Novembre 2017
Selon que vous serez puissant ou misérable… La question agricole dans le commerce mondial / Par Jacques Berthelot
À qui profite le commerce ? L’impact du libre-échange sur les relations internationalesRIS 108 - Hiver 2017
Le libre-échange n’a jamais fonctionné pour les marchés agricoles, car ils ne peuvent s’autoréguler : face à une demande alimentaire stable à court terme, la production agricole fluctue selon les aléas climatiques – qui s’intensifieront avec le changement climatique –, entraînant une variation des prix et des revenus agricoles comme des prix alimentaires. Dans ce contexte, la théorie orthodoxe s’accommodait, au nom de la multifonctionnalité de l’agriculture, de la protection agricole tant qu’elle correspondait aux intérêts occidentaux. Depuis les pharaons égyptiens, toutes les formes d’organisations politiques ont en réalité développé des politiques agricoles pour réguler l’offre à la frontière et promouvoir le stockage. C’est pourquoi, avant la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) a toléré des exceptions agricoles au libre-échange, notamment en évitant d’imposer des limites aux niveaux et types de protection à l’importation, même s’il autorisait aussi les subventions à l’exportation. Plus récemment, les objectifs du développement durable (ODD) adoptés par les Nations unies en 2015 – notamment les premier (« Éliminer l’extrême pauvreté et la faim ») et deuxième (« Éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable ») d’entre eux –, conduisent à s’intéresser davantage à l’Afrique subsaharienne, où les enjeux sont les plus cruciaux, et à comparer ses performances avec celles de l’Union européenne (UE) et des États-Unis.
La protection de l’agriculture dans l’histoire : évolution d’une exception au libre-échange
Si la protection agricole porte d’abord sur l’importation – droits ad valorem (pourcentage du prix à l’importation), droits spécifiques (tarif par tonne), droits mixtes (ad valorem et spécifiques) –, elle concerne aussi l’exportation – interdictions, taxes et restrictions, subventions – et les barrières non tarifaires. Mais l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’OMC se gardent de mentionner comme telles les aides agricoles internes, notamment découplées [1]. Ces dernières rapprochent les prix agricoles nationaux des prix mondiaux, en compensant leur abaissement au-dessous du coût de production moyen. Elles ont ainsi un double effet de dumping pour les produits exportés et de substitution à l’importation, les firmes agroalimentaires ayant moins besoin d’importer.
Paul Bairoch a montré la corrélation entre le niveau de protection agricole et le taux de croissance des pays européens de 1815 à 1913 [2]. Alors que la production agricole française a cru de 1,3 % par an de 1822-1826 à 1857-1861, période protectionniste, ce taux tombe à 0,4 % de 1857-1861 à 1889-1893, phase durant laquelle l’agriculture a été davantage exposée au libre-échange. Les importations nettes de blé en provenance des États-Unis passent de 0,3 % de la production dans les années 1851-1860 à 19 % en 1888-1892 et le prix des céréales chute de 40 % entre 1873 et 1896, entraînant un effondrement des revenus agricoles. Les agriculteurs représentaient alors 50 % des actifs et l’industrie n’a pas pu absorber le sous-emploi agricole résultant de la dépression. Le recul du pouvoir d’achat des agriculteurs a alors eu pour conséquence un ralentissement de la croissance industrielle. Avec le retour du protectionnisme et le quasi-arrêt de l’importation des céréales, les productions agricoles et industrielles retrouveront des taux annuels de croissance respectifs de 1 % et 2,8 % de 1889-1893 à 1909-1913.
De 1962 – date d’entrée en vigueur de la politique agricole commune (PAC) européenne – à 1994 – avant la création de l’OMC en 1995 –, la Communauté économique européenne (CEE) a privilégié les prélèvements variables à l’importation, les céréales, la viande bovine et les produits laitiers ne pouvant entrer à un prix inférieur au prix rémunérateur pour la majorité des agriculteurs. La figure n° 1 illustre les mécanismes à l’œuvre pour les céréales : le prix indicatif était le prix de gros fixé par la CEE pour la campagne agricole – de juillet à juin – en s’efforçant de l’atteindre par des prélèvements variables et des achats, qu’elle stockait à un prix minimum, dit d’intervention, plus des subventions à l’exportation (« restitutions »).
La différence entre le prix indicatif et les frais de déchargement et de transport jusqu’au marché de gros de référence correspondait au prix de seuil et le prélèvement variable représentait la différence entre le prix de seuil et le prix CAF à l’importation. Globalement, les prix des céréales en Europe ont été le double du prix mondial de 1970 à 1990. Comme les rendements du blé et du maïs ont respectivement augmenté en moyenne de 135 et de 120 kilogrammes par hectare et par an durant cette même période, soit plus vite que la consommation intérieure – d’autant que l’importation très peu taxée de substituts aux céréales dans l’alimentation animale (manioc, corn gluten feed, pulpes d’agrumes, etc.), de 18,5 millions de tonnes (Mt) en 1992 par exemple, a chassé du marché intérieur les céréales de la CEE (18 Mt en 1992) –, il en a résulté une accumulation de stocks invendables achetés aux prix d’intervention. Et les 29,2 Mt de céréales exportées en 1990 par la CEE à 12 États membres ont nécessité 2,846 milliards d’euros de restitutions, soit 97,40 euros – alors appelés ECU (Unité de compte européenne) – par tonne ou 64 % du prix FAB [3] à l’exportation de 151,80 euros.
Durant cette période, les États-Unis ont de leur côté privilégié les quotas à l’importation. Ils n’avaient signé l’accord du GATT en 1947 que parce qu’il leur permettait de protéger et subventionner leur agriculture. Ils avaient ensuite obtenu le 5 mars 1955, après avoir menacé de se retirer du GATT en cas de refus, une dérogation spéciale pour protéger leurs produits agricoles régis par l’Agricultural Adjustment Act (AAA) de 1933 [4]. Cette dérogation « temporaire » est restée en vigueur jusqu’à la création de l’OMC, en 1995, et a été utilisée pour limiter les importations de sucre, d’arachides et de produits laitiers. Ce qui n’a pas empêché Washington de faire parallèlement pression sur l’Australie pour des « restrictions volontaires aux exportations » de viande bovine dans les années 1970 et 1980.
Mais l’internationalisation croissante des firmes agroalimentaires et les conséquences sur la balance agroalimentaire américaine de la forte appréciation du dollar au début des années 1980 ont fait converger les intérêts des États-Unis et du Groupe de Cairns [5] pour faire rentrer l’agriculture dans le rang libre-échangiste du GATT avec le cycle de l’Uruguay, démarré en 1986. Le président de la Commission européenne de l’époque, Jacques Delors, l’a accepté à condition que soient également libéralisés les services internationaux, sur lesquels la CEE pensait gagner plus qu’elle ne perdrait sur l’agriculture. Washington et Bruxelles réformaient parallèlement leurs politiques agricoles, tout en négociant de façon bilatérale les règles de l’Accord sur l’agriculture (AsA), dans lequel ils classaient les soutiens [6] agricoles en différentes boîtes – rouge, orange, bleue et verte – selon leur degré supposé de distorsion des échanges [7]. Seuls les soutiens des boîtes rouge et orange ont été astreints à réduction, à des taux supérieurs pour les pays développés que pour les pays en développement autres que les pays les moins avancés (PMA), non astreints à réduction. Mais comme la majorité des pays en développement, y compris les PMA, n’avaient pas notifié au GATT en 1994 de soutiens orange, ils n’ont eu droit qu’à accorder des soutiens dits de minimis – 10 % de la valeur de la production d’un produit pour un soutien spécifique par produit et 10 % de la valeur de la production agricole totale pour les soutiens non spécifiques par produit –, et ce sont en fait les pays développés qui ont été favorisés car ils ont pu conserver la majorité de leurs soutiens orange tout en ayant aussi des soutiens de minimis – 5 % au lieu de 10 % pour les pays en développement. Dans le même temps, l’OCDE, la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) présentaient des projections positives sur les marchés agroalimentaires mondiaux à moyen-long terme. Enfin, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale se chargeaient de libéraliser les politiques agricoles des pays en développement endettés en leur imposant des « politiques d’ajustement structurel » leur interdisant d’augmenter les droits de douane et exigeant le désengagement de l’État des filières agricoles. Ainsi les États-Unis et la CEE, puis l’UE ont modifié les règles qui leur avaient permis d’atteindre le haut de l’échelle de la compétitivité agricole afin qu’elles ne soient plus accessibles aux pays en développement [8].
Une protection agricole à géométrie variable
La définition biaisée du dumping dans le GATT – il n’y pas de dumping tant que les exportations se font au prix du marché intérieur – a été décisive pour le changement radical de la politique agricole commune européenne et du Farm Bill américain ainsi que pour le lancement du cycle de l’Uruguay. Dès lors, les revenus agricoles ne reposaient plus essentiellement sur des prix rémunérateurs, mais, pour une large partie, sur des aides directes. Pour cela, il fallait baisser les prix agricoles minima – prix d’intervention dans l’UE, loan rate aux États-Unis – en les rapprochant des prix mondiaux et en compensant les agriculteurs par des subventions, surtout bleues et vertes concernant l’UE, soi-disant sans effet de distorsion des échanges, et orange et vertes s’agissant des États-Unis. Cela permettait aux pays développés d’améliorer leur compétitivité interne et externe en important moins et en exportant plus. D’autant que l’AsA – négocié, rappelons-le, essentiellement en face-à-face entre l’UE et les États-Unis avant d’être imposé aux 123 pays participants au cycle de l’Uruguay à Marrakech le 15 avril 1994 – obligeait les pays en développement – sauf les PMA – comme les pays développés à réduire leurs droits de douane agricoles [9], alors même que, contrairement à ces derniers, ils n’ont pas les moyens financiers de compenser la baisse des prix qui en résulte par des subventions significatives compte tenu de leur pauvreté et de leurs très nombreux agriculteurs – 60 % des actifs en 2000 en Afrique subsaharienne contre 2,5 % aux États-Unis et 7,9 % dans l’UE28. Si bien que l’ambassadeur de l’île Maurice a déclaré avoir signé « la tête sur le billot » l’accord final créant l’OMC et ses divers accords sectoriels, donc celui sur l’agriculture, au nom du groupe des États africains. En effet, comme les accords de l’OMC sont adoptés par consensus, tous les pays membres sont obligés de signer tous les accords dès lors qu’ils sont intéressés par au moins l’un d’entre eux. Les pays occidentaux, rejoints par certains « émergents », ont ainsi priorisé l’accès au marché des autres pays, considéré comme un droit, y compris pour les produits agricoles, à l’OMC comme dans le cadre des accords de libre-échange (ALE) bilatéraux et plurilatéraux qu’ils ont multipliés en freinant le cycle de Doha depuis 2001, puisqu’un consensus de tous les membres y est requis.
La concession accordée aux PMA de ne pas avoir à réduire leurs droits de douane – que les politiques d’ajustement structurel les empêchaient en réalité déjà d’augmenter – et permettant que leurs exportations ne soient pas taxées dans la plupart des pays développés et émergents, a été un cadeau empoisonné. À la suite de l’initiative « Tout sauf les armes » (TSA) de l’UE ouvrant son marché sans droits de douane ni quotas à leurs exportations, Via Campesina et le Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) ont souligné dans un communiqué commun du 13 mai 2001 que « [l]es priorités des paysans et de leurs familles dans les PMA est d’abord de pouvoir produire pour leur famille, puis d’avoir accès au marché intérieur, bien avant d’exporter. La décision européenne ne va au contraire que renforcer les bénéfices des grandes firmes utilisant les ressources et la main-d’œuvre des PMA pour les cultures d’exportation vers l’UE […] augmentant ainsi l’insécurité alimentaire » [10]. De fait, selon les chiffres de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), les exportations des PMA d’Afrique ont bien moins augmenté vers l’UE28 que vers le monde entier de 2001 à 2016 : 38,5 % de moins pour l’ensemble des produits et 43,6 % de moins pour les produits alimentaires, malgré le programme TSA. Et la part des produits manufacturés dans leurs exportations totales vers l’UE28 est passée de 34 % en 2001 à 20 % en 2016. Toutes les ressources mobilisées pour ces exportations ont réduit celles disponibles pour l’autosuffisance alimentaire. Ainsi, le déficit alimentaire des PMA a augmenté de 12,5 % par an de 1995 à 2016, puisque leurs importations ont augmenté de 9 % et les exportations de 6,6 %.
La figure n° 2 présente les soldes des échanges de produits alimentaires – produits agricoles à l’exclusion des produits non alimentaires, plus les poissons et préparations – par groupe de pays. L’évolution la plus contrastée concerne les pays développés, qui passent d’un déficit de 50,1 milliards de dollars en 2005 à un excédent de 19,2 milliards de dollars en 2014 [11], et à un déficit de 21,1 milliards de dollars en 2015, puis de 6,2 milliards de dollars en 2016. Les PED non-PMA ont un excédent structurel, de 19 milliards de dollars en 2016, bien qu’en baisse de moitié depuis 2011, grâce à l’énorme excédent de l’Amérique du Sud, multiplié par cinq de 1995 à 2016 – de 23 à 116 milliards de dollars. Les PMA ont un déficit croissant jusqu’en 2014 – 24,2 milliards de dollars –, qui diminue en 2015 et 2016. L’Afrique subsaharienne est déficitaire depuis 2005, mais ce déficit baisse depuis 2011. Celui de l’Afrique de l’Ouest, enfin, chute fortement aussi depuis 2011, mais hors échanges de cacao et préparations – pas un aliment de base –, il reste de 8,1 milliards de dollars en 2016.
La Commission européenne utilise le concept d’échanges « agroalimentaires » pour les échanges agricoles et se flatte des excédents croissants de l’UE28, passés de 785 millions d’euros en 2010 à 17,2 milliards d’euros en 2016, mais se garde de parler d’échanges « alimentaires » du fait de son énorme déficit structurel en poissons et préparations, qui a atteint 19,4 milliards d’euros en 2016. Et, en codes CTCI (classification type pour le commerce international), le déficit des échanges alimentaires de l’UE28 a été de 6,4 milliards d’euros en 2016. Comme l’UE a un excédent structurel sur les pays développés [12] – de 16,2 milliards d’euros en 2016 –, on peut considérer qu’elle reçoit une « aide alimentaire » structurelle des pays en développement, à hauteur de 22,7 milliards d’euros en 2016. Sans les boissons – qui ne sont pas considérées comme des produits alimentaires de base –, ce déficit sur les PED a été de 31,2 milliards d’euros en 2016. Pourtant, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, déclarait le 6 décembre 2016 : « Un pays, un continent qui ne peut pas s’autoalimenter, d’un point de vue géostratégique est un pays, voire un continent, en voie de perdition parce que dépendant de la volonté des autres… Avec l’entrée en vigueur de la politique agricole commune en 1962, l’Europe s’est donné les moyens d’acquérir son autonomie en matière de production alimentaire » [13]. Un discours qui rappelle celui prononcé, le 4 juin 2015, par Phil Hogan, commissaire européen à l’Agriculture et au Développement rural, lors de l’Exposition universelle de Milan : « Je sais que vous êtes tous très au courant des données-clés sur le présent et les défis futurs, avec quelque 795 millions de personnes dans le monde souffrant encore de la faim chronique… Aujourd’hui, je souhaite livrer le message clair et décisif que l’Union européenne reconnaît ses responsabilités mondiales et est prête à agir » [14].
Or, l’UE impose aux PMA des pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) de réduire de 80 % leurs droits de douane sur ses exportations dans le cadre des accords de partenariat économique (APE) régionaux, violant par là même son « Tout sauf les armes ». L’APE conclu avec l’Afrique de l’Ouest pourrait ainsi réduire les recettes douanières – droits de douane plus taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à l’importation – cumulées de ces pays de 32,2 milliards d’euros entre 2020 et 2035, dont 15,5 milliards d’euros pour les PMA, et parmi lesquels 3,9 milliards d’euros sur les produits agricoles [15].
Un autre scandale réside dans l’importance des subventions aux produits agricoles exportés par les pays développés, notamment par les États membres de l’UE, qui refusent de prendre en compte les subventions internes, jamais traitées dans les accords de libre-échange, en particulier les APE, sous prétexte que les règles les concernant sont de la compétence exclusive de l’OMC. Or l’UE y a refusé un débat sur la boîte verte, au titre de laquelle elle notifie ses subventions découplées – 38,3 milliards d’euros en 2015 – et ne tient pas compte des subventions aux aliments du bétail pour ses produits animaux exportés [16]. Ainsi les subventions de l’UE28 à ses exportations mondiales de produits laitiers ont atteint 2 milliards d’euros en 2016, au taux de dumping de 13,2 % [17]. Sur ce total, les subventions à l’Afrique de l’Ouest ont été de 168,6 millions d’euros – taux de dumping de 20,8 % –, soit de 46 centimes par habitant, alors que celles à l’Afrique de l’Est n’ont été que de 7,5 millions d’euros, soit de 4 centimes par habitant. En effet, cette dernière a un droit de douane de 60 % sur la poudre de lait, alors que celui de l’Afrique de l’Ouest est actuellement de 5 %, et pourrait passer à 0 si l’APE régional est finalisé, ce qui est déjà effectif pour les APE intérimaires de Côte d’Ivoire et du Ghana appliqués depuis fin 2016. Moyennant quoi l’Afrique de l’Est est quasi autosuffisante en produits laitiers et a même été exportatrice nette, grâce à l’Ouganda, en 2015 et 2016, si l’on ne tient pas compte du lait écrémé enrichi en huile végétale solide (du code 19019099). Quant à l’UE, son droit de douane sur la poudre de lait était de 72,4 % en équivalent ad valorem en 2016. De même, les 59,3 Mt de céréales exportées par l’UE28 en 2016 ont été subventionnées à hauteur de 3,585 milliards d’euros (60,40 euros/tonne), au taux de dumping de 34,4 % sur les céréales brutes [18]. Sur ce total, les 3,4 Mt de céréales exportées en Afrique de l’Ouest ont bénéficié de 215 millions d’euros de subventions. Là encore, la finalisation de l’APE régional augmenterait fortement ce dumping puisque le droit de douane sur les céréales, hors riz, passerait de 5 à 0 %, ce qui va déjà se produire pour les APE intérimaires de Côte d’Ivoire et du Ghana.
Le plus absurde est que l’Union africaine (UA), obnubilée par le discours dominant sur le libre-échange comme outil de développement et fascinée par les ALE méga-régionaux comme le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) et l’Accord économique et commercial global (CETA), prétend faire mieux en lançant une zone de libre-échange continentale (ZLEC) entre ses 55 États membres d’ici la fin 2017 et une union douanière continentale (UDC) d’ici 2019 [19]. Le comble est que ce projet est soutenu par la CNUCED et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (UNECA). Qui plus est, pour cette dernière, « les exportations africaines agroalimentaires vers le reste du monde […] augmenteraient de 9,4 % dans le cas de l’ALE continental en 2022 par rapport au scénario de référence […] La plus forte augmentation se produirait dans des secteurs tels que blé, céréales, sucre, viande, lait et produits laitiers ». Une telle affirmation montre une totale méconnaissance de l’agriculture africaine puisque le déficit de ces quatre produits – céréales (dont blé), sucre, viandes et produits laitiers et leurs préparations – a été de 30 milliards de dollars en 2016, dont 18,9 pour les céréales, 3,8 pour le sucre comme pour les viandes et 3,3 pour les produits laitiers. Le montant de l’Afrique subsaharienne dans ce déficit a été respectivement de 10,4 milliards de dollars pour les céréales, 2,5 pour le sucre, 2,2 pour les viandes et 1,5 pour les produits laitiers. En outre l’UNECA se réjouit que « l’UDC réduirait la protection moyenne imposée par les pays africains aux importations extra-africaines » [20]. Or, comme les communautés économiques régionales, dont la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), sont très loin d’avoir réalisé leur intégration régionale, la ZLEC et l’UDC ne feront que désintégrer le continent en ouvrant largement les portes aux firmes multinationales déjà présentes ou qui y exporteront.
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Il est urgent de refonder radicalement les politiques agricoles de l’UE et des pays en développement, dont l’Afrique subsaharienne, sur la souveraineté alimentaire afin d’atteindre le deuxième des ODD sur la sécurité alimentaire. Pour assurer un développement agricole durable, les pays d’Afrique subsaharienne doivent en effet modifier radicalement leurs politiques agricoles en assurant des prix stables et rémunérateurs aux agriculteurs. Cela implique que les communautés économiques régionales comme la Cedeao et la CAE deviennent membres à part entière de l’OMC, au même titre que l’UE. Elles bénéficieront alors de droits de douane consolidés [21], car leurs tarifs extérieurs communs (TEC) ne portent que sur les droits de douane appliqués. Elles pourront alors refonder leurs TEC sur des prélèvements variables – si efficaces pour développer la production agricole de l’UE avant l’OMC – tant que l’équivalent ad valorem des prélèvements variables ne dépasse pas le droit consolidé [22].
Pour que le relèvement des prix agricoles ne pénalise pas les consommateurs pauvres, ces communautés économiques régionales mettraient en œuvre une aide alimentaire intérieure massive en produits vivriers régionaux, comme le font l’Inde et les États-Unis, financée par la coopération internationale, notamment par des prêts à très long terme de l’Association internationale de développement (AID), filiale de la Banque mondiale. Cela serait une composante d’un « plan Marshall » pour l’Afrique subsaharienne, à côté d’une composante « infrastructures » pour les échanges intérieurs, d’une composante « transformation des produits vivriers locaux » pour se substituer aux importations de blé et d’une composante « emplois non agricoles » en relevant les droits de douane sur la filière textile-habillement afin d’assurer des débouchés rémunérateurs au coton africain. Cela suppose que l’UE cesse de s’aligner sur les États-Unis pour trouver à l’OMC une solution permanente aux règles sur les stocks publics de sécurité alimentaire [23].
- [1] Une subvention est couplée si elle dépend du niveau du prix, de la production ou de la surface, et découplée dans le cas contraire.
- [2] Paul Bairoch, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle, Paris – La Haye, Mouton, 1976, pp. 230-238.
- [3] FAB (franco à bord) : prix d’un produit au lieu du pays d’exportation, droits de sortie payés.
- [4] Cette loi du président Franklin D. Roosevelt durant le New Deal a permis de réduire la surproduction pesant sur les prix agricoles par le gel des terres en contrepartie d’importantes subventions. Elle est restée la loi agricole fondamentale à laquelle les Farm Bills successifs ont continué à faire référence.
- [5] Le Groupe de Cairns est une organisation créée en 1986 en Australie qui réunit la plupart des pays développés – sauf les États-Unis et ceux de l’UE – et en développement exportateurs agricoles nets : Australie, Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Bolivie, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Paraguay, Pérou, Philippines, Thaïlande, Uruguay.
- [6] Le concept de soutien agricole est plus large que celui de subvention. En effet, là où le second implique un financement par les contribuables, une partie du premier est financé par les consommateurs à travers les droits de douane. Voir Jacques Berthelot, « Analysis of the main controversies on domestic agricultural supports », sol-asso.fr, 28 avril 2017, pp. 36-37, et notamment la notion de « boîte en or » des soutiens agricoles passés et des soutiens non agricoles passés et présents.
- [7] Si l’AsA n’utilise pas explicitement le terme de « boîte », sont classées dans la boîte rouge les subventions explicites à l’exportation, dans la boîte orange les soutiens internes couplés – comprenant les soutiens des prix du marché n’impliquant le plus souvent pas de subventions (compte tenu du mode de calcul de l’AsA) et les subventions liées au niveau de production ou de prix et les subventions aux intrants –, dans la boîte bleue les subventions liées aux hectares ou aux têtes de bétail, mais fixes, et dans la boîte verte les subventions découplées n’exigeant pas de production pour les percevoir. Voir Jacques Berthelot, L’agriculture talon d’Achille de la mondialisation. Clés pour un accord agricole solidaire à l’OMC, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 215-292.
- [8] Voir Ha-joon Chang, Kicking away the ladder, Londres, Anthem Press, 2002.
- [9] « L’objectif à long terme […] est d’arriver […] à des réductions progressives substantielles du soutien et de la protection de l’agriculture ».
- [10] Via Campesina – ROPPA, « Accès aux marchés d’exportation ou accès à son propre marché ? Dérégulation du commerce, prix mondiaux, ou bien souveraineté alimentaire ? », Communiqué de presse, Bruxelles, 17 mai 2001.
- [11] Ces données ne figurent pas sur le graphique pour ne pas l’alourdir.
- [12] Assimilés ici aux neuf autres pays occidentaux de l’OCDE – Australie, Canada, États-Unis, Islande, Israël, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Suisse – plus la Russie, les autres pays étant considérés en développement.
- [13] « Intervention du président Juncker à l’occasion de la conférence de 2016 sur les perspectives agricoles de l’Union européenne », Bruxelles, 6 décembre 2016.
- [14] « Speech by Commissioner Phil Hogan at Expo Milan International Agricultural Forum », Milan, 4 juin 2015.
- [15] Voir Jacques Berthelot, « Pertes douanières de l’Afrique de l’Ouest avec l’APE et sans APE », sol-asso.fr, 7 février 2017.
- [16] Voir Jacques Berthelot, « Les soutiens agricoles (MGS et SGEDE) de l’UE notifiés à l’OMC et effectifs en 2013-14 », sol-asso.fr, 30 avril 2017, annexes 1 et 2.
- [17] Le taux de dumping est le ratio des subventions totales au produit exporté sur sa valeur à l’exportation. Voir Jacques Berthelot, « L’énorme dumping des produits laitiers extra-UE et vers les APE d’AO, SADC, CEMAC et EAC en 2016 », sol-asso.fr, 10 avril 2017.
- [18] Voir Jacques Berthelot, « Subventions aux exportations de produits céréaliers de l’UE à l’Afrique de l’Ouest en 2015 et 2016 », sol-asso.fr, 16 mars 2017.
- [19] Voir Jacques Berthelot, « La folie de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC) », sol-asso.fr, 25 juin 2017, pp. 9-11, et « L’agriculture africaine dans la tenaille libre-échangiste », Le Monde diplomatique, octobre 2017. Mais le correcteur du journal a fait une erreur dans la neuvième ligne de la deuxième colonne de la page 18 : au lieu de « (si l’on ajoute le cacao », lire « mais sans le cacao ».
- [20] Simon Mevel et Stephen Karingi, « Towards a Continental Free-Trade Area in Africa : a CGE modelling assessment with a focus on agriculture », in David Cheong, Marion Jansen et Ralf Peters (dir.), Shared Harvests : Agriculture, Trade and Employment, Genève, CNUCED – Bureau international du travail, 2013.
- [21] Droits de douane maxima notifiés à l’OMC que peuvent prendre les droits de douane appliqués. Seuls les droits consolidés sont négociés à l’OMC.
- [22] Voir Jacques Berthelot, Réguler les prix agricoles, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 119-160.
- [23] Voir Jacques Berthelot, « Une solution permanente au problème crucial des stocks publics de sécurité alimentaire qui bénéficierait aussi aux pays développés », sol-asso.net, 11 mai 2017.