Analyses
30 mars 2020
La chloroquine sera vendue par des criminels
Malgré la pandémie actuelle, nous nous apercevons, au fil des lectures de l’actualité, que les mafias, si elles sont confinées, ne sont pas inactives. Bien au contraire : vols, détournements, contrefaçons, escroqueries… La terminologie moderne et technique nous aide d’ailleurs dans la compréhension du phénomène. Les mafias sont en effet des organisations criminelles transnationales.
Organisations, car elles fonctionnent comme des entreprises avec les mêmes outils de gestion, les mêmes stratégies, les mêmes problématiques parfois.
Criminelles, car leurs activités sont avant tout… criminelles. Elles se complètent, cependant, de plus en plus par des affaires légales.
Transnationales, car elles font fi des frontières et sont présentes sur la surface entière du globe, étendant leurs tentacules dans tous les recoins de la société.
Dans ces conditions, il est tout à fait opportun de se poser la question de leur rôle dans la crise actuelle et de leurs desseins dans un monde qui risque de changer certaines priorités dans les années à venir.
Les mafias dans les affaires
Les mafias agissent principalement, et initialement, dans les activités criminelles. C’est presque une tautologie de le dire. La liste est longue : trafic de drogue pour plusieurs centaines de milliards de dollars chaque année, trafic d’êtres humains, trafic d’organes, trafic d’armes, vols, contrebande, contrefaçons, cybercriminalité, crimes environnementaux, escroqueries, paris truqués… Or, depuis Al Capone et sa chute pour fraude fiscale, l’argent ainsi récolté doit nécessairement passer par des circuits de blanchiment pour pouvoir être utilisé. L’argent criminel ne peut plus être dépensé directement, ces sommes représentant annuellement des montants faramineux, de l’ordre de 2 500 milliards de dollars dans le monde.
Ainsi, les criminels doivent entrer dans le monde des affaires, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord par choix, dans le sens où, nombreux sont ceux qui désirent se retrouver au grand jour, parfois à la tête d’un empire légal. Du petit malfrat de quartier, qui compte ouvrir un commerce de détail, au baron de la drogue rêvant d’un conglomérat, les exemples sont légion. D’autre part, l’argent, une fois blanchi, doit être investi. Sur les 2 500 milliards de dollars, plus de 1 500 se retrouveront ainsi dans des participations au capital de grands groupes, dans des projets immobiliers, dans des créations d’entreprises ou encore, dans des fonds d’investissement. Enfin, la lutte contre le blanchiment s’intensifiant, il faut des montages de plus en plus sophistiqués pour échapper aux contrôles et il est alors nécessaire de multiplier les sociétés-écrans et les façades légales.
La crise de 2007 a mis au jour, de manière plus prégnante, cette réalité.
Les mafias et la crise de 2007
Noël Pons, essayiste et ancien conseiller au Service central de prévention de la corruption (SCPC), affirmait dans un entretien pour la rédaction de l’un de mes ouvrages : « La crise aggrave la situation, elle a créé un paradoxe, la trésorerie qui est devenue une denrée rare chez ceux qui seraient susceptibles de faciliter les investissements est excédentaire chez les spéculateurs et dans les structures criminelles. Donc, la seule source de financement possible est celle dont disposent les mafias. Les tentatives d’intégrer ces fonds dans les flux légitimes se poursuivront comme cela a été le cas depuis 2008. De plus, les asymétries dans les législations, dans l’application de la législation anti-blanchiment, et le besoin chez certaines banques de disposer de fonds et de résultats sont tellement présents que l’intégration de ces fonds dans leurs comptes est devenue une solution acceptable ».
La crise permet aux mafias de renforcer leurs activités criminelles tel le trafic de drogue. Le contexte anxiogène et l’accroissement de la pauvreté favorisent la criminalité. Mais elle offre aussi de nouvelles opportunités dans le secteur légal mafieux, c’est-à-dire au niveau des activités licites aux mains d’un actionnariat mafieux. La crise ayant provoqué un quasi credit crunch, autrement dit, un resserrement du crédit pour les entreprises, les seuls susceptibles d’offrir des capitaux à profusion furent les groupes criminels croulant, eux, sous les excès de liquidités. Ne considère-t-on pas la mafia italienne comme la première banque des commerçants italiens avec environ 60 milliards de prêts annuels ? À la même époque, les autorités suisses ont, par exemple, fermé les yeux sur le rapatriement de fonds des paradis fiscaux pour sauver leurs propres banques.
Même les instances officielles l’ont avoué. Le directeur de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Antonio Maria Costa, affirmait dans un article de The Observer du 13 décembre 2009 que « l’argent de la drogue a sauvé les banques pendant la crise mondiale […], pas une seule banque internationale n’a été épargnée » par le phénomène. Des dizaines de milliards de dollars ont été investis dans des multinationales qui, pour certaines d’entre elles, accueilleraient des parrains mafieux ou leurs conseillers dans les conseils d’administration.
Ces éléments connus, il est logique de se poser la question de la place des criminels dans la catastrophe sanitaire actuelle.
Les mafias et le coronavirus
Lorsque l’on intègre le cynisme et l’horreur sans limites dont sont capables les pires criminels, on peut se douter que le coronavirus va malheureusement aiguiser certains appétits malsains. Hormis l’analogie sémantique, et sans lien entre le Covid-19 et la mafia des Pouilles, créée au début des années 1980, la Sacra Corona Unita (Couronne sacrée unie), le risque est en effet important. Les faits sont déjà visibles. Dans une chronique du journal italien La Repubblica, Roberto Saviano alerte sur l’activité mafieuse au cœur de cette pandémie.
Il rappelle « qu’au fil des années, les mafias ont réussi à s’infiltrer au sommet du secteur de la santé, comme en témoigne la condamnation pour mafia de Carlo Chiriaco, qui aurait pu être à la fois directeur de l’ASL [N.D.A : Autorité sanitaire locale] de Pavie et référent de la Ndrangheta en Lombardie dans les soins de santé. La véritable affaire criminelle n’est pas de voler des masques destinés à la revente. La Turquie, l’Inde, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine et la Roumanie ont arrêté ou réduit leurs exportations de masques : 19 millions d’échantillons (dont Fpp2, Fpp3 et chirurgicaux) sont bloqués à l’étranger, dans les pays de production ou dans ceux qui transitent par l’Italie. À votre avis, qui négociera les déverrouillages et les transits ? » La question est terrible, mais tellement évidente et nécessaire. Depuis le début de la pandémie, on assiste au pillage de réserves sanitaires, à des arnaques en tout genre sur Internet, à la vente de contrefaçons de produits sanitaires ou de médicaments, à l’explosion des cyberattaques pour pirater les données… Le Bureau canadien du Crédit parle de « pandémie de fraude à venir, la Corona-fraude ! ». La suite peut s’avérer encore plus terrible.
Nous le savons, les mafias n’ont pas de règles, pas de frontières ; se moquent des contrôles, des normes ; se débarrassent d’une manière ou d’une autre de la concurrence gênante ; corrompent les politiques et autres décisionnaires véreux. C’est donc encore une fois les criminels qui risquent de garder la main. Par exemple, la polémique de la chloroquine pourrait se solder par un déferlement du produit, aux normes ou contrefait, à des prix scandaleux. Car la pénurie de l’offre, pour diverses raisons que l’on connaît, légitimes ou non, se retrouve confrontée à une demande infinie. Et les États ne peuvent pas, quant à eux, ouvrir les vannes dans la seule finalité de lutter contre les trafics. Les mafias le savent : les États respectent les lois et les procédures !
Avec la même logique, Roberto Saviano poursuit : « La pandémie est le moment idéal pour les mafias et la raison est simple : si vous avez faim, vous cherchez du pain, peu importe de quel four il provient et qui le distribue ; si vous avez besoin d’un médicament, vous payez, vous ne vous demandez pas qui vous le vend, vous le voulez. Ce n’est qu’en temps de paix et de bien-être que le choix est possible. » Les mafias ne sont limitées par aucune règle et viennent en concurrence directe et hégémonique des entreprises honnêtes. La peur, l’angoisse, la pénurie, les promesses, les espoirs vont entraîner des comportements irrationnels et parfaitement humains. C’est dans ces failles de la vie que vont s’engouffrer les pires ordures du monde criminel.
Là encore, chaque citoyen doit être individuellement, personnellement attentif. Mais on ne peut reporter toute la responsabilité sur le peuple comme c’est parfois la tendance aujourd’hui. Les autorités doivent demeurer vigilantes en encadrant au mieux les marchés, en fluidifiant les échanges, en accroissant les contrôles et en réduisant rapidement les pénuries. C’est peut-être à ce niveau que l’idée européenne pourra faire ses preuves et montrer son utilité.
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Pour aller plus loin :
Rizzoli F. (2015), La mafia de A à Z : Crime organisé, mafias, antimafia : 160 définitions pour un état des lieux, Tim Buctu Editions.
Saviano R. (2018), Piranhas (Du monde entier), Editions Gallimard.
Vernier E. (2017), Techniques de blanchiment et moyens de lutte, Dunod, 4e éd.