Problématiques régionales
La promesse du printemps. Tunisie, 2011-2017 / Aziz Krichen, Paris, Éditions de La Sorbonne, coll. « Aux quatre vents », 2018, 400 p.
La promesse du printemps. Tunisie, 2011-2017 est une édition augmentée d’un premier ouvrage écrit en 2016 par l’homme politique et chercheur Aziz Krichen. Électron libre dans le paysage politique tunisien, l’auteur est passé par le militantisme d’extrême gauche, comme nombre d’intellectuels de sa génération, et a payé ses engagements de la prison et d’un double exil, sous Habib Bourguiba d’abord, puis sous Zine el-Abidine Ben Ali. La révolution de 2011 le ramène en Tunisie, où commence pour lui une nouvelle expérience : celle du pouvoir, puisqu’il occupe pendant deux ans le poste de ministre-conseiller auprès de Moncef Marzouki, président de la République de fin 2011 à fin 2014. Hormis quelques dizaines de pages dédiées à sa collaboration avec l’ex-président provisoire, puis à la rupture due à la dérive islamiste de ce dernier, cet ouvrage aussi dense qu’aisé à lire est davantage une analyse de ce que l’on pourrait appeler « la condition tunisienne » qu’une relation des événements auxquels l’auteur a participé.
Après avoir décrit le cadre international et les racines historiques dans lesquels se sont inscrits les soulèvements arabes de 2011, Aziz Krichen articule son analyse des événements traversés par la Tunisie autour de deux axes principaux. Selon lui, ce petit pays, qui a la chance d’être ni pétrolier ni proche des zones de conflit du Moyen-Orient, souffre depuis longtemps d’un clivage profond entre les élites et la société, s’incarnant dans la frontière qui sépare la Tunisie littorale, urbaine, partie prenante de la mondialisation, de l’intérieur rural, délaissé par les pouvoirs successifs. La seconde thèse de l’auteur est que l’affrontement idéologique entre modernistes et islamistes ne concerne que les élites et demeure extérieur à la société, qui a bien d’autres préoccupations, comme l’ont démontré selon lui les modalités du soulèvement de décembre 2010-janvier 2011. C’est la raison pour laquelle A. Krichen place le dépassement de cet affrontement au rang de nécessité historique qui permettra à la Tunisie de reprendre sa marche vers la construction d’un « projet national » esquissé sous Habid Bourguiba, abandonné par Zine el-Abidine Ben Ali, et toujours en jachère depuis 2011, malgré la révolution.
C’est pourquoi l’auteur se félicite du fait qu’au terme des élections législatives et présidentielle de 2014, la querelle idéologique, qui semblait irréductible, soit passée au second plan. Non qu’il approuve la situation actuelle ; au contraire, il réserve à la classe politique ses pages les plus dures, estimant que tous les partis – y compris Ennahdha – continuent de fonctionner sur les logiques de l’avant-2011, alors que les « masses » sont entrées de plain-pied dans l’après en réclamant un changement socio-économique radical. Car les dirigeants d’aujourd’hui – à quelque bord qu’ils appartiennent – sont incapables, selon A. Krichen, de solder l’héritage d’un demi-siècle de politiques économiques erronées pour faire entrer la Tunisie dans un système moderne, porteur d’équité et débarrassé du clientélisme qui interdit de produire de la « bonne » richesse. Pire, selon lui : alors que le pouvoir avait réussi, jusqu’à la fin du XXe siècle, à maintenir les oligarchies affairistes sous sa coupe, ces dernières soumettent aujourd’hui ce qui reste d’État à leurs exigences et ont fait entrer l’économie dans l’ère de l’informel mafieux, danger mortifère pour le pays.
Ce sombre tableau est tempéré à la fin de l’ouvrage par la volonté de croire en l’avenir. Si la classe politique est d’une trivialité et d’une incompétence confinant au pathétique, la Tunisie n’en est pas moins entrée dans un processus de démocratisation qui laisse le champ libre à l’essentiel : l’amorce d’un changement socio-économique et culturel radical, dont l’auteur souligne l’urgente nécessité. Enfin, il veut voir dans le foisonnement actuel de la société civile le vivier d’une nouvelle classe politique qui pourrait bientôt remplacer celle d’aujourd’hui, usée selon lui jusqu’à la corde.
Une postface est consacrée à la nouvelle donne stratégique dans le monde arabe. Elle provoquera sans doute d’ardents débats, dans la mesure où l’auteur semble minimiser les causes internes des tragédies moyen-orientales pour attribuer aux seuls acteurs extérieurs l’expansion du djihadisme et ses conséquences. Le tableau qu’il ose de la situation actuelle n’en est pas moins stimulant, dans la mesure où il confirme le déclin de l’influence américaine au profit de nouveaux acteurs comme la Russie et l’Iran, grands vainqueurs de la guerre syrienne.
Sur la Tunisie comme sur le monde arabe, cet ouvrage passionné – parfois partial –, parfaitement documenté, nourri à l’analyse et à l’action, enrichit utilement le débat sur les futurs possibles d’un pays et d’une région en quête de leur avenir.
Sophie Bessis
Chercheuse associée à l’IRIS
De la Perse à l’Iran. 2 500 ans d’histoire / Ardavan Amir-Aslani, Paris, L’Archipel, 2018, 206 p.
« La gloire de l’Iran a toujours été sa culture », écrivait Richard Nelson Frye, professeur à Harvard et spécialiste du monde iranien. Ardavan Amir-Aslani, avocat au Barreau de Paris, souhaite apporter à travers ce travail ambitieux une compréhension de l’influence de la culture persane à « l’aventure universelle des sciences, de la philosophie, de l’art et des religions ».
L’auteur dépeint tout au long de l’ouvrage l’histoire de la Perse, à travers ses grandes périodes de domination, d’invasion et d’expansion. L’histoire de la Perse préislamique débute avec les Parthes – du IIIe siècle avant J.-C. au IIIe siècle après J.-C. –, qui créent ensuite la confédération partho-sassanide – du IIIe siècle au VIe siècle. L’invasion arabe – entre 633 et 651 – affaiblira la Perse et instaurera « deux siècles de silence » et de résistance. Progressivement, les Perses se convertissent alors à l’islam. Chose unique au Moyen-Orient, les Perses ont su préserver, malgré les invasions, leur propre culture, notamment à travers leur langue, la science, la littérature et la diffusion du chiisme, symboles de l’iranité. Sous les Samanides (874-999), puis les Ghaznévides (962-1182), émerge une réelle volonté politique de préservation de cette culture persane. Cette période, que de nombreux historiens considèrent comme « le nouvel âge d’or de la Perse », est symbolisée par de nombreux savants illustres. Du mathématicien Al-Khwarizmi (780-850) – l’origine du mot algorithme lui est liée – au philosophe et médecin Avicenne (980-1037) – « le troisième Maître » après Aristote et Al-Fârâbî –, en passant par le médecin Rhazès (865-925), l’auteur dresse de nombreux portraits d’Iraniens diffuseurs de sciences et de connaissances. Il évoque également la poésie comme un élément de préservation de la culture persane : depuis Firdousi, Omar Khayyam, Rûmî et Hafez, la poésie et le mysticisme occupent une place centrale en Iran. Enfin, selon l’auteur, s’il ne fallait retenir qu’un don de l’Iran à la civilisation mondiale, ce serait le zoroastrisme – Ier millénaire av. J.-C. – en tant que première religion basée sur le libre arbitre, le choix et la croyance en un Dieu unique, influençant grandement la pensée religieuse et humaniste mondiale.
L’ouvrage apporte une description concise de l’histoire de la Perse, même s’il est davantage un outil de découverte d’une culture millénaire persane qu’un livre d’histoire à proprement parler. Certaines périodes sont mieux décrites et détaillées quand d’autres, comme celle allant du début du XIXe au milieu du XXe siècle, ne sont pas traitées. L’auteur souhaite ainsi illustrer la force et l’influence de la culture persane, et ce, en dépit des multiples périodes de crise auxquelles l’Iran a fait face.
De nos jours, l’ancienne Perse est loin d’être limitée au peuple iranien et aux frontières actuelles de l’Iran. Elle est une « terre centrale », à la jonction entre la Méditerranée et l’Asie, entre le monde arabe et indien. Malgré le recul de cette immense hégémonie territoriale, le « monde iranien » et sa culture sont toujours présents et influents, de la Turquie à l’Inde, en passant par l’Asie centrale.
Cette particularité iranienne attire et dérange à la fois, ce qui se reflète dans la géopolitique qui caractérise le pays. Tandis que l’Iran est aujourd’hui – une nouvelle fois – au carrefour des enjeux stratégiques régionaux et internationaux, il demeure regardé avec méfiance en raison de son histoire. La dénonciation récente par les États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire ou les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran en témoignent.
Gageons que l’Iran puisse réellement incarner un laboratoire de modernité comme le fut la Perse, en préservant son héritage culturel tout en s’adaptant aux enjeux contemporains, afin de parvenir à construire un État ouvert et respectueux des droits les plus fondamentaux – en particularité ceux des minorités sociales et religieuses présentes sur son territoire –, droits ayant été énoncés par le Cylindre de Cyrus au VIe siècle av. J.-C. dans ce qui est considéré comme la plus ancienne déclaration des droits de l’homme de l’Histoire.
Peyman Baghdadi
Étudiant en Master 2 à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et ancien assistant de communication à l’IRIS
Problématiques mondiales
Oublier la Terre ? La conquête spatiale 2.0 / Jacques Arnould, Paris, Éditions Le Pommier, 2018, 168 p.
« Le temps est peut-être venu où les hommes contrôleront le destin des étoiles ». Cette phrase prononcée par Arthur C. Clarke devant le Congrès américain en 1975 (citée à la page 6 de l’ouvrage) est révélatrice de l’intérêt croissant de l’époque concernant les questions spatiales. Ces envies de découvertes connaissent un certain regain depuis une quinzaine d’années et l’essor des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon, pour ne citer que les entreprises les plus connues). Elon Musk, avec sa compagnie SpaceX, projette même de coloniser l’espace et d’emmener l’homme sur Mars.
Chargé des questions éthiques au Centre national d’études spatiales (CNES), Jacques Arnould présente dans son essai les nouveaux objectifs du Newspace, cette « révolution que connaît le secteur spatial » (p. 10). Il souhaite amener le lecteur à se questionner sur les effets que de telles avancées pourraient entraîner pour l’espèce humaine. Pourquoi l’envie de quitter la Terre se transforme-t-elle en obsession du côté des GAFA ? La planète est-elle en si piteux état qu’il faudrait l’abandonner ? Apprendre à connaître et apprivoiser l’espace, mais pour y faire quoi ?
C’est autour de ces interrogations que se construit l’argumentation de l’auteur. Il structure son propos en huit parties, destinées à accompagner le lecteur au long de son raisonnement et à le familiariser avec les grandes étapes de la conquête spatiale. Les premiers chapitres (« Et si c’était demain ? » ; « Espace 2.0 » ; « Objectif Lune ») rappellent que l’espace a toujours suscité la curiosité à travers les époques. En 1610, déjà, Johannes Kepler prédisait « que de courageux navigateurs s’élanceraient dans l’éther céleste pour rejoindre et explorer les astres d’un univers qui perdrait bientôt sa clôture… » (p. 26). Cet engouement pour l’inconnu a ensuite été abondement relayé par le cinéma et la littérature de science-fiction, qui accompagnaient d’ailleurs les manœuvres de guerre froide répondant aux besoins de domination révélés par le lancement états-unien du programme Apollo, en 1961. Les innovations technologiques, l’alliance du public et du privé – plus précisément entre l’ambition des programmes spatiaux étatiques et les baisses des coûts apportées par les entreprises privées telles que SpaceX ou Blue Origin –, puis les investissements astronomiques des GAFA confirment que l’homme n’a jamais été aussi proche de fouler le sol d’un nouvel objet non terrestre – depuis Neil Armstrong sur la Lune en 1969.
Jacques Arnould met en évidence « les nouvelles frontières de l’espace » (p. 61), en appelant toutefois le lecteur à remettre en question les projets en cours. Des thématiques stimulantes sont par ailleurs abordées, comme la question juridique liée à la conquête spatiale : à quel drapeau appartiendrait, par exemple, une nouvelle planète ou un astéroïde qui permettrait le forage et l’exploitation minière ?
L’auteur guide le lecteur jusqu’au vif du sujet : les questions éthiques que posent les nouveaux objectifs de conquête spatiale et qui devraient, selon lui, demeurer primordiales aux yeux des responsables de ces projets d’envergure. Cette dernière partie attire ainsi l’attention sur le fait que la Terre, elle, « ne se meut pas » (p. 126). Inversement, les expéditions spatiales laissent sourdre l’idée d’abandonner l’être humain au profit du « cyborg » – un être dont les capacités seraient décuplées grâce aux effets d’une intelligence artificielle incorporée –, voire celle que tous les humains ne pourront faire partie du projet transhumaniste. C’est donc bien tout l’avenir de la condition de l’homme qui est mis en jeu par le dessein avant-gardiste de l’idéologie des GAFA, et sur lequel l’auteur souhaite nous interpeller.
L’essai de Jacques Arnould est court, aisé à lire et s’adresse à tout public, du plus initié au moins compétent concernant les questions spatiales, car le but est d’attirer sur les engagements éthiques du Newspace et les conséquences de ses avancées. Passionné et sachant transmettre son intérêt pour les sujets liés à la conquête spatiale, Jacques Arnould rappelle néanmoins avec précaution que le projet transhumaniste « devrait, sans cesser de prendre souci de l’humain, s’inquiéter de tous les humains » (p. 145).
Yannis Boukobza
Assistant de rédaction à l’IRIS
Drawdown désigne le point de bascule à partir duquel la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, après avoir atteint un pic, se met à diminuer d’une année à l’autre. L’ambition de cet ouvrage collectif est une présentation exhaustive des moyens dont dispose l’humanité pour non seulement atténuer le changement climatique – en respectant l’Accord de Paris –, mais aussi pour « refroidir » la planète en captant le surplus de carbone atmosphérique. Il s’agit, en somme, d’une encyclopédie des solutions pour le climat fiable et pratique.
Pour réaliser ce projet quelque peu ambitieux, Paul Hawken, environnementaliste et spécialiste de l’économie circulaire, a réuni une équipe de 70 chercheurs de 22 nationalités. Il a mobilisé, de plus, un comité consultatif de 120 experts issus des sciences « dures » et des sciences sociales. Un site Internet complète également le livre dans sa version papier ; il permet de retrouver toutes les sources utilisées, mais aussi d’amender et / ou de compléter les données exposées. 80 mesures sont détaillées à travers huit chapitres : énergies ; alimentation ; femmes et filles ; bâtiments et villes ; affectation des terres ; transports ; matériaux ; et « Bientôt près de chez vous ».
Les sujets sont aussi variés qu’inattendus pour certains. Si les éoliennes, l’isolation des bâtiments ou encore le reboisement sont des thèmes traditionnellement évoqués, « l’éducation des filles » figurerait par exemple à la septième place des mesures les plus efficaces. En effet, les filles mieux et plus longtemps éduquées ont généralement moins d’enfants, ce qui entraîne une économie de carbone à l’échelle globale. Cette approche multidisciplinaire est d’autant plus intéressante qu’elle fut longtemps une faiblesse assumée des écologistes.
Chacune des mesures exposées est présentée sous la forme d’une fiche comprenant un tableau avec le nombre de gigatonnes de dioxyde de carbone (CO2) économisées sur la période 2020-2050, le coût net et les économies nettes. S’ensuit une description technique vulgarisée d’environ trois pages, puis une conclusion précisant les modalités du calcul conduisant aux résultats du tableau. Les illustrations sont par ailleurs nombreuses. Souvent, deux fiches sont séparées par d’autres incises sur des éléments historiques (l’histoire d’Alexander von Humboldt, l’action du pape François, etc.) ou des présentations d’ouvrages (La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben) ou de concepts.
Dans le dernier chapitre, « Bientôt près de chez vous », sont présentées des pratiques variées dont la comptabilisation chiffrée est difficile, mais l’impact sur le climat certain : le repeuplement de la toundra par les herbivores, l’Hyperloop ou encore les fermes marines, etc.
Les données sont issues d’un couplage entre les publications scientifiques les plus récentes, des rapports d’organisations non gouvernementales, d’organismes économiques, d’institutions internationales ou encore de grandes entreprises. Une présentation complète de la méthodologie figure en annexe, permettant de comprendre que ces modèles sont dynamiques – ils prennent en compte l’augmentation de la population et la croissance économique. Si l’équipe a également mis un point d’honneur à éviter les doubles comptabilisations en matière d’impact carbone – par exemple entre « toitures solaires » et « bâtiments à énergie positive » –, il reste néanmoins de nombreuses difficultés, par exemple pour prendre en compte les effets rebond – fait bien connu des sociologues : si l’on améliore l’efficacité énergétique d’un chauffage dans la maison, il peut y avoir tentation de l’utiliser plus souvent. Les indicateurs économiques utilisés proviennent volontairement d’estimations basses. Par exemple, le calcul coût / économie dans le domaine des énergies renouvelables (ENR) part du postulat que les prix des technologies de 2050 seront les mêmes qu’aujourd’hui, alors qu’elles deviendront certainement beaucoup moins chères. Les données exposées semblent donc assez fiables.
Cet immense travail mérite d’être dûment parcouru par tous les intéressés des enjeux climatiques. Il prête à l’optimisme et, surtout, à l’envie d’agir.
Pierre Gilbert
Ancien assistant de recherche à l’IRIS