Venezuela : un nouveau risque géopolitique pour l’Amérique latine 

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  • Jorge G. Castañeda

    Jorge G. Castañeda

    Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique

  • Carlos Ominami Pascual

    Carlos Ominami Pascual

    Chercheur associé à l’IRIS, ancien ministre de l’Économie du Chili

Jusqu’à présent, la crise au Venezuela a été analysée sous l’angle de la violation évidente des règles de base de la démocratie électorale. Cependant, une autre dimension, potentiellement plus grave, doit être évaluée et discutée : celle du risque d’implication des puissances extérieures à l’Amérique latine et à la Caraïbe.

Si l’on considère le contexte mondial au cours des dernières années, les conflits concentrés sur d’autres continents ont cédé la place à des guerres de plus grande envergure. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a entraîné l’intervention de toutes les grandes puissances d’une manière ou d’une autre. Le conflit au Moyen-Orient, qui a d’abord opposé Israël au Hamas, menace de se transformer en une guerre de grande ampleur. De plus, des conflits armés sont toujours en cours au Soudan, au Yémen et en Syrie.

La région de l’Amérique latine et de la Caraïbe représente dans ce contexte une exception notable : une « zone de paix » autoproclamée, exempte de guerres interétatiques. La dernière guerre dans la région, à savoir la très courte guerre du Cenepa entre l’Équateur et le Pérou, a eu lieu il y a près de 30 ans. Certes la violence dans de nombreux pays d’Amérique latine est endémique, flagrante et s’étend parfois sur les territoires des pays voisins, mais le fait est que l’Amérique latine a évité les conflits entre nations pendant des années. Cette retenue est particulièrement remarquable compte tenu du passé de ce territoire soumis à des confrontations internationales potentiellement explosives. La crise des missiles de Cuba en 1962 et du conflit des Malouines entre l’Argentine et le Royaume-Uni en 1982, deux cas impliquant des puissances extérieures dotées de capacités nucléaires, en sont un parfait exemple.

Néanmoins, aujourd’hui, l’instabilité au Venezuela a atteint un seuil tel qu’elle pourrait affecter la paix régionale. Harcelé par une décennie d’hyperinflation ainsi que par une escalade de la pauvreté, des maladies et de la criminalité – entraînant la fuite de millions de Vénézuéliens de leur patrie – la situation s’est aggravée en raison du refus du président Nicolas Maduro d’accepter sa défaite aux élections de juillet 2024. Nul ne doute de la détermination de Nicolas Maduro à entamer un nouveau mandat le 10 janvier, soit dix jours seulement avant que les États-Unis, qui ont une longue tradition de projection de puissance en Amérique latine, n’investissent le vainqueur de l’élection présidentielle de novembre 2024. Quel que soit le candidat qui arrivera à la Maison Blanche, il existe un risque certain de perturbation des canaux diplomatiques entre Washington et Caracas, qui ne sont déjà pas au beau fixe.

Ces relations tendues risquent d’être aggravées par la présence traditionnellement opportuniste et provocatrice de la Russie – vis-à-vis des États-Unis – dans le bassin des Caraïbes. Moscou, principal fournisseur d’armes du Venezuela depuis le régime d’Hugo Chávez, continue de renforcer ses relations avec Nicolas Maduro. Si la Russie subit de nouveaux revers dans sa guerre avec l’Ukraine, le président Vladimir Poutine pourrait envisager le Venezuela comme un moyen de secouer les États-Unis dans son propre jardin. Washington a en effet l’habitude de réagir avec force et de manière excessive aux provocations dans cet hémisphère.

À l’avenir, le Venezuela, qui possède les plus grandes réserves de pétrole au monde, sera sûrement au centre de tous conflits sur des actifs critiques. Cet élément pourrait placer le Venezuela au cœur d’une rivalité mondiale impliquant les États-Unis, la Russie et la Chine. La potentialité d’un conflit régional a été exacerbée ces dernières années par la découverte d’importantes réserves de pétrole dans la Guyane voisine, pays avec lequel le Venezuela a déjà un différend frontalier. Cette année, l’administration Biden a annoncé son intention d’accroître l’aide à la sécurité au gouvernement guyanais. Pendant ce temps, les guérilleros de l’Armée de libération nationale (ELN) ont étendu leur révolution colombienne au territoire vénézuélien. Ainsi, l’arc Colombie-Venezuela-Guyane devient aujourd’hui l’épicentre de potentielles crises entrelacées. À tout cela vient enfin s’ajouter la migration massive de près de 8 millions de personnes qui ont fui le Venezuela depuis 2014, un nombre qui continue d’augmenter.

Laisser le Venezuela devenir le théâtre d’une compétition mondiale militarisée serait une erreur stratégique monumentale. La préservation de la « zone de paix » est un élément fondamental pour le maintien et l’expansion de la démocratie en Amérique latine. Toute solution réelle et positive doit bien entendu émaner des Vénézuéliens eux-mêmes. Des acteurs extérieurs peuvent certes apporter des idées, des initiatives et des incitations, mais la formule doit être élaborée par eux-mêmes. Dans ce contexte, les grandes puissances doivent respecter le droit de la région de ne pas s’aligner sur l’une d’elles. L’Amérique latine doit veiller à ce que les dirigeants régionaux gardent la main sur toutes tentatives de solution par une voie politique et non violente. Washington doit de son côté se cantonner à soutenir les efforts des leaders régionaux visant à prévenir une crise qui pourrait déborder au-delà des frontières du Venezuela. Enfin, la région doit être capable d’agir de concert, en faveur de la démocratie, des droits humains, du multilatéralisme et de la paix, en particulier face aux dilemmes qui sont les siens. Le Venezuela est clairement l’un d’entre eux.

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Cette tribune est la version française de l’article « The U.S. and other outsiders should stay out of Venezuela »  publié par le Washington Post le 15 octobre 2024.