L’Afghanistan sous le régime taliban : où en est-on ?

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Quelle est la situation économique actuelle du pays sous l’autorité du chef Haibatullah Akhunzada ? Quels sont les effets de ce bouleversement politique sur la population afghane ?

Vingt ans après avoir gouverné l’Afghanistan de 1996 à 2001, les talibans ont repris le pouvoir le 15 août 2021 au terme d’une reconquête éclair qui a surpris le monde entier et les talibans eux-mêmes. Certes l’échec américain était déjà inscrit dans l’accord de Doha, signé le 29 février 2020 entre le représentant américain Zalmay Khalilzad et le négociateur taliban Mollah Baradar, mais personne n’imaginait que l’État afghan, construit et financé par la communauté internationale à coup de milliers de milliards de dollars depuis 2001, était fragile au point de s’effondrer comme un château de cartes en quelques heures et sans résistance, alors que les talibans n’étaient pas encore entrés dans Kaboul !

La mesure de rétorsion de Washington, le jour même de la prise de Kaboul, fut de bloquer tous les avoirs afghans détenus en dollars, à commencer par les 9,5 milliards de la Banque centrale d’Afghanistan, et toutes les aides transitant par le FMI et la Banque mondiale. L’effondrement économique fut immédiat et sans précédent puisque 9,5 milliards représentent la moitié du PIB annuel et que 80 % du budget de l’Afghanistan était jusqu’alors financé par des sources extérieures. Cet effondrement, ajouté à une sécheresse extrême, déclenche « la plus grave crise alimentaire mondiale » selon le Secrétaire général de l’ONU António Guterres qui estime, dès le 11 octobre, que 18 millions d’habitants sont au bord de la famine, soit près de la moitié de la population. Le 21 octobre, il estime à 660 millions de dollars le besoin d’absolue urgence, c’est-à-dire très peu quand on sait que les dépenses militaires américaines ont été de presque 300 millions par jour pendant 20 ans ! De surcroît, le froid hivernal s’est installé dès la mi-décembre avec des températures nocturnes de -10° à Kaboul et -17° dans le Hazarajat. Le 11 janvier, l’ONU fait un nouvel appel de fonds de 5 milliards de dollars, un quart du PIB, simplement pour permettre au pays de redémarrer au-delà de l’aide d’urgence, mais la communauté internationale ne réagit pas : « Un cauchemar », s’émeut António Guterres : « Le gel des températures et le gel des avoirs sont une combinaison létale ». Les sanctions imposées par Washington prennent toute la population en otage, au prétexte, précise le président américain Joe Biden, que toute transaction en dollars qui passerait par le gouvernement afghan, équivaudrait à la reconnaissance du nouvel Émirat islamique.

Et pourtant des fonds d’urgence sont disponibles, le problème étant de trouver les moyens de contourner le blocage de Washington. En octobre, l’Union européenne annonce un milliard d’euros qui seront fournis en aides directes par l’envoi de denrées alimentaires et d’abris contre le froid. Le 10 décembre, le Banque mondiale décide de puiser 280 millions de dollars dans les réserves du Fonds spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (ARTF) et de les réaffecter via l’Unicef et le Programme alimentaire mondial (PAM). Le 20 janvier, l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID) annonce une contribution de 308 millions… Mais tout cela reste compliqué donc lent et à peine suffisant face à l’urgence extrême. Au sortir de l’hiver, le désastre humanitaire est structurellement très loin d’être réglé puisqu’il n’y a pas de récoltes de printemps pour assurer la jonction alimentaire. Selon une étude du PAM publiée par l’ONU le 9 mai, « près de la moitié de la population est encore confrontée à une faim aiguë. »

Cette triple crise, monétaire, économique et alimentaire, n’est pas de nature à assouplir le régime des talibans. En reprenant le pouvoir, ils avaient trois défis à relever : éviter une crise économique, former un gouvernement ouvert à des segments non talibans de la population, et assurer la sécurité en neutralisant les réseaux terroristes de l’État islamique Khorasan province (EIKP, version afghane de Daech). Ils ont jusqu’à présent échoué sur chacun de ces trois points. En réalité les talibans ont, 20 ans après leur chute en 2001, retrouvé un pays qui reste rural à 72 % de la population, là où ils sont à l’aise, mais dont la capitale Kaboul est devenue une mégalopole de 5 millions d’habitants qu’ils ne reconnaissent plus et ne savent pas gérer. Qu’y a-t-il de commun entre un jeune taleb de 35 ans qui, depuis ses 15 ans, n’a rien connu d’autre que les armes et les combats, et des jeunes Kaboulis, garçons et filles, qui n’ont jamais connu les talibans au pouvoir, mais utilisent des ordinateurs, naviguent sur les réseaux sociaux et déambulent librement dans les rues ? Kaboul a été pendant 20 ans le bénéficiaire prioritaire de la manne financière internationale jusqu’à créer un déséquilibre supplémentaire avec le reste du pays. La deuxième plus grande ville, Kandahar, compte à peine plus de 600.000 habitants ! Tout cela est perceptible au sein même du pouvoir et de l’élite talibane : qu’y a-t-il de commun entre un Sirajuddin Haqqani, chef du réseau terroriste éponyme, devenu ministre de l’Intérieur, et le vice-premier ministre Abdul Ghani Baradar, qui a négocié avec habileté les accords de Doha et s’est familiarisé avec la bienséance des conférences internationales ? Et qu’y a-t-il encore de commun entre cette élite et la base combattante qui n’attend de la victoire que les butins de la guerre, et peine à passer du djihad à la gestion civile du pays ?

Le gouvernement présenté en septembre dernier est le résultat de tous ces malentendus. Abdul Ghani Baradar avait depuis longtemps promis un gouvernement d’ouverture et de paix, nous avons un gouvernement replié sur la seule nomenclature talibane, plutôt homogène dans la reconquête du pays, déjà fissurée à l’épreuve du pouvoir.

Dans ces conditions, aucun pays n’a reconnu le nouvel Émirat islamique d’Afghanistan, pas même ceux qui, craignant davantage Daech que les talibans, lui étaient par pragmatisme favorables, comme la Russie, la Chine, la Turquie, les républiques d’Asie centrale, les États du Golfe, et même l’Iran ! D’autant que Daech a en effet repris vigueur en avril et multiplié les attentats meurtriers (près de 300 tués en un mois) à Kaboul, mais aussi dans les villes du nord en bordure de l’Asie centrale.  Quant au Pakistan dont les médias continuent par habitude de dire qu’il est maître du jeu, il fait en réalité face à de sévères affrontements de frontière.

En réponse à toutes ces incertitudes, sociologiques, économiques, alimentaires, terroristes et politiques, les talibans sont plutôt en mode crispation qu’en mode ouverture, d’où les dernières interdictions d’accès des jeunes filles à l’école, et l’obligation pour toutes les femmes de revêtir à nouveau la burqa et d’être accompagnées par un homme de la famille lorsqu’elles sortent de chez elles.

Les talibans ont relancé la guerre contre l’opium. Quelle est l’importance de la culture du pavot par rapport aux productions de blé et de safran en Afghanistan ? Quelles peuvent être les conséquences de cette interdiction pour l’économie et la paysannerie afghane ?

Akhunzada, chef suprême des talibans, a en effet interdit la culture du pavot, le 3 avril dernier. Une surprise ? Pas vraiment, et pourtant presque tout le monde croit que les talibans ont été les grands promoteurs du pavot quand ils étaient au pouvoir de 1996 à 2001, et qu’ils n’auraient aucune raison de ne pas recommencer, ce qui n’est pas exact. Déjà en 1998, Mollah Omar avait déclaré l’opium non islamique et  la production de pavot avait alors chuté de 4.600 tonnes en 1999 à seulement 185 tonnes en 2001, selon le rapport de la mission de l’ONU pour le contrôle des drogues en Afghanistan (UNDCP)  ; les cartes du rapport montrent d’ailleurs que ces cultures résiduelles étaient situées dans le Badakhshan, non contrôlé par les talibans mais par l’Alliance du nord du commandant Massoud ; ça dérange un peu les idées reçues, mais c’est ainsi. Tout cela pour dire que la culture du pavot n’est pas l’apanage des seuls talibans, mais de tous ceux qui sont engagés dans la guerre et doivent la financer, qu’ils soient de célèbres « seigneurs de guerre » comme Massoud dans le nord-est, ou Rashid Dostum dans le nord ou Ismaël Khan à l’ouest, ou les talibans au sud.

Alors bien sûr, dès le retour en guerre des talibans pour reprendre le pouvoir perdu en 2001, la production a de nouveau explosé, de 185 à 3 400 tonnes en un an, et a même crevé les plafonds en 2007 avec 8 200 tonnes. 80 % des terres de la province du Helmand, bastion des talibans, sont alors semées en pavot, au détriment du blé qui requiert beaucoup plus d’eau que le pavot et rapporte 10 fois moins.  Ainsi, les revenus des opiacés représentent bon an mal an de 12 et 15 % du PIB. Selon un communiqué de la Croix-Rouge du 22 mars dernier, « la moitié des terres normalement ensemencées en blé étaient en jachère à la fin de la période de semis en décembre, à cause de la sécheresse persistante ». C’est l’équation fatale de la faim, de la drogue et de la guerre, qui mine aujourd’hui le pays. Et les surfaces cultivées en Safran, l’épice la plus chère du monde qui pourrait être une culture de substitution, sont de 40 fois inférieures à celles du pavot.

Le 16 avril, des raids aériens pakistanais ont fait plus de 40 morts dans la province de Khost en Afghanistan. Depuis l’arrivée des talibans au pouvoir les tensions semblent s’accroitre aux frontières. Quel bilan peut-on dresser des relations diplomatiques entre les deux pays frontaliers depuis l’arrivée au pouvoir des talibans ?

Ce retour des tensions entre Pakistan et Afghanistan, pour des raisons très complexes, est actuellement le plus grand défi de sécurité régionale. Car il s’agit d’un vieux contentieux de frontière, autour de la ligne Durand, sujet diplomatiquement tabou, mais qui fait pourtant l’objet de violences récurrentes depuis 75 ans. Cette fameuse ligne de démarcation entre l’Empire britannique des Indes et l’Afghanistan, avait fait l’objet de 4 traités entre 1893 et 1921, et c’est au nom de l’héritage de ces traités, en droit international, que le Pakistan en avait fait sa frontière de jure, au moment de sa création en 1947, ce que les régimes afghans successifs, y compris celui des talibans en 1996-2001, ont toujours refusé, au nom d’un autre droit, celui de récupérer les territoires dits « usurpés » (selon le mot de l’ancien président afghan Daoud -1973-78) afin de réunir en un « Grand Pashtounistan » les tribus pashtounes séparées par cette ligne Durand, l’argument juridique étant par ailleurs que le texte des traités définit les « sphères d’influence » (sic) entre Britanniques et Afghans, mais jamais une frontière internationale stricto sensu… Or, c’est exactement ce qu’a récemment ressorti Zahibullah Mujahid, porte-parole du gouvernement taliban, cité par le quotidien DAWN du 3 janvier : « La frontière est illégale et la question de la ligne Durand est non résolue ».

Or cette question est l’obsession des militaires car le rêve national pashtoune d’une réunification menace l’intégrité territoriale du Pakistan. Le général Naseerullah Babar qui fut ministre de l’Intérieur de Benazir Bhutto de 1993 à 1997, et le principal instigateur du mouvement taliban, ne faisait pas mystère lors de nos entretiens, qu’en retour il attendait des talibans qu’ils sécurisent d’abord la turbulente zone tribale transfrontalière, et à terme, une fois fermement installés au pouvoir, qu’ils reconnaissent la Ligne Durand comme frontière internationale. Non seulement le vœu ne fut jamais exaucé, mais les talibans d’aujourd’hui le retournent contre le Pakistan.  Que s’est-il passé entre temps ?

Entre temps, il y a eu la naissance du Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP), en 2005, un avatar des talibans afghans, fondé au Waziristan dans la tribu Mehsud, et composé d’une vingtaine de groupes autochtones, mais aussi d’Ouzbeks, de Tchétchènes, de Ouïghours, c’est-à-dire toutes les cellules locales d’Al-Qaïda à l’origine des attentats massifs qui ont frappé le Pakistan entre 2007 et 2014. Or, chassé par l’opération militaire pakistanaise Zarb-e-Azb après 2014, le TTP était passé du côté afghan, d’où il a participé à la reconquête talibane afghane, et revient maintenant en force dans son fief au Pakistan. Cela signifie trois choses : d’abord une aubaine pour Kaboul qui s’était engagé à Doha à rompre avec Al-Qaïda, et trouve ainsi le moyen  de l’éloigner, mais de très mauvaise augure pour Islamabad qui retrouve la fournaise terroriste à sa frontière, et enfin une terrible ambiguïté dans la relation bilatérale entre l’Afghanistan et le Pakistan, tout simplement parce que le Waziristan pakistanais est depuis 30 ans une place forte du réseau afghan Haqqani et un continuum territorial, mais transfrontalier de la province afghane de Khost, fief d’origine des Haqqani. Cela veut dire que le TTP et les réseaux Al-Qaïda sont des purs produits de Jallaluddin Haqani, mort en 2018, mais père de Sirajuddin Haqqani, actuel ministre de l’Intérieur afghan. Et c’est bien par Sirajuddin, à la fois ministre de l’émirat afghan et maître du dispositif transfrontalier « Af-Pak » de la terreur, que la puissante armée pakistanaise essaie désormais de négocier la paix sur la frontière ! En vain puisque le TTP, revigoré sous l’autorité de Noor Wali Mehsud, a déjà obtenu les ralliements de groupes autochtones affiliés à al-Qaïda, tels les Jamaat-ul-Ahrar, Hizb-ul-Ahrar, Lashkar-i-Jhangvi et Lashkar-e-islam, proclame que la victoire des talibans afghans sera répliquée au Pakistan, et attaque régulièrement l’armée pakistanaise des deux côtés de cette ligne de fracture qu’est la ligne Durand, à l’instar d’ailleurs des talibans afghans avec qui il n’a pas rompu. Excédée, l’armée pakistanaise a mené un raid aérien létal dans la province afghane de Khost, comme un avertissement brutal à la famille Haqqani et ses affidés du TTP.

Ce n’est pas la première fois que le torchon brûle entre Islamabad et Kaboul à cause de la Ligne Durand, c’est cette fois plus grave que d’habitude compte tenu des autres éléments de détérioration de la situation afghane et régionale, dont nous avons vu ici quelques aspects, mais la communauté internationale détourne le regard, sans doute parce que l’idée reste tenace chez presque tous les commentateurs que le Pakistan est le mentor des talibans qui lui sont entièrement soumis. Si ce fut vrai, ça ne l’est plus vraiment ! Il est urgent de revoir nos grilles de lecture si nous voulons comprendre la suite.

 

 

 

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