 13 septembre 2023, 10 000 personnes environ en fin de semaine dernière. La réponse des autorités italiennes et des ONG est très insuffisante, le nombre d’habitants sur l’île étant inférieur au nombre de migrants et le centre d’accueil géré par la Croix rouge à Lampedusa était organisé à la base pour accueillir 400 personnes. Le Haut-Commissariat des Nations unies (HCR) pour les réfugiés s’est exprimé, déclarant qu’il s’agissait « du plus grand nombre de personnes arrivées sur un seul et même bateau depuis 2021, de tels chiffres pour une seule arrivée n’avaient pas été enregistrés depuis le moins d’août 2016 ». Les migrants, parmi lesquels on compte de nombreux mineurs, venaient principalement d’Égypte, du Tchad, du Maroc, de Syrie, du Bangladesh, du Soudan, du Nigéria, d’Éthiopie et du Sénégal. Pour la majorité, leur lieu de passage était Zouara, en Libye. Faute de place, la majorité des migrants et notamment des enfants en bas âge ont été obligés de dormir dehors, même si certains ont pu bénéficier de la générosité des habitants et que les autorités italiennes ont mobilisé d’importants moyens pour transférer des personnes vers d’autres ports de contingence en Sicile.

Quelles sont les causes pouvant expliquer le drame de Lampedusa ?

La bonne condition météorologique en mer est la première cause conjoncturelle. La situation a également été accentuée en raison de l’inondation et de l’instabilité en Libye, qui facilite la prolifération des réseaux de passeurs criminels. Enfin, si on s’intéresse aux causes structurelles, on peut identifier les crises et conflits émergents en Afrique subsaharienne et les graves conséquences des changements climatiques. À noter que pour le HCR, 70% des personnes déracinées dans le monde proviennent des pays les plus vulnérables au changement climatique. De tels mouvements de populations ne sont donc pas anodins et répondent également à des causes environnementales. L’extrême majorité de ces populations en migration sont en situation d’exil pour des raisons économiques et viennent en Europe dans une stratégie de survie.

Les ONG d’intervention et de défense des droits humains, dépassées face à un afflux grandissant de migrants, appellent officiellement, pour la plupart, à la responsabilité de l’Union européenne. Selon ces ONG, la pression migratoire accrue sur ces routes pourrait persister dans les mois à venir. En effet, les passeurs baissent les prix pour les migrants partant de Libye et de Tunisie dans un contexte de concurrence féroce entre les réseaux criminels. Cela a notamment été réaffirmé par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Amnesty International a souligné les difficultés des médecins et des médiateurs à prendre en charge l’ensemble des personnes. De nombreux migrants ont ainsi attendu plusieurs heures sous le soleil avant d’avoir une prise en charge médicale. En termes d’intervention, les ONG ont subi depuis 2015-2016 de fortes restrictions, notamment de la part des autorités italiennes. Amnesty International ainsi que d’autres ONG de défense des droits humains comme Médecins sans Frontières affirment que le gouvernement italien attaque les ONG qui mènent des opérations de recherche et de sauvetage, notamment par deux procédés : des inspections de longue durée des flottes de sauvetage civil et la restriction opérationnelle dans la prise en charge des migrants.

Quelle a été la réaction des États européens ?

Le Règlement de Dublin prévoit que le pays d’arrivée du migrant prenne en charge le traitement de sa demande d’asile, en vertu de l’article 51 de la Convention de Genève. Cependant, ce règlement est controversé, l’appropriation de ce texte de loi ne faisant pas consensus parmi les États membres de l’Union européenne. L’Europe peine à afficher un front commun face à la question migratoire. Le constat global est celui d’une inefficacité des mécanismes institutionnels et opérationnels en matière de prise en charge et des gestions des flux. Pour Amnesty International, les accords qui ont été élaborés en 2017 avec la Libye, puis avec la Tunisie, sont selon eux « cruels, coûteux et inefficaces face à la prolifération des réseaux criminels et de traite humaine ». En effet, le problème majeur est que l’on a toujours des difficultés à accueillir les populations en situation de migration dans la dignité.

Un plan stratégique d’urgence a été mis en place par l’Europe. Cependant, alors que l’Italie endosse le rôle de « tri de migrants » et de gestion des flux, l’Allemagne a suspendu depuis fin août l’accueil volontaire des demandeurs d’asile. Il s’agit clairement d’une remise en question de la solidarité européenne face au Règlement de Dublin. La réaction de la France est révélatrice, Gérard Darmanin ayant déclaré que « la France n’accueillera pas des migrants qui viennent de Lampedusa, sauf les réfugiés politiques ». En général, les personnes qui peuvent postuler au statut de réfugié, et donc rester sur le territoire européen, représentent entre 3% à 7% des migrants en fonction des flux. La crise de Lampedusa s’inscrit aussi dans le contexte de la préparation d’un nouveau texte de loi sur l’immigration en France, qui prévoit 4 points : proposer de créer un titre de séjour spécifique pour les métiers en tension ; mais tout de même prévoir un privilège pour les Français sur ces métiers en tension – ce qui a été réaffirmé pendant l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron le 24 septembre dernier ; améliorer l’intégration des personnes ayant demandé un droit d’asile et ayant obtenu ce statut ; et un durcissement des délivrances des titres de séjour pluriannuels. Par ailleurs, toujours aux vues de l’intervention d’Emmanuel Macron, la position de la France face aux flux migratoires reste fortement rigide et orientée politiquement notamment lorsqu’il a exprimé que « l’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». À l’heure où personne n’envisage une potentielle amélioration des dispositifs d’accueil des populations, on aurait plutôt tendance à vouloir améliorer la gestion des flux en Europe, ce qui est une posture totalement différente. Maintenant au niveau des instances internationales, la réaction de la France ne contribue pas à l’amélioration de son image, qui était déjà fortement dégradée et notamment devant les Nations unies. La France a été épinglée à plusieurs reprises, notamment en mai 2023 après l’affaire Nahel sur les discriminations faites envers les populations immigrées, issues d’immigration et personnes racisées ; ou en septembre 2023 suite à l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, ayant défendu la liberté des femmes à choisir leurs vêtements lors d’un discours en français devant l’Assemblée des Nations unies. Par ailleurs, la venue du pape François à Marseille n’a pas arrangé l’image de la France à l’international sur la question migratoire avec la visite du pape qui avait pour objectif, à travers son discours, d’attirer l’attention du monde sur la situation des migrants et de demander aux pays européens de faire preuve de plus d’humanité et de fratrie.

La France souhaite cependant collaborer avec la Tunisie et l’Italie, les mécanismes opérationnels de ces gouvernements d’extrême droite ne permettant pas un accueil adapté des vagues de flux aux portes de l’Europe. En revanche, on n’a pas retenu les leçons de l’aide apportée à la Libye dans la gestion des migrants. On se rend pourtant bien compte aujourd’hui que cette « aide » reste relativement inefficace et que la Libye est l’un des pays qui a le plus commis de violences envers les populations voulant s’exiler en Europe. Mais Emmanuel Macron, lors de son intervention, n’a pas non plus évoqué la nécessité de collaborer avec les pays de provenance de ces populations et notamment les États africains. Au contraire, aujourd’hui, la situation tend de plus en plus vers la mise en place d’une aide au développement française conditionnée à la gestion des départs des migrants.

La question migratoire reste une crise humanitaire dans la mesure où face à des populations démunies, l’accueil digne et la prise en compte des besoins de ces populations ne sont pas adaptés ou pas assez pris en compte par les autorités européennes. De plus, l’instrumentalisation de cette catastrophe humanitaire, qui donne lieu a de nombreuses pertes de vie humaines chaque année dans la Méditerranée, à des fins politiques et en faveur d’un discours ouvertement xénophobe, déshumanise les populations en situation de migration. Lorsque l’on aborde la « crise migratoire » dans les débats politiques, on occulte volontairement le fait qu’on estime à plus de 2000 hommes, femmes et enfants morts ou disparus en Méditerranée depuis le début de l’année. Et pour les candidats à l’exil ayant réussi à atteindre les côtes européennes, la majorité est renvoyée dans leur pays.

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