Gilets jaunes, Carlos Ghosn et équité fiscale

7 min. de lecture

Les Gilets jaunes ont manifesté le samedi 17 novembre dans toute la France, organisant barrages routiers et blocages de raffineries. La semaine qui a suivi a vu d’autres rassemblements se former, jusqu’au samedi 24 novembre, jour d’affrontements à Paris entre Gilets Jaunes et forces de l’ordre, avec l’apparition de casseurs et de groupes d’extrême droite. Au-delà de la manifestation d’une révolte populaire, que révèle cette jacquerie moderne ?

De la Grande Jacquerie de 1358 aux Gilets jaunes de 2018

Pourquoi parler en effet de jacquerie dans la situation actuelle ? Le terme désigne la Grande Jacquerie de 1358 et par extension l’ensemble des révoltes paysannes. Le 21 mai 1358, une centaine de paysans du Beauvaisis s’attaquent aux châteaux de leur région et, très vite, le soulèvement s’étend au Bassin parisien. C’est la plus importante et la plus sanglante des jacqueries du Moyen-Âge. Le nom vient de Jacques ou Jacques Bonhomme, qui était donné aux paysans.

Les seigneurs avaient eu besoin de ces paysans pour remettre en culture les terres abandonnées avec les épidémies de peste. Mais ils leur demandaient de plus en plus de taxes et les paysans ne voulaient plus subir cette pression financière de la part de nobles qui avaient auparavant lâchement abandonné le roi aux Anglais.

Ainsi, 660 ans séparent la Grande Jacquerie de l’actuel mouvement des Gilets jaunes, en guerre contre la hausse des taxes de carburants, revendication qui s’étend aux taxes et impôts en général et à l’augmentation des tarifs de l’énergie. Selon Jérôme Sainte-Marie, politologue, « [le mouvement des Gilets jaunes], c’est une protestation sociale, qui prend une coloration antifiscale. Mais les mouvements révolutionnaires ont toujours été animés par des revendications contre la fiscalité. Ce qui est redoutable pour le pouvoir dans les Gilets jaunes, c’est justement qu’il permet aussi bien à des gens de gauche que de droite de se mobiliser. […] Historiquement, les jacqueries sont des mouvements éruptifs, sans encadrement institutionnel, qui peuvent être violents, mais extrêmement brefs dans leur déroulé. Je ne suis pas sûr que le mouvement des Gilets jaunes perdure. Qu’il y ait d’autres initiatives de ce genre au cours du quinquennat ne me surprendrait pas. »[1] La demande principale se résume à la création d’une chambre des citoyens et à la baisse de la taxe du carburant. Mais d’où vient réellement le mécontentement ?

Les scandales fiscaux et les inégalités face au quotidien des citoyens

Depuis maintenant une dizaine d’années, les scandales fiscaux s’enchaînent à une vitesse vertigineuse. La série commence en 2008 avec UBS. Bradley Birkenfeld alerte les autorités américaines qu’UBS vient démarcher des Américains pour les aider à frauder le fisc. Entre 2000 et 2007, la banque suisse aurait ainsi permis de cacher 20 Md$. Le procès français avec notamment le lanceur d’alerte Nicolas Forissier, est en cours. En 2013 éclatent les Offshore Leaks. Les journalistes de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists) enquêtent alors sur plus de 2,5 millions de documents impliquant 130 000 personnes dans 140 pays. Dans cette affaire, 130 Français (chefs d’entreprise, professions libérales, mais aussi le trésorier de campagne de François Hollande, Jean-Jacques Augier) sont épinglés. Suit alors l’affaire des Lux Leaks fin 2014. C’est l’apparition au grand jour des tax rulings ou rescrits fiscaux. En 2015, c’est au tour des Swiss Leaks et la révélation de 100 000 noms de fraudeurs.

Le 3 avril 2016, des accusations de fraude fiscale s’abattent sur le cabinet panaméen Mossack Fonseca. Les fameux Panama Papers montrent alors que milliardaires et barons de la drogue utilisent les mêmes outils et circuits pour cacher l’argent. Il y eut aussi les Bahamas Leaks (2016), les Football Leaks (18,6 millions de documents en 2016 et de nouvelles révélations en novembre 2018) et les Malta Files (2017), démontrant à chaque fois l’ampleur du phénomène de fraude et d’évasion fiscales. Les Paradise Papers, en novembre 2017, ont permis de découvrir quant à eux que la fraude et l’optimisation fiscales via les paradis fiscaux n’étaient pas des épiphénomènes, mais un système généralisé. Ce 25 novembre 2018, les Implant Files, l’enquête internationale de l’ICIJ sur les dispositifs médicaux, enfoncent le clou.

Avec les affaires Cahuzac, Balkany, Ferrand, Sarkozy …, c’en est trop. Des Français, en colère contre le fameux « Président des riches » qui supprime l’ISF, mais pas les déductions fiscales qui en découlent, qui augmente la CSG et qui baisse les APL, refusent les augmentations de taxe sur le gazole. Le sentiment d’iniquité et d’injustice devient insupportable pour les plus fragiles, mais aussi pour ces classes moyennes qui craignent de dégringoler socialement.

La fin du consentement à l’impôt

Cela fait une dizaine d’années que je tire le signal d’alarme. Dans mon dernier ouvrage (Fraude fiscale et paradis fiscaux, Dunod, septembre 2018), j’attirais encore l’attention sur le risque de refus du paiement de l’impôt : « En France, les affaires ont décuplé ce sentiment d’iniquité poussant à réagir vivement, voire violemment. Les Français qui, petit à petit, à chaque élection, s’éloignent de la politique, finissent par la rejeter. Un ministre du Budget (Éric Woerth) trésorier en même temps d’un grand parti politique (l’UMP), un conseiller du président N. Sarkozy à l’Élysée (François Pérol) chargé du rapprochement Banque populaire-Caisse d’Épargne, mis ensuite à la tête de ce même groupe bancaire, un autre ministre du Budget (Jérôme Cahuzac) délinquant financier condamné, un conseiller du ministre de la Santé (encore Jérôme Cahuzac) consultant pour des laboratoires pharmaceutiques, un trésorier de campagne présidentielle (Jean-Jacques Augier) détenant des sociétés dans les paradis fiscaux, un ministre de l’Intérieur (Claude Guéant) qui se sert dans la caisse, un secrétaire d’État au Commerce (Thomas Thévenoud) qui ne paye ni impôt, ni facture et qui souffre de phobie administrative (sic), un couple politique médiatique (les époux Balkany) au cœur de vastes fraudes fiscales, sont des situations qui peuvent poser la question de l’éthique et du conflit d’intérêts en politique. Le vote à l’extrême-droite s’explique en grande partie par ces dérives. Le phénomène se retrouve partout en Europe avec un rejet définitif des classes dirigeantes, accusées d’égoïsme, de favoritisme et de malhonnêteté : montée du Rassemblement national en France, d’Aube Dorée en Grèce, du Parti du peuple danois, d’UKIP au Royaume-Uni, du FPÖ en Autriche, de l’AID en Allemagne, de Jobbik en Hongrie, du Vlaams Belang en Belgique, de la Ligue en Italie, du PVV aux Pays-Bas… »

De la même manière, l’OCDE rappelle le risque lié au consentement à l’impôt : l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) « fait référence aux stratégies de planification fiscale qui exploitent les failles et les différences entre les règles fiscales nationales et internationales en vue de transférer artificiellement des bénéfices dans des pays ou territoires où l’entreprise n’exerce guère d’activité réelle, mais où ils sont faiblement taxés, ce qui aboutit à une charge fiscale faible voire nulle pour l’entreprise. Bien que certains dispositifs soient illégaux, la plupart ne le sont pas. Cela nuit à l’équité et à l’intégrité des systèmes fiscaux dans la mesure où les entreprises qui opèrent dans plusieurs pays peuvent utiliser les stratégies d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices pour obtenir un avantage concurrentiel par rapport aux entreprises qui opèrent à un niveau national. En outre, les différentes affaires liées aux pratiques d’optimisations peuvent créer un sentiment d’injustice chez les contribuables et affaiblir le principe du consentement à l’impôt. »

Des textes législatifs et réglementaires sont censés réguler les excès et la fraude. Mais si sur le papier, les règles sont plus rigoureuses, c’est peu suivi d’effets sur le terrain, contrairement à ce qu’affirment certains « spécialistes ». L’argent caché dans les paradis fiscaux ne cesse d’augmenter. Les banques sont sanctionnées de plus en plus lourdement, mais continuent à accueillir l’argent criminel et la fraude fiscale dans les territoires les plus laxistes. Le dernier scandale, par la révélation des délits fiscaux et financiers de Carlos Ghosn, PDG de Renault-Nissan, ne révèle pas une meilleure efficacité de la lutte contre la fraude fiscale. En effet, la dénonciation vient de salariés eux-mêmes en délicatesse avec la justice et qui ont profité de la toute nouvelle procédure nipponne anti-mafia de négociation de peine, non d’une procédure quelconque de contrôle fiscal et bancaire. Nissan profite aussi de ce lâchage pour alléger ses propres sanctions et pour peut-être se débarrasser de Carlos Ghosn à bon prix.

Pour revenir au mouvement des Gilets jaunes, cette nouvelle affaire ne peut qu’attiser un peu plus le sentiment d’iniquité. D’un côté un patron payé en dizaines de millions de dollars qui trouve quand même opportun de frauder le fisc, de l’autre des salariés qui ont le sentiment de perdre un peu plus chaque jour une partie de leur pouvoir d’achat. Les tours de passe-passe fiscaux des multinationales, les affaires politico-financières et les cadeaux fiscaux aux plus riches comparés aux fins de mois difficiles, ne sont plus soutenables pour certains. Les citoyens refusent désormais un partage qui leur paraît inégalitaire. Le consentement à l’impôt est remis en cause. Selon le rapport 2017 d’Oxfam, les 8 personnes les plus riches possèdent autant que les 3,6 milliards de gens les plus pauvres.

———————————–

[1] L’Express, 19/11/2018.