France-Allemagne un marché de dupes ? –  Questions à Bertrand Gallicher

8 min. de lecture

 Au moment où les doutes, interrogations et jalousies à l’égard de l’Allemagne deviennent de plus en plus prégnants en France, le livre de Bertrand Gallicher, France-Allemagne un marché de dupes ? (Éditions Michel de Maule, 214 pages), remet utilement les choses en perspectives et les pendules à l’heure. A lire par tous ceux qui pensent que l’Allemagne est importante pour la France qu’ils s’en réjouissent ou qu’ils le déplorent. Pour réfléchir utilement. Bertrand Gallicher, grand reporter au service étranger de France Inter a été l’envoyé spécial permanent de Radio France à Berlin entre 2006 et 2010.

L’une des explications à la différence du taux de chômage entre les deux pays viendrait de la disparité de leur démographie. L’avantage que connaît l’Allemagne aujourd’hui ne risque-t-il pas de se tourner contre elle dans le futur ?

 

François Hollande qui m’a longuement reçu pour ce livre en semble persuadé, comme la plupart des observateurs français de l’Allemagne. Je ne partage pas cette opinion. Il faut d’ailleurs remarquer une prise de conscience sur ce sujet. La France qui connaît une progression quasiment ininterrompue du chômage depuis les années 70 se félicite en permanence de sa propre politique nataliste – très coûteuse – comme si elle y voyait un bénéfice économique évident. Aujourd’hui, on commence à peine à s’interroger sur les conséquences de l’arrivée de 150.000 jeunes français chaque année sur le marché du travail. Les Allemands ne sont pas confrontés à ce problème. Leur pays connaît un taux de chômage bien moindre, et fait venir de l’étranger la main d’œuvre dont il a besoin. Les prévisions catastrophistes de certains analystes français pour l’Allemagne – qui serait lourdement pénalisée par sa très faible natalité – me rappellent leurs sombres pronostics sur les choix économiques allemands. Ils estiment que la stratégie allemande fondée sur l’industrie et le commerce extérieur fait courir des risques à l’Allemagne, qui pourrait s’écrouler d’un moment à l’autre ! Portant avec ses 1.100 milliards d’euros d’exportations, la première économie européenne se porte comme un charme. La vision française de la démographie allemande procède de la même démarche. Certes l’Allemagne – comme la France – se trouve confrontée dès aujourd’hui au vieillissement de sa population. Mais les Allemands disposent de leviers financiers puissants pour résoudre cette question.

On met souvent en cause le manque de mobilité des salariés français dans le différentiel de compétitivité entre la France et l’Allemagne, mais vous mettez en avant une autre explication : un capitalisme familial bien plus soucieux de l’intérêt à long terme en Allemagne qu’en France. Pouvez-vous nous en dire plus ?
 

C’est toute la problématique du tissu industriel et de la culture d’entreprise, très différents dans l’un et l’autre pays. La force de l’Allemagne réside dans son Mittelstand, ces milliers de grosses PME qui constituent la force de frappe économique de la République fédérale. La structure capitalistique familiale de ces sociétés les protège des prédateurs qui pourraient vouloir les démanteler ou piller leurs ressources. Et surtout, les propriétaires de ces PME les considèrent généralement comme un patrimoine inaliénable, lié à l’histoire de la famille. Contrairement à ce que l’on voit souvent en France, l’objectif d’un patron du Mittelstand n’est pas de revendre l’entreprise quelques années après sa création afin d’empocher une grosse plus-value, mais de la conserver pour la transmettre à la génération suivante. Il s’agit donc d’un projet à très long terme, qui vise un développement à l’international et incite ces grosses PME à investir dans la recherche et développement. Il en résulte un management différent -que l’on jugerait en France un peu paternaliste – où les salariés s’impliquent dans l’avenir de l’entreprise. Dans mon livre « France Allemagne un marché de dupes ? », je cite l’exemple de la société de logistique Am Zehnhoff–Söns implantée dans le port fluvial de Bonn qui emploie 220 personnes et réalise 45 millions d’euros de chiffre d’affaires. Fondée en 1907, elle travaille aujourd’hui jusqu’en Chine. Quand l’activité a chuté de près d’un tiers en 2008 au plus fort de la crise financière, le patron a négocié avec les salariés la suppression des primes, le temps que la situation s’améliore. Il n’est pas certain qu’en France les négociations se seraient passées très sereinement dans une situation similaire.

Vous écrivez également que la pénurie de logements en France qui contraint les foyers à consacrer une part environ deux fois plus importante qu’en Allemagne est aussi l’un des freins à l’activité économique…
 

Le prix de l’immobilier en France provoque des ravages dans notre économie. Pendant la majeure partie de leur vie, les ménages urbains dépensent l’essentiel de leurs revenus pour payer un loyer ou rembourser un emprunt. Tout cet argent – qui ne correspond à aucune création de valeur mais traduit une spéculation complètement folle – manque cruellement à l’économie réelle. Ce qui contribue à étouffer toute croissance. Les conséquences de cette inflation longtemps entretenue s’avèrent également désastreuses pour les entreprises. Dans les grandes agglomérations, elles doivent payer plus cher leurs salariés. L’absentéisme lié aux distances domicile-lieu de travail augmente. Les mètres carrés de bureaux pèsent sur les comptes, au moment où le Medef s’inquiète de la faiblesse des marges des entreprises. Le prix très élevé de l’immobilier n’est pas une spécificité française, mais dans un pays dont la croissance est anémique, c’est un fléau. Cette dérive n’avait rien d’inévitable, si l’on avait choisi comme l’Allemagne une stratégie de développement équilibré, au lieu de tout concentrer en Ile-de-France et dans quelques grandes agglomérations. Pour tenter de compenser cette spéculation, on a multiplié les systèmes complexes d’aide au logement qui coûtent une fortune à l’Etat et contribuent souvent à maintenir des prix hauts. La région parisienne amalgame à elle seule le pouvoir politique, les administrations, la diplomatie, la bourse et la finance, la plupart des très grandes entreprises publiques et privées dans l’industrie ou les services, les médias nationaux, les groupes de communication, et la culture. Nombre de responsables politiques rêvent de transformer l’Ile-de-France en une agglomération de trente millions d’habitants, ce qui aurait pour conséquence une nouvelle flambée des prix en centre-ville. De ce point de vue aussi, l’exemple allemand peut être médité.

Peut-on encore parler de couple franco-allemand ?
 

C’est un couple de fait, qui sur la durée paraît indissoluble, malgré les tensions et en dépit des intérêts particuliers et parfois divergents qui l’animent. Français et Allemands n’ont d’autre choix que de travailler ensemble, après avoir décidé de se réconcilier il y a un demi-siècle avec le traité de l’Elysée. Cette union -bien plus qu’une simple alliance- est paradoxale. D’abord parce qu’elle constitue un modèle aux yeux du monde entier. Y-a-t’il beaucoup d’exemples d’anciens ennemis héréditaires, déchirés par tant de violence et partageant une frontière commune, qui parviennent à nouer des liens aussi durables ? Même si l’Allemagne -sans doute plus souvent que la France- regarde vers d’autres partenaires, ces pays quasi-mariés qui ont fêté l’an dernier leurs noces d’or se parlent encore ! Comme dans un vrai couple, des difficultés peuvent surgir si l’un des deux grimpe dans l’échelle sociale tandis que l’autre dégringole peu à peu. D’où la nervosité de l’Allemagne qui voudrait voir la France revenir à son niveau. Car les Allemands n’éprouvent aucune Schadenfreude -une joie maligne- à voir les Français plombés par le chômage, le déficit du commerce extérieur et l’absence de croissance. Ils espèrent au contraire un sursaut de la France qui profiterait aussi à leur économie. Pour l’instant, ils ne voient rien venir, s’inquiètent beaucoup et le font savoir. Mais de part et d’autre du Rhin, on tient à la spécificité de la relation franco-allemande. Lors du dîner d’Etat à l’Elysée le 3 septembre 2013, le président allemand Gauck citait une phrase ironique attribuée à François Mitterrand « Ne laissons pas les autres décider de nos divergences ». Un bon résumé du couple franco-allemand.