Trois ans après la chute de Moubarak : quel bilan ?

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  • Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS

    Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS

Cela fait trois ans que le président Moubarak a démissionné et remis ses pouvoirs au Conseil suprême des forces armées. Quel bilan peut-on faire de la situation en Egypte depuis cette date ?

La situation en Egypte est le reflet des difficultés des processus de démocratisation qui sont actuellement en cours dans certains pays du monde arabe et qui sont traversés par une onde de choc politique qui se développe depuis trois ans. Hosni Moubarak, lorsqu’il a été contraint de renoncer à ses fonctions, a cédé son pouvoir au Conseil suprême des forces armées. Celui-ci assure la première phase de la période de transition puis procède à l’organisation d’élections législatives et présidentielles, toutes deux emportées par les Frères musulmans. Ceux-ci n’ont pas été à la hauteur de leur responsabilités tant au niveau économique que politique notamment en tentant d’occuper à leur profit tous les rouages de l’appareil d’Etat. Ceci s’explique en large partie par le fait que les Frères musulmans avaient connu la clandestinité pendant des dizaines d’années et n’ont pas su s’adapter aux nouvelles responsabilités à la fois législatives et présidentielles qu’ils devaient assumer. Suite à cet échec de l’activité politique des Frères musulmans, l’armée a en sous-main procédé au mois de juin 2013 à l’organisation de manifestations populaires d’une ampleur exceptionnelle, révélatrices d’un profond mécontentement des Egyptiens. S’appuyant sur ce mouvement de protestation qui n’était guère spontané, l’armée, le 3 juillet a démis le président Morsi de ses fonctions, alors qu’il était le premier président de la république égyptienne à être démocratiquement élu. Emprisonné depuis lors sous le coup d’un procès. Depuis ce coup d’Etat, il y a une régression totale des droits démocratiques individuels et collectifs. Non seulement les Frères musulmans sont pourchassés et réprimés de façon systématique, mais également qualifiés d’organisation terroriste depuis le 25 décembre 2013, ce qui donne toute possibilité au pouvoir de prendre les mesures les plus antidémocratiques à leur encontre.
Paradoxe de la situation, on constate que ceux qu’on qualifiait du vocable de « révolutionnaires » et qui avaient soutenu l’intervention militaire au mois de juillet dernier sont aujourd’hui pourchassés à leur tour par l’armée. Je pense qu’il faut appréhender cette situation comme un retour des forces réactionnaires, l’armée en premier lieu, et en deuxième lieu des tenants de l’ancien régime de Moubarak qui apparaissent à nouveau à des postes à responsabilités. Ceci est à la fois l’expression des difficultés des processus de transition démocratique dans le pays, mais également d’une forme de régression. Les espoirs qui avaient été cristallisés au moment du départ de Moubarak il y a trois ans, n’ont pas été suivis d’effet à ce stade.

L’Egypte connaît un niveau de violence de grande ampleur depuis que l’armée a écarté du pouvoir le président élu Mohammad Morsi. Quel est le poids et le rôle de l’armée aujourd’hui ? Est-elle soutenue par la majorité de la population ?

Il existe un niveau de violence inquiétant qui s’accompagne en outre d’une sorte d’hyper nationalisme hystérique, à travers les déclarations des responsables militaires, des civils qui acceptent la loi militaire et de la majorité des médias. Nous sommes face à une sorte d’hystérie anti Frères musulmans, ce qui constitue une situation très préoccupante. Vous avez raison d’insister sur l’importance centrale de l’armée. En réalité, depuis le départ de Hosni Moubarak, elle a été contrainte, à certains moments, à des reculs tactiques, tout en restant le pivot central de la vie politique égyptienne. Le seul concurrent de l’institution militaire était les Frères musulmans qui sont aujourd’hui contraints à la clandestinité.
Un rapide rappel des faits. L’armée, en janvier-février 2011, décide brutalement de se séparer de Moubarak alors qu’il est l’un des siens. A l’époque l’armée considère qu’il vaut mieux couper une des « branches pourries » afin de sauver l’essentiel de l’édifice. D’autant plus que Moubarak voulait installer une sorte de monarchie républicaine et qu’il préparait sa succession par l’élection de son fils, Gamal. Or son fils était un partisan résolu du libéralisme économique, ce qui était contradictoire avec les intérêts de l’armée, dont on ne souligne jamais assez l’importance dans les affaires économiques du pays. Ensuite, l’armée assure une forme de transition, par l’intermédiaire du Conseil suprême des forces armées. Au cours de cette transition, l’armée montre son incompétence à gérer les affaires économiques et politiques du pays sauf sur un point : elle assure une forme de transition avec des élections à relativement libres, législatives et présidentielles, qui sont gagnées par les Frères musulmans. Ceux-ci font de piètres gestionnaires, mais sont partisans du libéralisme économique, ce qui préoccupe l’institution militaire. Au vu du mécontentement général et de la peur de l’armée de voir la situation devenir totalement incontrôlable, ils organisent le coup d’Etat évoqué précédemment. On s’aperçoit ainsi qu’à chacune des séquences qui ponctuent la vie politique égyptienne depuis trois ans, l’armée détient toujours un pouvoir de décision absolument central. Soit sous forme de compromis soit sous forme de confrontations directes, période dans laquelle nous nous trouvons actuellement.

Que peut-on espérer des prochaines élections présidentielles ?

Il ne faut rien espérer des élections présidentielles dont on comprend qu’elles sont totalement contrôlées. Comment peut-on imaginer qu’une élection présidentielle ne soit pas une parodie considérant que la seule véritable force d’opposition se trouve aujourd’hui réduite à la clandestinité ? De plus, le candidat qui va très probablement se présenter et être élu est le maréchal Sissi (jeune maréchal puisqu’il a reçu ce grade le 27 janvier, ce qui lui vaut l’onction de l’institution militaire). Quand le maréchal Sissi explique qu’il se présentera uniquement s’il ressent une forte demande de la part de la population, il s’agit là d’une façade. En outre, la nouvelle Constitution adoptée les 14 et 15 janvier prévoit, dans son article 234, que le CSFA donne son aval à la nomination ou à la révocation du ministre de la Défense pour les deux mandats présidentiels à venir. S’il est candidat, il sera élu, il y a peu de chances de se tromper sur ce pronostic. Ces élections présidentielles marqueront le retour institutionnellement codifié de l’armée en tant que centre du pouvoir, sans qu’aucun des défis, notamment sociaux et économiques qui gangrènent la société égyptienne aujourd’hui, ne soient résolus. Aucune des problématiques qui avaient entrainé le départ de Moubarak n’ont en effet été réglé et elles vont ressurgir sous des formes que personne ne peut prévoir à l’heure actuelle. La seule véritable différence, mais elle est absolument essentielle, est que les Egyptiens, au prix de mille difficultés, ont commencé à expérimenter l’exercice de la démocratie. Ceux qui ont eu la faiblesse et la naïveté de considérer que l’Egypte allait rapidement devenir une sorte de démocratie scandinave se sont évidemment lourdement trompés et illusionnés. Il n’empêche que le processus de transition démocratique en Egypte n’a pas dit son dernier mot.