Fin des accords militaires entre la France et le Tchad : facteurs et enjeux d’une rupture

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Quel est l’historique des relations entre la France et le Tchad, en matière de défense et sécurité ?

Après l’accord signé en 1976 et révisé en 2019, cette coopération a été marquée par des opérations spécifiques. Parmi les plus emblématiques, l’opération Manta, mise en place au début des années 1980 et destinée à contrer les velléités d’extension territoriale de la Libye, tout en assurant la protection du régime tchadien contre les menaces intérieures. Présentée comme un acteur contribuant à la « stabilisation » du Tchad, l’armée française a été souvent désignée comme un élément soutien au régime en place, peu enclin à promouvoir des avancées démocratiques. La mise en place de l’Opération Épervier, de 1986 à 2014, a permis d’installer dans la durée la présence française, avec l’établissement de bases militaires. Ce dispositif, appuyé sur une relation dite privilégiée avec les régimes successifs, a fait du Tchad un point d’appui essentiel de la politique sécuritaire de Paris et un pôle stratégique historique de l’influence française en Afrique subsaharienne. C’est dans le cadre de cette coopération renforcée que les contingents tchadiens se sont projetés vers le Mali en appui à l’Opération Serval en 2013, pour combattre les groupes armés terroristes (GAT). Par la suite, le Tchad a hébergé le siège opérationnel de l’Opération Barkhane. En même temps que Paris s’activait à fixer sa présence militaire dans cette région, l’armée tchadienne y a acquis une réputation élogieuse dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Comment comprendre l’annonce faite par le Tchad d’une rupture des accords de coopération avec la France ?

D’abord, il faut rappeler que ce n’est pas la première fois que la présence militaire française est remise en question dans ce pays. Depuis 1975, des acteurs politiques, aussi bien de la classe dirigeante que de l’opposition, ont périodiquement réclamé le départ des forces françaises. Trois jours après le communiqué diffusé le 28 novembre dernier par le ministère des Affaires étrangères, le chef de l’État, Mahamat Déby Itno, s’est livré à une explication du texte, pour préciser que la rupture annoncée « ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle ». Il a souligné l’obsolescence d’un accord inadapté aux réalités sécuritaires, géopolitiques et stratégiques actuelles, et à la pleine expression de la souveraineté du Tchad. Pour l’heure, à la différence des pays de l’Alliance du Sahel (AES) – Mali, Niger, Burkina Faso – qui ont choisi une distance conflictuelle avec la France, le Tchad indique que sa décision ne signifie pas une rupture du partenariat historique avec la France, et la fin de la coopération sécuritaire, dans sa forme actuelle, devrait s’organiser de manière concertée et graduelle.

Dans quel contexte intérieur et régional intervient cette position du Tchad ?

Il faut la situer dans le cadre des mutations en cours dans l’espace politique depuis la mort en 2021 du président Idriss Déby Itno. Avec l’accession au pouvoir de son fils Mahamat Déby Itno, le nouvel exécutif doit composer avec les différents courants politiques et d’opinions afin d’asseoir une certaine forme de légitimité. La question est d’assurer la continuité d’un système, tout en produisant des signes de rupture attestant d’une nouvelle forme de gouvernance. À cet égard, il faut prendre en compte la centralité de la question sécuritaire dans ce pays marqué, depuis des décennies, par des épisodes de conflits politico-militaires, et aujourd’hui confronté à la problématique des GAT. Le geste du Tchad à l’égard de la France s’appuie sur deux arguments : d’une part, une relecture du fondement et de la pertinence des accords militaires empreints de l’histoire coloniale, et d’autre part, la volonté affirmée du pays à diversifier ses partenariats. Depuis 2022, l’exécutif tchadien s’est appliqué à opérer un rapprochement avec de nouveaux partenaires « stratégiques », tels que la Russie, la Turquie, les Émirats arabes unis, ou encore la Hongrie.  En arrière-plan de cette décision du Tchad, les bouleversements politiques et des recompositions d’alliances diplomatiques sont à l’œuvre dans le Sahel, et plus généralement en Afrique de l’Ouest.

Quels sont les facteurs qui ont concouru à ces bouleversements ?

On peut retenir, entre autres : l’altération de la stratégie française d’influence militaire dans le Sahel au cours des dernières années, la pression des opinions opposées au maintien des bases militaires françaises perçues comme un symbole néocolonial, les processus de diversification des partenariats engagés par les États africains, l’exacerbation des rivalités entre grandes puissances, les offensives de la Russie sur le continent, le choc et les conséquences de la guerre informationnelle engagée par Moscou dans des pays francophones au sud du Sahara…

La France pouvait-elle anticiper la décision du Tchad ?

Après le retrait forcé de la force Barkhane du Sahel en 2022, Paris avait annoncé une reconfiguration ou un redimensionnement de son dispositif militaire, notamment en Afrique de l’Ouest et centrale. L’objectif visé était celui d’une présence moins visible sur le plan militaire. En juin 2024, l’annonce fut faite d’une réduction drastique des effectifs, dans tous les pays concernés. Alors que la France est contrainte, du fait des évolutions géopolitiques, à repenser sa présence militaire dans sa dimension politique, elle a été manifestement prise de court par l’acte quelque peu spectaculaire posé par le Tchad. Peut-être parce que face aux mouvements en cours dans les pays de son ancien pré carré, elle n’est plus le maître des horloges. La décision de Ndjamena participe en quelque sorte de la fin d’une époque, celle des opérations extérieures françaises (OPEX) sur le continent.

Quel impact pourrait avoir ce retrait français pour le Tchad dans les dynamiques régionales, marquées par l’instabilité et les conflits ?

Si le Tchad peut compter sur l’expertise de ses forces de défense pour affronter les menaces sécuritaires, les autorités ont bien conscience que la lutte contre les groupes armés non étatiques ne peut se mener de manière solitaire. À court et moyen termes, la décision prise par Ndjamena ne modifiera pas sensiblement la gestion de la situation sécuritaire dans le pays et son environnement régional immédiat. Il faudra rester attentif à la manière dont les dirigeants concevront les nouvelles lignes directrices de la coopération militaire. Parmi les options probables, un reformatage de la coopération militaire avec la France, basé sur un soutien technique, logistique, ou sur des modules partenariaux stratégiques ponctuels ; à ce dernier cas de figure pourrait s’ajouter l’intégration de nouveaux partenaires comme la Russie et la Turquie, entre autres. Toutefois, un tel alliage n’offre pas, a priori, les garanties d’une compatibilité opérationnelle, voire diplomatique entre les différents acteurs extérieurs ainsi sollicités.

Dans quelle mesure les rivaux stratégiques de la France, à commencer par la Russie, pourraient-ils profiter de la nouvelle donne ?

Il serait intéressant de connaître les termes du rapprochement constaté depuis quelques mois entre les autorités tchadiennes et russes. Le Tchad pourrait-il basculer à son tour dans le protocole d’assistance de la Russie, comme celui observé actuellement dans les pays de l’AES ? Le président Mahamat Idriss Déby a tenu à préciser que « le Tchad n’est nullement dans une logique de remplacement d’une puissance par une autre, encore moins dans une approche de changement de maître ». S’il est vrai qu’un retrait de la France du Tchad pourrait constituer un gain politique supplémentaire pour la Russie dans cette région, la conjoncture interne du Tchad est, à maints égards, très différente de celle de ses voisins de l’AES. On peut douter qu’un enfermement de Ndjamena dans le seul protocole d’assistance de la Russie produise les réponses nécessaires et suffisantes à ses diverses problématiques internes. En ce qui concerne l’équation sécuritaire, l’expérience des régimes de l’AES démontre à souhait qu’une coopération exclusive avec la Russie est loin de produire les résultats escomptés. On assiste davantage à une extension de la menace et des violences terroristes qu’à leur endiguement.

Alors que le Sénégal vient également d’annoncer sa volonté de voir les troupes françaises quitter son territoire, et qu’elles ont déjà dû plier bagage du reste du Sahel, quelle place la France peut-elle encore occuper sur le continent africain ?

Il est aussi important de souligner la spécificité du cas et du contexte sénégalais. La question de la fermeture de la base militaire française et du retrait des soldats n’y est pas nouvelle. Elle a été formulée par le président Abdoulaye Wade lors de ses deux mandats, entre 2000 et 2012. Cette position du Sénégal a sensiblement alimenté les réflexions sur les bases françaises en Afrique au cours des deux dernières décennies. L’actuel exécutif, en place depuis avril 2024, a entrepris une reformulation de cette revendication, en l’intégrant dans un corpus idéologique nationaliste et souverainiste qui constitue le socle de son mandat et l’un des chapitres de ses promesses électorales. Dans le cadre de la reconfiguration de la présence militaire française, Paris avait notamment envisagé de conserver 100 soldats parmi les 350 encore présents au Sénégal. Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye préfère donc une suppression totale de la base militaire, tout en prônant une diversification des partenariats extérieurs. Cette séquence souligne symboliquement la nécessité pour Paris de solder définitivement la charge qui a toujours pesé sur une forme de présence militaire indissociable, aux yeux des opinions, du passé colonial. Il est désormais entendu que l’ostentation traditionnelle de l’outil militaire est devenue moins pertinente, voire anachronique, eu égard aux mutations en cours dans les pays concernés. La France, à l’instar d’autres puissances, est amenée à produire des options diplomatiques davantage en résonnance avec les attentes de ses partenaires africains, près de sept décennies après les indépendances. C’est peut-être à cette condition qu’elle saura, à l’avenir, conserver des marges d’actions dans un contexte africain où les rivalités entre puissances extérieures atteignent actuellement une exceptionnelle intensité.