Pétrole et dollar : deux facettes d’un même pouvoir ? / Par Valérie Mignon

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  • Valérie Mignon

    Valérie Mignon

    EconomiX-CNRS, Université Paris Nanterre et CEPII. Correspondance : Université Paris Nanterre, EconomiX, UFR SEGMI, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex, France.

Les fluctuations du prix du pétrole ont toujours occupé une place de choix dans le débat public, notamment auprès des médias. Traditionnellement, les sujets abordés dans ce cadre portent sur les effets, souvent perçus comme négatifs, de la hausse du prix du brut sur les économies des pays industrialisés, en particulier pour les entreprises et pour le consommateur.

Aujourd’hui, le débat est tout autre, puisque la trajectoire suivie par le prix du pétrole est orientée à la baisse depuis plus de deux ans. Ainsi, après avoir affiché une tendance fortement haussière entre 2000 et 2007, chuté d’environ 70 % en six mois à partir de l’été 2008, rapidement remonté et côtoyé les sommets durant l’année 2013, le prix du brut a entamé sa descente à partir de l’été 2014. Depuis cette date, il a baissé d’environ 55 %, tant en termes nominaux qu’en termes réels [1], passant même sous la barre des 30 dollars le baril au cours du mois de janvier 2016. Cette très forte volatilité soulève de multiples questions, expliquant l’intérêt suscité tant dans la sphère académique qu’auprès du « grand public ».

L’intérêt porté à la dynamique du prix du pétrole est encore plus accentué aujourd’hui par les mouvements concomitants du dollar, la devise américaine étant la monnaie-clé sur le marché pétrolier. En effet, parallèlement à la baisse du cours du baril, le « billet vert » poursuit son ascension : depuis l’été 2014, le taux de change réel effectif du dollar s’est ainsi apprécié de près de 15 %, et encore plus si l’on considère sa parité par rapport à l’euro. Monnaie de facturation sur les marchés pétroliers, le dollar constitue le premier canal de transmission à l’économie réelle des chocs affectant le prix du brut. Il n’est donc évidemment pas surprenant que ces deux variables soient fortement liées.

Cette évolution en sens contraire du prix du pétrole et du taux de change du dollar constatée depuis deux ans est-elle exceptionnelle ? Un bref retour historique sur les dynamiques des deux variables permet de mettre en évidence certains faits stylisés et relations (figure n° 1). Il apparaît que les deux variables ont tendance à évoluer de concert durant les périodes relativement calmes, contrairement aux épisodes marqués par une volatilité plus prononcée sur le marché des changes. Ainsi, durant la décennie couvrant le milieu des années 1980 au milieu des années 1990, caractérisée par de faibles fluctuations du dollar, les deux séries présentent une relation stable et positive. Il en est de même pour la période allant de la toute fin des années 2000 à l’été 2014. Au contraire, la très vive appréciation du dollar de la première moitié des années 1980 s’accompagne d’une baisse du prix du pétrole. Une telle relation négative est également à l’œuvre de 2002 à l’été 2008, période durant laquelle la flambée du cours du baril a lieu conjointement à une dépréciation du billet vert. Au regard de ces évolutions passées, la situation prévalant depuis l’été 2014 et caractérisée par une baisse du prix du pétrole conjointement à l’appréciation de la devise américaine n’est donc pas exceptionnelle.

Clairement, il existe un lien fort entre prix du brut et taux de change du dollar, même si cette relation est complexe et évolue selon les périodes. Ces deux séries constituent des variables-clés en macroéconomie internationale, au sens où leurs mouvements affectent fortement l’économie mondiale. Leurs fluctuations impactent en effet non seulement le commerce international, mais aussi l’activité économique dans l’ensemble des pays. De ce fait, l’étude des relations entre les deux variables et de leur « pouvoir » est cruciale.

Les mécanismes de transmission brut-dollar

La relation entre prix du brut et dollar est complexe, tout d’abord parce que son signe n’est pas constant au cours du temps. Ainsi, si les travaux empiriques [2] font globalement ressortir l’existence d’une relation positive entre les deux variables jusqu’au début des années 2000 – une hausse du prix du brut coïncidant avec une appréciation du dollar –, ces résultats sont mis à mal au regard des périodes caractérisées par une évolution discordante des deux séries (voir figure n° 1). Tel est en particulier le cas lorsque la période d’analyse est étendue et intègre les dynamiques plus récentes des quinze dernières années. La complexité de la relation entre prix du brut et dollar tient, en outre, au fait que le sens de la causalité entre les deux variables est lui aussi loin d’être évident.

Du dollar au pétrole

Le rôle du dollar sur les marchés pétroliers a pour conséquence que ses fluctuations sont à même d’influencer le prix du brut à travers des effets induits sur la demande et l’offre de pétrole. S’agissant de l’aspect demande, dans la mesure où les achats de pétrole auprès des compagnies internationales s’effectuent en dollars, l’appréciation de la devise américaine accroît le caractère onéreux du pétrole pour les pays dont la devise n’est pas ancrée sur le billet vert. Par conséquent, l’appréciation du dollar affecte négativement le revenu réel des pays consommateurs, se traduisant par un ralentissement de la demande de pétrole. Une illustration de ce sens de causalité, négatif, entre les deux variables peut être fournie par la place croissante occupée par la Chine dans le paysage économique mondial, en particulier sur les marchés pétrolier et des changes [3]. Le yuan restant fortement dépendant des mouvements du dollar, la dépréciation de la devise américaine intervenue au début des années 2000 a contribué à favoriser la croissance chinoise, dopant par là même sa demande d’énergie et conduisant à tirer le prix du baril vers le haut.

Du côté de l’offre, l’appréciation du dollar a pour effet de ralentir l’inflation dans les pays producteurs, contribuant à une hausse de leur pouvoir d’achat. Tous les pays ne sont naturellement pas affectés à l’identique : ceux qui importent le plus depuis les États-Unis sont les plus concernés, comparativement à ceux important davantage en provenance d’Europe ou d’Asie. Quoi qu’il en soit, cet accroissement du pouvoir d’achat affecte positivement le revenu réel disponible des pays producteurs et, toutes choses égales par ailleurs, le revenu disponible pour les activités d’exploration-production. En conséquence, l’appréciation de la devise américaine exerce un effet positif sur l’offre de pétrole.

Au total, l’appréciation du dollar, à travers son effet ralentisseur sur la demande et expansionniste sur l’offre, contribue à diminuer le prix du pétrole. Ce mécanisme permet de comprendre la relation négative entre les deux variables, avec une causalité allant de la devise américaine vers le prix du brut. Une étude récente réexamine empiriquement la relation entre les deux séries en considérant un échantillon temporel couvrant la dernière décennie et s’étalant de janvier 1974 à août 2015 [4]. Elle met en évidence que la relation stable positive de long terme qui prévalait par le passé est remise en cause dès lors que l’échantillon d’étude inclut la période récente, la causalité s’exerçant du dollar vers le prix du brut avec un signe négatif. Ce résultat témoigne d’un changement majeur intervenu dans la relation entre les deux séries depuis le début des années 2000. Une explication potentielle réside dans le mouvement de financiarisation du marché du pétrole initié à partir du début des années 2000, accentuant la corrélation négative entre prix du brut et dollar dans la mesure où l’arbitrage entre les contrats à terme sur les matières premières et les actifs américains a été facilité par la taille croissante du marché. En outre, du fait des niveaux abyssaux, à même de menacer la valeur du dollar, affichés par le déficit du compte courant américain depuis le début des années 2000, les pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ont commencé à diversifier leurs portefeuilles en dehors des États-Unis et à acheter des actifs partout dans le monde. Cette diversification s’effectue en particulier grâce au développement très important des fonds souverains par les pays membres de l’organisation, qui peuvent ainsi également procéder à des investissements massifs au niveau local. Ces fonds représentent un poids considérable sur la scène financière internationale, impactant naturellement le dollar dans la mesure où les revenus qui les alimentent ne sont plus majoritairement investis à destination des États-Unis, mais vers l’Europe et les pays « émergents ». Cette nouvelle stratégie financière de l’OPEP a affaibli l’effet traditionnel de « recyclage des pétrodollars », consistant pour les pays producteurs à réinjecter les excédents des revenus du pétrole aux États-Unis et permettant de lier positivement le prix du pétrole à la devise américaine. Au regard de la période récente, l’analyse tend ainsi à montrer que l’appréciation du dollar a tiré le prix du pétrole à la baisse.

Du pétrole au dollar

Le cadre théorique des modèles de portefeuille [5] permet d’appréhender la causalité inverse. La structure retenue est celle d’un monde composé de trois pays / zones (OPEP, États-Unis, Europe) et de deux devises (dollar, euro). À l’instar d’un modèle de choix de portefeuille, les devises jouent le rôle d’actifs financiers. L’objet est alors d’étudier l’impact d’une augmentation du prix du pétrole en termes de transferts de richesse entre pays et d’équilibres de portefeuille. Dans un tel contexte, l’effet des mouvements du prix du brut sur la devise américaine peut être positif ou négatif, selon les préférences des investisseurs des pays de l’OPEP pour les actifs libellés en dollars ou en euros.

Considérons concrètement une hausse du prix du brut. Si les pays de l’OPEP ont une préférence pour les actifs libellés en dollars, l’augmentation du prix du pétrole implique une hausse de la demande pour ces actifs et, en conséquence, tire le dollar vers le haut. Le comportement d’épargne des pays de l’OPEP joue alors un rôle fondamental dans l’intensité de cette relation positive, la hausse du prix du baril entraînant un accroissement des recettes d’exportation des pays exportateurs. Ces recettes génèrent, dès lors, une épargne qui est placée sur les marchés internationaux de capitaux. Si les pays de l’OPEP consomment une part de moins en moins importante de ces recettes, cela atténue leur préférence pour la devise américaine. Il s’ensuit que le dollar ne s’apprécie pas nécessairement en cas de hausse du prix du pétrole. Les paramètres-clés du modèle sont ainsi les parts du déficit en pétrole des pays importateurs et les préférences de portefeuille des pays exportateurs [6]. Ces préférences sont naturellement à relier au recyclage des pétrodollars, qui a créé une interdépendance entre les États-Unis et les pays de l’OPEP, en particulier l’Arabie saoudite. Pour la première fois depuis le choc pétrolier de 1973, le Trésor américain a publié en 2016 le total de ses bons (Treasuries) détenus par l’Arabie saoudite. Ce montant s’élève à près de 119 milliards de dollars à la fin de l’année 2015. Même si ces encours restent très en deçà de ceux de la Chine et du Japon, il n’en reste pas moins qu’ils suivent une tendance haussière, tout particulièrement depuis le milieu des années 2000. En période de croissance du prix du brut, les revenus de l’Arabie saoudite augmentent et sa préférence pour les actifs libellés en dollars tire la devise américaine vers le haut. Dans le cas d’une baisse du cours du baril, le besoin de financement du Trésor américain se réduit, lui permettant d’émettre des bons avec des rendements plus faibles. Cette situation valorise le portefeuille obligataire de l’Arabie saoudite, constitué de titres plus anciens et à meilleur rendement. À cet égard, les bons du Trésor américain jouent pour l’Arabie saoudite le rôle d’instrument de protection contre la chute du prix du pétrole. Ces éléments permettent de saisir que le recyclage des pétrodollars a créé une forte interdépendance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, en soutenant d’une part le dollar et en jouant d’autre part le rôle de couverture pour les pays de l’OPEP face à la baisse du prix du baril.

Il est également possible d’appréhender une telle causalité allant du prix du pétrole vers la devise américaine à travers des modèles de taux de change d’équilibre [7]. Rappelons que le taux de change d’équilibre est la valeur qui équilibrerait le marché en l’absence de « bruit » de court terme lié à la réponse du taux de change à de multiples informations alimentant le marché en continu et aux phénomènes spéculatifs. Les modèles de taux de change d’équilibre s’inscrivent ainsi dans un horizon de long terme et consistent à lier le taux de change à ses fondamentaux économiques, comme la position extérieure nette – représentée par la différence entre les avoirs (actifs) et les engagements (dettes) – et les termes de l’échange – définis comme le rapport entre le prix des exportations et le prix des importations. L’effet des mouvements du prix du brut sur le dollar est alors appréhendé à travers leur impact sur les déterminants du taux de change. Ainsi, une hausse du prix du pétrole tend à détériorer les termes de l’échange des États-Unis et à réduire la position extérieure nette américaine ; il s’ensuit dès lors une dépréciation du dollar. Notons toutefois que le signe de la relation entre prix du brut et position extérieure nette est quelque peu ambigu. La relation négative précédemment décrite entre les deux variables s’explique par le fait que le dollar doit se déprécier pour parvenir à stabiliser la position extérieure nette [8]. Un tel raisonnement ne prend toutefois pas en compte la dimension multilatérale du taux de change et, de ce fait, n’est valable que si l’on s’intéresse au taux de change d’équilibre d’un petit pays face au reste du monde. Au contraire, lorsque l’on étudie des zones ou pays importants, il est nécessaire de recourir à une approche multilatérale – dite encore multipays ou effective –, qui consiste à traiter simultanément l’ensemble des taux de change d’équilibre. En procédant de la sorte, l’accent est mis sur la cohérence au niveau mondial des taux de change réels d’équilibre. Ainsi, si les États-Unis importent moins de pétrole comparativement aux autres pays, tels ceux de la zone euro ou le Japon, leur situation relative s’améliore par rapport à ceux-ci. Dans ces conditions, une hausse du cours du baril peut conduire à une appréciation du dollar relativement à l’euro ou au yen et, par là même, donner lieu à une appréciation de la devise américaine en termes effectifs.

Au niveau empirique, une telle causalité est mise en évidence dans les travaux de Robert Amano et Simon Van Norden [9] dans les cas de l’Allemagne, des États-Unis et du Japon : le prix du pétrole est faiblement exogène dans le sens où même s’il est généralement exprimé en dollars, les mouvements dans la valeur de la devise américaine ne l’affectent pas de façon significative. Ce sens de causalité entre les deux variables est également mis en avant jusqu’au milieu des années 2000 [10], celle-ci s’exerçant principalement via la position extérieure nette aux États-Unis [11]. En effet, en admettant que les États-Unis importent moins de pétrole comparativement aux autres pays, une hausse du prix du baril joue favorablement sur la position extérieure nette américaine par rapport au reste du monde. L’amélioration de la position extérieure nette des États-Unis – déterminant fondamental dans les modèles de taux de change d’équilibre – conduit dès lors à une appréciation du dollar en termes effectifs.

Les facteurs à l’œuvre aujourd’hui

Si la baisse du prix du brut survenue en 2008 est comparable, de par son ampleur, à la situation actuelle, les causes sont profondément différentes. Alors que l’épisode de 2008 s’explique essentiellement par des facteurs liés à la demande, les raisons de la chute prévalant depuis l’été 2014 sont davantage à rechercher du côté de l’offre – même si, à l’évidence, l’amoindrissement de la croissance des pays « émergents », couplé au ralentissement de la consommation de pétrole dans certains pays européens et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contribuent naturellement à la baisse du prix du brut via l’effet négatif exercé côté demande.

Ainsi, du côté de l’offre, les tensions en termes d’approvisionnement sont très fortement réduites. Plusieurs éléments sont ici en jeu, tels la diversification de la production via l’essor du pétrole de schiste aux États-Unis, le niveau élevé des réserves – bien qu’en baisse – et de la production américaines, les très hauts niveaux affichés par les exportations de l’Arabie saoudite et de l’Irak ou encore le retour de l’Iran sur la scène internationale. Cet excès d’offre, qui tire les prix vers le bas, ne s’accompagne d’aucune réaction de la part de l’OPEP pendant plus de deux ans. Ainsi, jusqu’à la fin du mois de septembre 2016, la stratégie du cartel consiste à défendre ses parts de marché, et non plus un niveau de prix. La politique suivie par l’organisation vise à maintenir son pouvoir de marché afin de peser sur la baisse des prix pour limiter la diversification de l’offre en décourageant les investisseurs dans l’exploitation de ressources nouvelles à coût marginal élevé [12].

Parallèlement à cette chute du cours du baril, le dollar s’apprécie depuis plus de deux ans, accentuant la baisse du prix du brut. Lorsque le dollar ne s’apprécie pas, son impact sur le prix du brut n’est pas significatif [13]. En revanche, dans les phases d’appréciation, un effet négatif fortement significatif des variations du dollar sur les variations du prix du brut est mis en évidence. L’appréciation du dollar prévalant depuis l’été 2014 tend à mettre les cours sous pression, rendant les échanges pétroliers moins attractifs pour les investisseurs.

Cette évolution est à rapprocher de la financiarisation des marchés du pétrole et des matières premières apparue au cours de la dernière décennie. Un dollar fort, couplé à des anticipations de taux d’intérêt plus élevés aux États-Unis, contribue à dynamiser les actifs financiers américains. Les investisseurs et les arbitragistes délaissent, en conséquence, les matières premières du fait de leur moindre attractivité comparativement aux actifs financiers, ce qui contribue à la baisse de leurs prix. En parallèle, la diversification des portefeuilles des pays membres de l’OPEP, mise en œuvre principalement par le biais de leurs fonds souverains, a supprimé la relation positive entre prix du pétrole et dollar grâce au recyclage des pétrodollars. L’impact négatif du dollar vers le prix du pétrole est, en outre, renforcé par l’effet demande traditionnel : le prix du pétrole étant libellé en dollars, une hausse de la devise américaine joue négativement sur le revenu réel des pays consommateurs hors États-Unis, ralentissant leur demande de pétrole, et donc son prix. La relation négative s’exerçant de la monnaie américaine vers le prix du pétrole peut ainsi être justifiée par plusieurs facteurs liés aux comportements financiers et commerciaux.

Les liens pouvant exister entre prix du brut et dollar sont donc complexes. Cette situation est aujourd’hui accentuée par le fait que plusieurs facteurs se combinent, jouant en outre sur les deux variables. Naturellement, le ralentissement de la croissance des pays « émergents » contribue à la tendance baissière du prix du brut. Toutefois, les causes de cette dernière semblent plutôt être à rechercher du côté de l’offre : réduction des tensions du fait de la diversification de la production avec l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels en Amérique du Nord, levée des sanctions occidentales contre l’Iran, niveau élevé des réserves et de la production américaines, et très hauts niveaux atteints par les exportations de l’Arabie saoudite et de l’Irak. À l’ensemble de ces éléments touchant l’offre et la demande s’ajoute la stratégie menée par l’OPEP consistant à défendre ses parts de marché et à alimenter la surabondance de l’offre au détriment des prix – jusqu’à l’accord d’Alger du 28 septembre 2016. De son côté, l’appréciation du dollar, couplée à l’affaiblissement de l’euro, met les cours sous pression, réduisant l’intérêt des investisseurs pour les échanges pétroliers.

Vers de nouvelles perspectives ?

Pétrole et dollar sont donc intimement liés. Toutefois, si les effets macroéconomiques de la hausse du dollar et du prix du baril sont comparables pour les pays importateurs (amputation du revenu domestique, chômage, inflation, etc.), il n’en est pas de même dans une perspective de concurrence économique internationale, au sens où la hausse de la devise américaine tend à stimuler le commerce extérieur des pays dont la devise n’est pas ancrée sur le dollar.

La politique de l’OPEP semble cruciale. Les stratégies géopolitiques, notamment celles visant à pénaliser la Russie et l’Iran, ainsi que la volonté de l’Arabie saoudite d’affaiblir au maximum le marché des pétroles non conventionnels – pétrole de schiste américain en première ligne – maintiennent l’offre à des niveaux très élevés. La question est donc de savoir si une telle stratégie est soutenable pour les pays du cartel, en proie à une baisse brutale des revenus liée à la chute du prix du brut. Du côté du dollar, la situation économique et la politique monétaire menée par la Réserve fédérale ne semblent pas annoncer une chute de la devise américaine à très court terme. En conséquence, si la relation négative liant actuellement prix du brut et dollar s’inscrit dans la durée et si le sens de la causalité récemment mis en évidence se maintient, une hausse importante du prix du baril n’est pas à l’ordre du jour. Cette perspective semble d’autant plus réaliste qu’une remontée du prix du brut permettrait aux exploitations américaines de pétrole de schiste d’être de nouveau rentables, ce que le cartel souhaite retarder au maximum.

Dans la mesure où ces perspectives reposent sur le lien ténu existant entre prix du brut et dollar, un dernier scénario mérite d’être évoqué. Est-il envisageable de détrôner le dollar dans son rôle de monnaie de facturation sur les marchés pétroliers ? Dans l’affirmative, quelle serait la monnaie à même de mettre fin à cette hégémonie ? Ces questions ne sont pas nouvelles puisque l’Irak, dès le début des années 2000, s’était prononcé en faveur de règlements en euros – l’un des arguments considérés comme déclencheur de la décision des États-Unis d’envahir le pays. L’Iran avait aussi fait part, dès le milieu des années 2000, de son intention d’ouvrir une bourse du pétrole dont les cours seraient libellés en euros. Aujourd’hui, toutes les attentions se portent sur le yuan. Si l’euro n’a pas réussi à détrôner le dollar en tant que monnaie de facturation, la devise chinoise pourrait-elle parvenir à franchir le cap ? Dans le contexte baissier du prix du pétrole, ce scénario semble peu probable. Le yuan est, en effet, affecté par la chute des cours et sa forte surévaluation s’est largement dissipée, signe du ralentissement de la croissance chinoise. Par ailleurs, le yuan est encore bien loin de remplir les principales fonctions d’une grande devise internationale : monnaie de règlement dans les transactions mondiales, devise dans laquelle sont libellées des émissions de valeurs mobilières internationales, monnaie de facturation et devise de réserve. Dans ces conditions et eu égard à la forte interdépendance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite créée par le recyclage des pétrodollars, une remise en cause du privilège mondial du dollar par le yuan ne semble pas envisageable à court terme.


  • [1] Nous considérons ici la série du prix WTI (West Texas Intermediate) à fréquence mensuelle. La série exprimée en termes réels est basée sur l’indice américain des prix à la consommation.
  • [2] Adrian W. Throop, « A Generalized Uncovered Interest Parity Model of Exchange Rates », Federal Reserve Bank of San Francisco Economic Review, n° 2, 1993 ; Su Zhou, « The Response of Real Exchange Rates to Various Economic Shocks », Southern Journal of Economics, 1995 ; Robert Amano et Simon Van Norden, « Oil Prices and the Rise and Fall of the US Real Exchange Rate », Journal of International Money and Finance, vol. 17, n° 2, 1998 ; Sel Dibooglu, « Real Disturbances, Relative Prices, and Purchasing Power Parity », Journal of Macroeconomics, vol. 18, n° 1, 1996.
  • [3] Agnès Bénassy-Quéré et Valérie Mignon, « Pétrole et dollar : un jeu à double sens », La Lettre du CEPII, n° 250, novembre 2005 ; Agnès Bénassy-Quéré, Valérie Mignon et Alexis Penot, « China and the Relationship between the Oil Price and the Dollar », Energy Policy, vol. 35, n° 11, novembre 2007.
  • [4] Virginie Coudert et Valérie Mignon, « Reassessing the empirical relationship between the oil price and the dollar », Energy Policy, n° 95, 2016.
  • [5] Paul Krugman, « Oil and the dollar », in Jagdeep S. Bhandari et Bluford Putnam (dir), Economic Interdependence and Flexible Exchange Rates, Cambridge, MIT Press, 1983 ; Paul Krugman, « Oil Shocks and Exchange Rate Dynamics », in Jacob A. Frankel (dir.), Exchange Rates and International Macroeconomics, Chicago, University of Chicago Press, 1983 ; Stephen S. Golub, « Oil Prices and Exchange Rates », The Economic Journal, vol. 93, n° 371, 1983.
  • [6] Voir Agnès Bénassy-Quéré et Valérie Mignon, op. cit., 2005 ; et Valérie Mignon, « Les liens entre les fluctuations du prix du pétrole et du taux de change du dollar », Revue d’économie financière, n° 94, 2009.
  • [7] Virginie Coudert et Valérie Mignon, op. cit., 2016.
  • [8] Rappelons en effet que l’on se situe à un horizon de long terme, caractérisé par le fait que la position extérieure nette de chaque pays considéré doit se stabiliser à un niveau cohérent avec le niveau de développement et la structure démographique de chacun.
  • [9] Robert Amano et Simon Van Norden, op. cit., 1998.
  • [10] Agnès Bénassy-Quéré et Valérie Mignon, op. cit., 2005 ; Agnès Bénassy-Quéré, Valérie Mignon et Alexis Penot, op. cit., 2007.
  • [11] Virginie Coudert, Valérie Mignon et Alexis Penot, « Oil Price and the Dollar », Energy Studies Review, vol. 15, n° 2, 2007.
  • [12] On admet en général qu’en dessous de 50 dollars le baril, l’exploitation des huiles de schiste n’est pas rentable, ce qui doit conduire à une réduction des forages et à l’arrêt des investissements. Notons qu’un accord de principe entre les 14 membres de l’OPEP a été conclu le 28 septembre 2016 à Alger consistant à baisser la production de l’organisation de l’ordre de 700 000 barils par jour afin de soutenir le prix.
  • [13] Virginie Coudert et Valérie Mignon, op. cit., 2016.