La guerre de l’information : la doctrine française de lutte informatique d’influence (L2I)

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En octobre 2021, le ministère des Armées a dévoilé ses Éléments publics de doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I), une doctrine visant à encadrer les opérations d’influence des armées, menées par le Commandement de la cyberdéfense (ComCyber), afin d’atteindre à la « supériorité dans l’espace informationnel ». La publicisation de cette doctrine arrive fort à propos, alors que la « couche sémantique » du cyberespace s’apparente de plus en plus à un champ de bataille[1], et que les forces armées françaises sont prises à partie lors de leurs opérations, comme récemment au Mali, où une campagne de désinformation en ligne visait à faire croire que les militaires français s’étaient livrés au massacre de civils.

On voudrait livrer ici trois réflexions à propos de cette doctrine : ce qu’elle indique de la place des armées françaises dans l’histoire de la « subversion » et de la « contre-subversion » ; la manière dont les opérations d’influence s’insèrent dans le droit international ; et, enfin, la place centrale qu’y occupent les plateformes de réseaux sociaux[2].

 

Subversion, anti-subversion, contre-subversion

La L2i s’inscrit dans le traditionnel triptyque : subversion, anti-subversion, contre-subversion, c’est-à-dire des techniques de lutte non conventionnelles qui se réfèrent habituellement aux mouvements de résistance, de sédition et terroristes, et qui ont connu un premier développement lors de la Seconde Guerre mondiale, puis lors de la guerre d’Indochine[3]. On parlait alors, côté français, plutôt de guerre psychologique, un type de lutte qui s’est amplifié et structuré durant la guerre d’indépendance algérienne. En l’occurrence, la L2i conjoint subversion et contre-subversion, puisqu’il s’agit, d’une part, de tromper un adversaire, de renverser ses idées, ses valeurs, ses perceptions (subversion) ; et d’autre part, de contrer les menées subversives de l’adversaire en employant ses méthodes et en les retournant contre lui. C’est pour cela qu’on parle de contre-subversion, par opposition à l’anti-subversion qui, elle, prépose l’emploi de moyens conventionnels.

C’est là un terrain éminemment instable, puisque l’objectif, pour un État comme la France, est d’employer des instruments de lutte qui sont de facture milicienne, au lieu même où la frontière entre civils et militaires s’estompe, à la fois quant à la nature des combattants et des cibles et quant aux buts de guerre. Rien d’étonnant, ce faisant, que ce type d’ambiguïté ait été particulièrement exploitée par des acteurs se tenant à la frontière, poreuse, entre légitimité étatique et illégitimité séditieuse. L’exemple le plus éloquent, dans notre histoire nationale, est l’OAS (l’Organisation de l’armée secrète) qui, pendant la guerre d’indépendance algérienne, était composée de nombreux militaires séditieux qui étaient, par ailleurs, des spécialistes de la guerre psychologique.

L’ambiguïté tient en ceci que dans un tel brouillage des repères, il n’est plus tant question de « conquête des cœurs et des esprits », selon la célèbre formule, que de manipulation. Et, plus exactement, de manipulation de la population, en tant que cette population constituerait, en tout ou partie, un ennemi potentiel, précisément parce que la frontière civilo-militaire perd de sa pertinence. C’est ici, fondamentalement, que s’avère difficile une analyse exhaustive de la licéité ou de l’illicéité d’une opération d’influence au regard du droit international.

 

Le droit applicable

Les opérations d’influence représentent un quasi-impensé juridique. Il n’existe pas de traité ou de loi internationale coutumière qui traite directement des opérations d’influence.

Quelques textes qui s’en rapprochent, néanmoins : ceux relatifs au jus in bello (le droit des conflits armés), le droit international relatif aux droits de l’homme et le jus ad bellum (le droit à la guerre). Pour chacun de ces domaines du droit, les opérations d’influence sont présumées licites, si tant est qu’elles ne franchissent pas un certain seuil d’interdiction, relativement élevé, du reste.

Jus in bello

Dans le cas des conflits armés, l’affaire est plutôt simple. Une opération d’influence (OI) doit respecter le droit de la guerre. Certaines règles peuvent malgré tout entrer en contradiction avec ce type d’opération. Par exemple, l’article 51(2) du Protocole I aux Conventions de Genève, qui interdit les actes ou les menaces de violence dont le but premier est de provoquer la terreur de la population civile. Sont également interdits les « actes suscitant la confiance d’un adversaire pour lui faire croire qu’il a droit à la protection des règles du droit international applicable dans les conflits armés, ou qu’il est obligé de l’accorder, avec l’intention de trahir cette confiance ». Par exemple, il ne serait pas permis de manipuler des données ou la perception d’un adversaire pour le pousser à attaquer des civils, en lui faisant croire que ces cibles sont « légales ».

Mais, en règle générale, les interdits sont rares, beaucoup plus rares qu’en l’absence de conflit armé. D’ailleurs, le Manuel de droit de la guerre américain, pose qu’une OI peut « encourager des combattants ennemis à faire défection, déserter ou se rendre » et qu’elle peut aussi « encourager l’insurrection parmi la population civile ennemie ». Ce qui serait beaucoup plus aventureux en l’absence de conflit armé.

Droit international relatif aux droits de l’homme

Pour ce qui est des droits de l’homme, trois articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) peuvent éventuellement freiner la possibilité de mener des OI : l’article 17 sur le droit à la vie privée (notamment si les OI comportent, en matière de renseignement, du profilage et de la surveillance d’individus), l’article 18 sur la liberté de conscience (§2 : « Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix »), et l’article 19 sur la liberté d’expression (si les IO comprennent des opérations de censure trop larges).

Des exceptions demeurent, néanmoins, notamment relatives à la sécurité nationale, mais elles ne sont pas absolues. Par exemple, l’article 20 du même texte précise qu’il n’est pas possible de mener une OI qui inciterait à la guerre, au génocide, ou à « la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ». Ce qui peut rendre compliqué certaines opérations, lorsque les adversaires forment une ethnie, par exemple, et que l’identification d’un adversaire peut s’apparenter automatiquement à la désignation d’une ethnie, d’une communauté religieuse ou d’une nationalité particulière.

Jus ad bellum

Pour ce qui est du droit à la guerre, on se situe dans un domaine un peu plus instable, puisqu’on sort du cadre d’un conflit armé. En règle générale, les opérations d’influence sont admises. Si on se réfère au Manuel de Tallinn, par exemple, il pose que la propagande et les opérations psychologiques sont, en soi, présumées licites. Mais elles peuvent s’avérer illicites dans plusieurs cas, par exemple si elles incitent à la violence, si elles visent à manipuler les élections, à déstabiliser des systèmes financiers nationaux ou à dégrader des systèmes cyber.

Le point important, en la matière, c’est de ne pas enfreindre l’article 2(4) de la Charte des Nations unies, qui indique que « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. ». Un cas limite, par exemple, ce serait une OI visant à manipuler des individus pour qu’ils s’organisent en groupes armés et s’attaquent à un gouvernement. Dans les faits, toutefois, ce n’est pas si simple. Par exemple, en 1991, même quand G. H. Bush, pendant la guerre du Golfe, appela l’armée et le peuple irakiens à se soulever contre Saddam Hussein et que s’ensuivit le soulèvement des Kurdes au Nord et des chiites au Sud, aucun État n’a protesté de ce que les paroles de Bush constituaient une violation de cet article. Autrement dit, pour tomber sous le coup de l’article 2(4), le message devrait être très explicite et spécifique, dans son contenu comme dans la cible qu’il vise, et qu’il constitue le facteur direct de la situation de subversion. À l’inverse, cela signifie aussi que le droit à la légitime défense (article 51 de la Charte) ne pourrait que difficilement être invoqué en réaction à une opération d’influence.

Une OI se doit aussi de respecter le principe de non-intervention dans les affaires intérieures ou extérieures d’un État[4] et, de surcroît, de ne pas user de méthodes coercitives[5]. Reste à déterminer dans quelles conditions l’on peut parler de coercition. En règle générale, cela nécessite qu’un État ne puisse raisonnablement pas résister à la pression d’un autre État et que l’État cible se retrouve soumis à l’État agresseur, d’une façon qui permette à ce dernier d’atteindre ses objectifs. Du reste, c’est la définition qu’a retenue le gouvernement australien, l’un des tout premiers à s’être doté d’une doctrine de lutte informatique d’influence. Pour atteindre ce niveau de coercition, il faudrait donc qu’une IO vise à susciter des soulèvements de grande ampleur contre un gouvernement, ou à affecter la stabilité financière d’un État, ou encore à priver l’État de la capacité effective de gouverner, de sorte que ces opérations bénéficient à l’État agresseur.

Par ailleurs, il est à noter que les contre-mesures à des opérations d’influence adverses, en règle générale, sont considérées comme illicites, mais « excusées », sous plusieurs conditions : les IO doivent être attribuées à un État et doivent avoir enfreint l’article 2(4) de la Charte des Nations unies ou le principe de non-intervention et, potentiellement, le principe de souveraineté. De plus, pour être considérées comme licites, elles doivent être proportionnées et temporaires et précédées d’une injonction à l’État attaquant de satisfaire à ses obligations internationales. Elles ne peuvent en outre résulter en une violation des droits de l’homme ou de toute autre norme péremptoire du droit international en général. Les contre-mesures ne peuvent pas non plus user de la force. Mais sur ce dernier point demeure la question de l’OTAN qui, en 2014, a indiqué que l’article 5 du traité, sur la défense collective, pouvait être invoqué en cas de cyberattaque. Est-ce qu’une IO pourrait être concernée ? La question, semble-t-il, est ouverte.

 

Les partenariats

Selon la L2i, il faut « favoriser les partenariats », notamment « avec l’apport des entreprises spécialisées dans le numérique ». C’est un point fondamental, car, d’une certaine manière, la L2i est pratiquement conditionnée à la bénévolence des grandes plateformes de médias sociaux (Facebook, YouTube, Twitter, etc.). Or ce sont ces entreprises qui ont mis au jour les opérations d’influence de l’armée française au Sahel, en décembre 2020, et qui ont supprimé les faux comptes supposés affiliés à l’armée (de même que des comptes affiliés à la Russie).

Ces partenariats posent donc une série de problèmes :

  • Ils se traduisent par une dépendance opérationnelle de l’armée à l’égard d’acteurs non étatiques et étrangers.
  • Ces acteurs sont eux-mêmes soumis à un ensemble de contraintes et de dépendances à l’égard du Gouvernement fédéral, ne fût-ce que parce qu’elles participent à ses propres opérations d’influence. Par exemple, plus de la moitié des contrats liant Facebook à l’État fédéral américain ont été passés avec l’US Agency for Global Media, l’agence de propagande du gouvernement à l’étranger.
  • Ces acteurs dépendent également de la bonne volonté des États pour continuer à opérer sur les différents marchés nationaux. Par quoi préféreront-ils, sans doute, en général, bloquer ou prévenir ce type d’opérations, d’autant plus qu’ils sont, par ailleurs, sous la pression des pouvoirs publics en matière de lutte contre la désinformation – le Digital Services Act est en cours de finalisation.

En outre, certaines de ces plateformes (Facebook et Google) ont signé l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace. Ces entreprises sont aujourd’hui des partenaires de différents États dans la lutte contre la désinformation. En France, la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information indique précisément que les « opérateurs de plateforme en ligne (…) mettent en œuvre des mesures en vue de lutter contre la diffusion de fausses informations susceptibles de troubler l’ordre public ou d’altérer la sincérité (…) des scrutins », notamment par la « lutte contre les comptes propageant massivement de fausses informations » (article 11).

Par conséquent, ces entreprises se trouveront empêtrées dans un faisceau d’injonctions contradictoires, de sorte qu’il est légitime de poser la question des « intérêts » qu’elles privilégieront. Et, dans cette configuration, l’armée française ne représente qu’un acteur parmi d’autres, qui entrera de fait en concurrence pour emporter la bienveillance, la coopération et le soutien des grandes plateformes.

 

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[1] Cf. Céline Marangé et Maud Quessard, Les guerres de l’information à l’ère numérique, Paris, PUF, 2021.

[2] Cet article est issu d’une intervention à la RightsCon, le 10 juin 2022.

[3] Cf. François Cochet et Olivier Dard (dir.), Subversion, anti-subversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve, 2010.

[4] Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur les relations amicales et la coopération entre États, 1970.

[5] Cour internationale de justice, affaire Nicaragua, 1986.