Quelle morale pour la corruption ? / Par Gaspard Koenig

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  • Gaspard Koenig

    Gaspard Koenig

    Maître de conférences en philosophie à l’iep de Paris, directeur du think tank libéral Génération Libre (GenerationLibre.eu). Il a récemment publié Les Aventuriers de la liberté (Plon, 2016).

Condamner la corruption et fustiger les corrompus remonte au moins à Juvénal vomissant les vices de Rome. Mais la corruption, éternel objet de politique pénale et d’investigation journalistique, n’a jamais été guère discutée sur le plan de la philosophie morale. On la tient pour une évidence.

Pourtant, quand l’on tente de cerner de plus près la corruption en tant que concept, elle semble s’évanouir. Si la corruption consiste à « se » vendre, n’est-elle pas au cœur des relations sociales ? Ne sommes-nous pas tous corrompus, dès que nous quittons notre peau d’homo œconomicus abstrait, et devenons des êtres de chair plongés dans des réseaux d’amitié, soumis à la logique du don et du contre-don ? À l’inverse, être incorruptible, n’est-ce pas l’assurance de devenir un tyran, politique comme domestique ?

Essayons de mettre entre parenthèses notre jugement spontané, fruit de siècles d’éducation judéo-chrétienne, pour définir la morale de la corruption. Quelle morale peut-elle justifier notre répulsion pour la corruption ? Et si la corruption devait avoir sa propre morale, quelle serait-elle ?

La pierre de touche de la corruption est de pouvoir affirmer, comme Sir Robert Walpole, Premier ministre de l’Angleterre géorgienne : « every man has a price », tout homme a un prix. Si R. Walpole a raison, notre monde s’effondre-t-il ? Et de quel monde s’agit-il ?

La corruption, c’est la vie

Le père spirituel de tous les corrompus, l’homme-qui-avait-un-prix, est incarné par Judas l’Iscariote, qui vendit Jésus aux Romains contre trente deniers. Figure centrale s’il en est : sans Judas, pas de crucifixion ; sans crucifixion, pas de rédemption ; sans rédemption, pas de catholicisme. La Bible ne sous-estime d’ailleurs pas le rôle de Judas. Quand, à l’occasion de la Cène, Jésus annonça à ses disciples que l’un d’entre eux allait le trahir, « les apôtres se demandaient qui serait, parmi eux, celui qui agirait ainsi. Ils se sont querellés pour déterminer qui paraissait le plus important d’entre eux » [1]. Ainsi Judas apparaît-il, en raison même de sa corruption, comme « le plus important » des apôtres. Et selon un « Évangile de Judas » récemment publié après la découverte d’un manuscrit copte du IIe siècle, c’est Jésus lui-même qui aurait demandé à Judas de le livrer aux autorités, afin de pouvoir séparer son âme de son corps.

Si la corruption de Judas est aussi déterminante, c’est qu’elle reflète la corruption générale du monde depuis le péché originel, corruption qui ouvre la possibilité d’une rédemption par la foi, et ne sera effacée que lors de la Résurrection et du Jugement dernier. La corruption constitue l’état naturel de l’homme pécheur ; seule une intervention divine peut l’en délivrer. Il faut que Jésus se sacrifie pour que l’humanité ne se résume pas à Judas, l’homme qui avait un prix – trente deniers. Il fallait que Judas existe pour que naisse la possibilité de la morale.

Une rapide analyse étymologique vient appuyer cette analyse. Chez les Grecs, la « corruption » (phtora) était dépourvue de tout sens moral, et désignait tout simplement la dégradation des êtres dans le devenir. Le contraire de la corruption n’était donc pas la pureté ou l’immobilité, inconcevables dans la pensée grecque, mais la génération (genesis), le processus créatif par lequel les êtres se multiplient et se développent. C’est en ce sens qu’Aristote a écrit un traité sur le devenir traduit en latin par De generatione et corruptione. L’une ne va pas sans l’autre. Dans le grand flux ininterrompu du devenir, certaines choses doivent naître et croître tandis que d’autres déclinent et meurent.

Avec les débuts du christianisme, le vocabulaire change soudain de signification. L’orfèvre de cette transmutation, c’est Paul, le futur Saint Paul, qui dans ses Épîtres forge le néologisme de non-corruption, d’incorruptibilité : aphtarsia. La non-corruption n’a donc plus rien à voir avec la génération ; elle est ce qui ne bouge plus, ce qui reste pur, intouché, intouchable, pour toujours identique à lui-même… Il y a désormais une possibilité, superbement ignorée par les Grecs, de s’abstraire du devenir pour entrer dans l’éternité. Or, qu’est-ce qui est incorruptible, hormis Dieu ? Tout simplement le corps purifié d’après la résurrection, le corps recomposé pour l’éternité des bons chrétiens. Paul identifie ce qui est physiquement incorruptible – un corps éternel – avec le Bien suprême – une âme sauvée. Le tour est joué : l’idée de non-corruption a pris une valeur morale. Il ne reste plus qu’à redescendre de l’incorruptible au corrompu, empêtré dans le devenir, pour en faire l’incarnation du Mal : l’homme sujet aux séductions du monde, l’homme pécheur.

Ce que le christianisme a donc forgé de toutes pièces, par le biais d’un Incorruptible éternel, c’est l’idée de corruption comme mal. Là où les Grecs ne voyaient que des hommes soumis à des affects naturels, comme la faim, le sommeil ou le désir sexuel, le christianisme dénonce des concupiscences coupables et érige des péchés capitaux : gourmandise, paresse, luxure, etc. Ce qui appartenait à l’ordre naturel devient une occasion de regretter que l’homme ne soit pas Dieu. La vie idéale est celle qui s’approche déjà de l’incorruptibilité. Le rêve du saint, de l’ascète, est de ne plus éprouver aucune passion, de se suffire à lui-même, de devenir immobile faute d’être immortel. À l’inverse, avec l’idée chrétienne de la corruption, ce qui était une envie naturelle est devenu une tentation honteuse.

Ce n’est pas un hasard si Nietzsche, critique s’il en est de la culture judéo-chrétienne, identifie dans Le Gai Savoir (§ 23) la corruption comme un moment émancipateur par rapport à « la croyance générale d’un peuple », moment où l’individu réapparaît dans toute sa complexité et sa souveraineté face aux règles collectives. « Les époques de corruption, écrit-il, sont celles où les pommes tombent des arbres : je veux dire les individus, ceux qui portent la semence de l’avenir. » La corruption porte la culture (« Kultur ») en ce qu’elle favorise l’exacerbation des passions individuelles ; à l’inverse la non-corruption reflète les affects négatifs bien décrits par Nietzsche dans d’autres pages.

On devine ainsi pourquoi les différentes acceptions de la corruption – des affaires, de l’âme, du corps – se trouvent irrémédiablement liées – et ce, dans la plupart des langues : même en Chinois, le mot fubai désigna d’abord les viandes avariées, puis les modes de vie décadents dans les années 1960, et enfin, dans les années 1990, les abus de pouvoir des cadres du Parti. En condamnant la corruption, le judéo-christianisme se refuse à penser le corps dans sa chair, vivante ou morte, désirante ou putrescente. Il faut tout l’humour baroque d’un Agrippa d’Aubigné pour imaginer concrètement la décomposition – et la recomposition – des corps dans un célèbre passage des Tragiques : « Les corps par les tyrans autrefois déchirés / Se sont en un moment en leurs corps asserrés / Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse / De l’Afrique brûlée en Tylé froiduleuse ». Mais fondamentalement, avec ses cercueils bien vissés, ses gisants en pierre et ses angelots fessus trompétant aux portes du paradis, le christianisme a entrepris de nier le phénomène de la décomposition. Entre la mort et la résurrection, la chair est mise entre parenthèses, et la conscience flotte indécise, découvrant le vide dans toute son horreur. Ce sont ces parenthèses-là, à l’intérieur desquelles on ne trouve que le néant, qui nous rendent la mort si étrangère.

Au contraire, si l’on se force à considérer la mort comme un phénomène naturel, si l’on observe le corps dans sa lente putréfaction, l’idée de disparaître devient moins effrayante. Car la mort n’est plus alors une fin absolue, mais le commencement d’un nouveau processus organique, qui restitue notre chair à l’environnement. On ne se volatilise pas brusquement ; on se disperse dans la matière. Au début du XVIe siècle, Holbein le Jeune a peint un Christ mort resté célèbre pour son réalisme inhabituel : le visage et les pieds verdis, les plaies agrandies et tuméfiées, la peau violacée, squameuse, les muscles déjà fondus. Dostoïevski craignait que ce Christ d’Holbein ne fasse perdre la foi. C’est bien le cas. Mais il fait gagner une confiance nouvelle, une confiance dans ce monde-ci, bien réel, et non pas dans un autre monde hypothétique. Les vers, les champignons et les charognards se chargent de nous remettre en circulation dans la grande chaîne du vivant.

La description du cadavre de Bobi, qui aurait dû figurer à la fin de Que ma joie demeure mais que Jean Giono a finalement renoncé à publier, est particulièrement éloquente. Bobi, acrobate philosophe, chantre de l’union de l’homme avec les éléments, meurt foudroyé par un éclair : « Bobi s’ouvre par d’autres endroits. Les insectes entrent en lui et travaillent. Bobi est, à ce moment-là, en pleine science. Il s’élargit aux dimensions de l’univers. Les liquides de Bobi mouillent les racines d’une sarriette, d’un serpolet et les derniers restes vivants d’un morceau de racine de genêt arraché. Déjà des sucs plus riches montent dans les petites tiges… Le morceau de racine reprend vie. Au printemps, il percera la terre et fera vivre un commencement de tige, dure et verte. » À condition de la regarder en face, hors des cercueils en bois et des cimetières en pierre, la mort n’est pas stérile : elle offre un nouveau début à notre chair, devenue une matière riche et prolifique. N’est-il pas apaisant de penser que la mort peut nous transformer en tige ? Ce serait bien pire si elle nous transformait en pierre, ou en quelque matière inoxydable, incorruptible, éternellement inutile. La corruption, c’est la vie.

Le mythe kantien

En inventant l’Incorruptible, le judéo-christianisme a découvert la corruption. En rachetant Judas, le Christ a établi son crime : avoir un prix. Mais la corruption, fondement négatif de la morale, ne finira-t-elle pas par avoir raison de la morale ?

Dans un univers sécularisé, le sujet se pose en des termes renouvelés, mais toujours autour de la même question fondamentale : avoir un prix ou non. Le scrupuleux Emmanuel Kant ne s’y est pas trompé, puisqu’il écrit au début de son opuscule sur La Religion dans les limites de la simple raison : « Un membre du Parlement anglais [Robert Walpole, donc] proféra dans la chaleur des débats cette assertion : “tout homme a son prix pour lequel il se livre”. Si cela est vrai… il se pourrait que ces paroles de l’apôtre soient vraies de l’homme de manière générale : il n’est ici aucune différence, tous sont pécheurs également ». Autrement dit, s’il est vrai que « every man has his price », alors le Bien et le Mal se confondent, la loi morale universelle est à ranger au rayon des fantaisies philosophiques, et tout l’édifice kantien se lézarde.

Pour le grand théoricien de l’Aufklärung qu’est Emmanuel Kant, l’individu porte en lui-même une loi universelle selon laquelle tout individu rationnel peut connaître ce qu’il doit et ce qu’il ne doit pas faire. Cette loi se traduit par un impératif catégorique, dont la formulation varie, mais qui repose sur deux principes : agis de telle façon que tu traites autrui non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin en soi ; et agis selon une maxime qui puisse se transformer en loi universelle. Si tout homme a un prix, aucun de ces deux principes n’est respecté. Fixer un prix à un individu, c’est le considérer avant tout comme un moyen, une entité échangeable n’ayant pas de valeur propre ; et acheter quelqu’un, c’est par définition faire ce qu’on ne voudrait pas que les autres fissent, puisqu’alors les enchères deviendraient infinies. Le corrompu substitue donc à la valeur suprasensible de l’individu une valeur de marché, et à sa dignité intrinsèque un prix extrinsèque. Il choisit de considérer les liens de dépendance qui unissent les hommes entre eux plutôt que de s’en tenir à « l’autonomie du jugement » kantienne. Il joue le pragmatisme contre l’universalisme : alors que chez E. Kant seul le mobile intérieur compte pour évaluer la moralité d’un acte, le corrompu ne s’attache bien évidemment qu’au résultat de la transaction. Les règles de la corruption ne sont, par définition, pas universalisables.

Pour tester la morale kantienne, il faut donc savoir si tout le monde peut avoir un prix. Montesquieu nous a déjà mis sur la piste en estimant que « les hommes, corrompus dans le détail, sont de très honnêtes gens en gros » [2]. Allons plus loin. À combien vous estimez-vous ? À partir de quelle somme seriez-vous prêt à renoncer à vos principes, à vos serments, à votre fidélité ? 10 000 ? 100 000 ? 1 million ? Cette expérience de pensée ne devrait-elle pas être au commencement de toute philosophie politique ?

Appelons à la rescousse les déchiffreurs de l’âme humaine. Honoré de Balzac peint dans ses Illusions perdues des « corruptions marchant sur des lignes parallèles », qui viennent à bout de la naïveté de Lucien. Francis Ford Coppola montre dans Le Parrain comment un mafieux repenti découvre, dans le monde légitime qu’il aspire à pénétrer, des strates de corruption encore plus profondément enfouies. Dante Alighieri reste fasciné, en descendant au huitième cercle de l’Enfer, par ceux qui « d’un non, pour de l’argent font un oui ».

Sur un registre plus léger, le film d’Adrian Lyne Indecent proposal (Proposition indécente) pose de manière troublante la question du « prix limite » de chacun. Un couple sans histoire, David (Woody Harrelson) et Diana (Demi Moore), connaît d’importants soucis d’argent. Ils tentent vainement de jouer au casino pour se renflouer. C’est là que Diana fait la connaissance de John Gage (Robert Redford), élégant homme d’affaires multimillionnaire à la galanterie impeccable. Face à David, empoté et indécis, John incarne l’excellence masculine. Mais Diana reste plus amoureuse que jamais de son grossier mari. John Gage propose alors au couple, au cours d’une partie de billard, de leur donner 1 million de dollars contre une nuit avec Diana. Naturellement, David et Diana commencent par refuser. Suit ce dialogue d’anthologie, qui résume parfaitement l’antagonisme Kant / Walpole :

David – Il y a des limites à ce que l’argent peut acheter.
John G – Pas beaucoup.
Diana – On ne peut acheter des gens.
John G – J’achète des gens tous les jours.
Diana – Dans les affaires, peut-être, mais pas quand les vrais sentiments sont en jeu.
John G – Vous êtes naïve… mettons un peu à l’épreuve tous ces clichés : toute une vie à l’abri du besoin, contre une seule nuit.

La « naïveté » de Diana consiste à dissocier le marché des biens de celui des sentiments : comme si les affaires n’impliquaient pas une part considérable d’affectif ; comme si les sentiments étaient indépendants des conditions matérielles. Diana reste prisonnière d’un mythe kantien tombé dans le sens commun, celui qui confère à chaque individu une personnalité morale indivisible et infinie, protégée des circonstances extérieures, existant en soi dans un monde à part – un monde « nouménal », précise E. Kant pour l’opposer au monde « phénoménal » des transactions et des intérêts. Au contraire, John Gage est convaincu que rien n’échappe au grand jeu de l’échange. Il n’y a pas de limites à ce que l’argent peut acheter, autrement dit : every man – and every woman – has a price.

« Sortir de soi, donner, librement et obligatoirement »

Inventée par le judéo-christianisme pour fonder une morale, la corruption finit par détruire la morale en portant le doute sur l’universalisme kantien. Peut-il alors y avoir une morale de la corruption ?

C’est certainement le cas hors de l’Occident. Ainsi Pavan Varma, dans Le défi indien, détaille-t-il la manière dont l’hindouisme valorise la corruption – ce qui explique à ses yeux les performances économiques de l’Inde. « La corruption, écrit-il, ne se rencontre pas uniquement en Inde. Ce qui est unique, c’est son acceptation et l’esprit “créatif” qui l’anime. Les Indiens ne souscrivent pas aux définitions aseptisées d’honnêteté ou de rectitude, qui sont communes par exemple dans les pays scandinaves » [3].

Si l’hindouisme encourage la corruption, c’est qu’il repose sur deux principes : efficacité et individualisme. La culture de l’efficacité suppose le relativisme moral : pour les hindous, il n’existe pas de Bien ni de Mal en soi ; pas d’actions a priori coupables ni de sentiments a priori condamnables. « L’hindouisme, écrit encore Pavan Varma, n’est pas contraint par un jeu préétabli de principes éthiques, puisqu’il n’a pas de centre éthique qui soit unique ou sans équivoque ». Quant à l’individualisme, il est à l’opposé du culte de l’individu tel que nous l’ont enseigné les Lumières. Il ne s’agit pas pour les Hindous de faire valoir les droits sacrés d’individus égaux, mais tout au contraire de faire passer leur intérêt propre avant celui des autres. L’individu est seul avec son karma et ne doit son salut qu’à lui-même, puisque le destin d’un homme, dans le cycle des résurrections, est uniquement lié aux actes d’une vie précédente.

Plus loin de nous dans le temps, les sociétés dites primitives entretiennent également un rapport plus naturel avec ce que nous appellerions corruption, et qui prend la forme de don et de contre-don. Marcel Mauss en a fait une analyse célèbre dans son Essai sur le don. C’est alors la corruption qui devient la norme, et le respect rigide de la règle de droit une perversion. Un individu social n’a que trois obligations : donner, rendre, recevoir. Il n’est pas de relation de travail, d’amitié ni même d’amour qui puisse échapper à cette morale. Rien n’est gratuit, non parce que tout se monnaye, mais parce que tout se donne… et se rend. C’est ce que M. Mauss nomme le potlatch, un terme emprunté aux tribus chinook du Nord-Ouest américain, caractérisant un vaste système d’échange à l’échelle d’une société entière.

M. Mauss forge sa théorie en observant les tribus de Polynésie et de Mélanésie. Chaque membre se trouve pris dans un réseau complexe où il est à la fois donateur et récipiendaire : c’est un cercle dans lequel on entre une fois et dont on ne sort jamais. Ainsi chez les Trobriands, une tribu de Mélanésie, l’association entre deux individus ou deux groupes commence par un premier cadeau, dénommé le vaga. Toute la difficulté consiste à faire accepter ce vaga : cela peut prendre la forme de cadeaux « sollicitoires », comme si l’on donnait des pots-de-vin afin de rendre tolérable le principe même du pot-de-vin. Une fois le vaga accepté, l’échange est engagé, et les nouveaux partenaires doivent rivaliser de cadeaux en retour, de sorte qu’au final, comme l’écrit M. Mauss, « le système des dons échangés envahit toute la vie économique et tribale et morale des Trobriandais ».

À la fin de son Essai, M. Mauss tente de tirer, à partir de ses recherches ethnologiques, des conclusions concernant son époque. Il fustige la rigidité de notre système juridique, inspiré du droit romain, qui scinde droit réel et droit personnel, contrat et obligation morale, rapports marchands et échange. Cette tentative de limiter le potlatch à la sphère privée des petits cadeaux, cette volonté de réduire l’achat et la vente à un mécanisme psychologiquement neutre de fixation des prix témoignent pour M. Mauss de « l’inhumanité de nos codes », rigides, abstraits, dépersonnalisés. L’ethnologue reste convaincu que les principes du potlatch, intrinsèquement inscrits dans la nature humaine, sont appelés à réapparaître sous d’autres formes : « D’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ». Ainsi M. Mauss forme-t-il le vœu, dans une solennelle « conclusion de sociologie générale et de morale », que les hommes se retrouvent à nouveau autour d’une « Table ronde » où l’échange reprendrait ses caractéristiques originelles, indispensables à la constitution d’une société équilibrée, paisible, humaine.

Intégrité ou indifférence ?

Quelle serait cette morale de la Table ronde, adaptée à nos sociétés ? Un certain niveau de corruption ne serait-il pas nécessaire pour pallier « l’inhumanité des codes » et la rigueur du droit des contrats, pour que les individus tissent entre eux des liens de dépendance plus durables qu’un acte d’achat ou de vente, pour échapper au diktat de la concurrence anonyme ?

Le seul philosophe à avoir théorisé une telle morale sociale reste Bernard Mandeville, l’auteur iconoclaste de la Fable des abeilles. L’introduction de ce long essai de philosophie morale est un poème de 431 vers intitulé « The grumbling hive ; or, Knaves turn’d honest » : « La ruche mécontente ; ou les coquins devenus honnêtes ». On connaît la thèse : vices privés, vertus publiques ; et la démonstration par l’absurde : dans une société rendue vertueuse par décret divin, les honnêtes gens dépérissent.

De tous les « vices » décrits par B. Mandeville, et qui sont essentiels à la prospérité d’une société, il en est un particulier, source de tous les autres : « the Avarice ». Et ce vice entraîne un comportement précis : la corruption. Si l’on reprend les différents exemples de la Fable des abeilles, on la retrouve toujours en première place.

S’agit-il des avocats ? Ils sont prêts à toutes les compromissions « pour toucher de nouveaux honoraires ».

S’agit-il des prêtres ? Leur cupidité les pousse à « demander mystiquement du pain dans leurs prières, voulant dire par-là abondance de bien ».

S’agit-il des soldats ? Ils se laissent volontiers « soudoyer » par l’ennemi.

S’agit-il de la justice ? « Sa main gauche, qui doit tenir la balance, la lâchait souvent, subornée à prix d’or ».

S’agit-il des fonctionnaires ? Habitués à soutirer quelques écus à chacun des quémandeurs qu’ils reçoivent, la punition de Jupiter leur est particulièrement sensible, « car avec frugalité ils vivaient maintenant de leur traitement ».

S’agit-il des ministres du gouvernement ? « Répugnant à être clairs et brefs en tout ce qui concernait leurs profits », ils s’ingénient à les dissimuler sous des noms qui échappent au commun des citoyens, tels que « bénéfices casuels » ou « émoluments ».

Que se passe-t-il quand cesse cette corruption généralisée ? Les intérêts individuels s’émoussent, et avec eux les passions. Les procédures sont respectées, et les affaires traînent en longueur. Les soldats se battent moins bien. Les inutiles se retirent, dépeuplant les rangs de toutes les professions. L’intégrité amène partout, non pas l’impartialité, pure vue de l’esprit, mais l’indifférence.

Quelle politique publique peut-on déduire de cette étrange morale ? Aucune. La corruption, avec son train de vertus ambiguës, n’existe qu’à condition d’être condamnée et combattue. Mais retenons-en la nécessité de garder une certaine mesure dans la lutte anticorruption. Car pour citer une dernière fois B. Mandeville, « ceux qui veulent revoir un âge d’or doivent être aussi disposés à se nourrir de glands, qu’à vivre honnêtes ».

  • [1] Évangile selon Luc.
  • [2] Phrase apocryphe. En fait, au livre XXV de la cinquième partie de De l’esprit des lois, on lit que « les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ».
  • [3] Pavan K. Varma, Le défi indien. Pourquoi le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde, Arles, Actes Sud, 2015.