Problématiques régionales
Atlas géopolitique de la Russie. Le grand retour sur la scène internationale / Pascal Marchand, Paris, Autrement, coll. « Atlas Monde », 2015, 96 p.
La réédition de ce brillant atlas vient à point nommé. Pascal Marchand y réussit la gageure de proposer une analyse précise et exposant, rigoureusement et sans jugement de valeur, la vision géopolitique qui prévaut aujourd’hui à Moscou.
L’étude de la Russie passe nécessairement par l’évocation de l’immensité du territoire, caractérisée aussi bien par « un milieu contraignant » (p. 20) que par « la manne des hydrocarbures » (p. 32) et le « pactole des ressources minières » (p. 34). Mais la puissance du pays est d’abord le résultat de choix stratégiques. Certes, la Russie reste économiquement dépendante de systèmes productifs rentiers principalement basés sur les matières premières et l’industrie lourde – lesquelles représentent « 90 % des exportations » (p. 37). Néanmoins, sans cacher les difficultés de certains secteurs d’activités, l’auteur décrypte la modernisation du complexe militaro-industriel, la relance du domaine électronucléaire et la capacité de la Russie à exporter des savoir-faire de haute technologie. S’efforçant de structurer le tissu entrepreneurial russe autour de « grands champions nationaux » (p. 36) publics (Gazprom) ou privés (Norilsk Nickel), le volontarisme de l’État explique également le relèvement partiel de l’agriculture (céréaliculture) ou l’amélioration de l’équipement logistique du pays (modernisation des ports, intégration du réseau ferroviaire dans les projets chinois de routes de la soie). Toutefois, le défi majeur réside dans l’orientation des revenus « vers des investissements préparant l’activité économique de l’avenir » (p. 37), en dépit d’un actuel contexte diplomatique économiquement délétère.
En effet, « la géopolitique en action » (p. 49) du pouvoir russe est marquée par l’aggravation du fossé avec l’Occident, au risque d’une « nouvelle guerre froide » (p. 54). Pour Moscou, les États-Unis sont animés d’une constante hostilité à son encontre et l’Union européenne (UE) n’est que le « bras civil de l’OTAN » (p. 61). « L’isthme Baltique-Mer Noire » (p. 60) devient le théâtre d’opérations de cette conflictualité, avec l’Ukraine comme enjeu principal. Et le « coup de force » (p. 74) de l’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie procède directement de cette vision obsidionale.
Car, pour la Russie, la maîtrise de son étranger proche relève de la « sphère de ses intérêts privilégiés » (p. 59). Les rapprochements diplomatiques avec de fidèles alliés – le Kazakhstan, par exemple –, le maintien de relations avec des États ouverts sur l’Occident – comme l’Azerbaïdjan « proaméricain mais pas antirusse » (p. 77) – ainsi que la quête de renversements d’alliances aux dépens des États-Unis (Kirghizstan) s’y avèrent fondamentaux.
D’autant que le Kremlin se tourne plus avant vers l’Est. Les connexions économiques ainsi que les partenariats géopolitiques (Organisation de coopération de Shanghai) entre Moscou et Beijing contribuent à un possible « basculement vers l’Eurasie » (p. 90) de la Russie. D’ailleurs, en Ukraine, le Partenariat oriental européen ainsi que les sanctions commerciales prises par l’UE et les États-Unis n’ont fait que renforcer le tropisme asiatique russe et un « mur d’incompréhension » (p. 57) avec les instances bruxelloises.
In fine, la stratégie américaine qui vise, dès l’implosion de l’Union soviétique, à « intégrer tous les pays de l’ex-URSS dans l’UE et dans l’OTAN en une “communauté euro-atlantique” et en tenir la Russie à l’écart » (p. 90) peut s’avérer éminemment contre-productive pour Washington. À favoriser une réorientation stratégique de la Russie vers l’Asie et la Chine, les États-Unis risquent de hâter « ce que la géopolitique anglo-saxonne vise depuis un siècle à empêcher : l’association du Heartland et du Rimland » (p. 92) – validant ainsi à leurs dépens le bien-fondé des théories de Halford John Mackinder et de Nicholas Spykman.
Stéphane Dubois
Professeur agrégé de géographie Lycée Blaise Pascal (Clermont-Ferrand)
Que veut Poutine ? / Jean-Robert Jouanny, Paris, Seuil, 2016, 176 p.
Ancien élève de l’ENA et du MGIMO (Institut d’État de relations internationales de Moscou), Jean-Robert Jouanny est haut fonctionnaire. Il enseigne également la civilisation postsoviétique à Sciences Po Paris.
L’auteur dresse ici un paysage clair et concis de la Russie de Vladimir Poutine depuis sa première élection à la présidence de la Fédération en 1999. La thèse qu’il défend s’articule en trois parties : la politique intérieure de V. Poutine, les soubassements idéologiques du régime et la politique étrangère du président russe. L’ouvrage est intéressant en ce que l’auteur a pris le soin d’éviter l’écueil du parti pris. N’occultant pas les succès économiques et diplomatiques de la Russie sous la présidence de V. Poutine, il présente en effet aussi les faiblesses d’un pays qui peine à maintenir une économie compétitive, à rassurer sa jeunesse quant à son avenir et à dépasser une violence quasi systématique pour résoudre ses problèmes sur la scène internationale.
La première partie de l’ouvrage fait la part belle à la présentation du personnage de V. Poutine, avant de s’intéresser plus concrètement à sa politique intérieure. Dans une deuxième partie, l’auteur traite des bases idéologiques de son régime, plus particulièrement la façon dont, en fonction des situations domestique et extérieure du pays, le président russe fait preuve d’agilité médiatique et transforme la « rossiyskaya ideya » – l’« idée russe », qui amènerait une consolidation de la société dans cette période de « raskol » (schisme) dans laquelle V. Poutine arrive au pouvoir pour la première fois – en « russkiy mir » – le « monde russe », qui a dévié de son sens linguistique et culturel premier pour englober une réalité patriotique : Moscou doit disposer d’une tutelle naturelle sur le monde russe –, afin de s’assurer la fidélité de son électorat. Le « russkiy mir » justifie ainsi l’invasion de la Crimée puisque « le peuple russe et le peuple ukrainien sont quasiment un seul et même peuple » (p. 63). Enfin, dans la troisième partie de son livre, il s’intéresse à la façon dont la Russie de V. Poutine a réagi, au fur et à mesure de ses mandats, aux stimuli lancés par l’étranger lointain.
Selon J.-R. Jouanny, la Russie choisit de répondre de manière différenciée aux différentes problématiques posées par sa situation. Elle différencie sa politique à l’égard de son espace proche – volonté de créer une relation de dépendance et / ou de peur vis-à-vis de la Russie –, de l’Union européenne – remettre en cause le modèle européen, volonté notamment mise en lumière par l’incapacité des acteurs européens à empêcher la Russie d’annexer la Crimée –, de l’espace lointain – montrer que la Russie s’est relevée et est devenue un partenaire indispensable sur la scène internationale.
Néanmoins, il est important de noter que l’auteur ne sépare pas de manière dichotomique la politique domestique de la politique extérieure. Au contraire, la première influence lourdement la dernière. En effet, de manière extrêmement « pragmatique » – le terme est très souvent utilisé dans l’ouvrage pour qualifier la politique du président –, V. Poutine renforce la présence de son pays à l’international afin que la fierté retrouvée d’être russe masque une situation domestique problématique aussi bien aux niveaux économique, social que des libertés individuelles. Ainsi, l’auteur voit plutôt V. Poutine comme un tacticien que comme un stratège. Il agirait sur le court terme, en réponse à des stimuli, plutôt que de privilégier des politiques à long terme.
Il s’agit là d’un ouvrage très documenté, défendant une analyse intéressante sans être biaisée. Du point de vue de sa structure, néanmoins, peut-être aurait-il été plus pertinent d’évoquer les soubassements du régime de V. Poutine avant d’analyser les politiques domestique et extérieure menées par ce dernier, plutôt que séparer ces analyses.
Nicolas Sindres
Étudiant en géoéconomie à IRIS Sup’
La face cachée du Quai d’Orsay. Enquête sur un ministère à la dérive / Vincent Jauvert, Paris, Robert Laffont, 2016, 306 p.
Dans les couloirs du ministère des Affaires étrangères, mercredi 5 avril 2016, une question était sur toutes les lèvres : « As-tu lu La face cachée du Quai d’Orsay ? » L’ouvrage en question est l’œuvre du journaliste Vincent Jauvert, grand reporter au service Monde de L’Obs. Son titre et son sous-titre laissaient augurer un lot d’anecdotes croustillantes. Les diplomates du Quai d’Orsay qui se sont plongés dans sa lecture redoutaient, pour certains, que leur nom y apparaisse ou, pour d’autres, qu’il soit passé sous silence, indice fatal de leur manque d’influence dans la « maison ». Tous, ils se sont délectés des petits ragots colportés sur leurs voisins de bureau.
La presse ne s’y est pas trompée : le jour même de sa publication ou le lendemain, des articles nourris ont été consacrés au livre. « Trafics, salaires exorbitants et autres scandales du Quai d’Orsay », titrait L’Obs – l’hebdomadaire qui emploie Vincent Jauvert ; « La face cachée peu reluisante de la diplomatie française », lisait-on dans Sud-Ouest ; « Un entre-soi façonné », évoquait Le Monde, plus abstrait mais pas moins critique.
Que trouve-t-on dans ce brûlot ? Moins des révélations tonitruantes que des anecdotes déjà connues, des rumeurs recueillies de sources pas toujours désintéressées dont la publication ne saurait valider la fiabilité. Tout cela est agencé de bric et de broc, les chapitres se succédant sans suite logique. Examinons pour s’en convaincre les trois premiers. Le premier concerne un « scandale étouffé » – dont la presse s’était pourtant déjà largement fait l’écho – au sujet duquel Vincent Jauvert ne révèle rien qui ne soit déjà su : le blâme infligé à l’ancien ambassadeur de France en Espagne pour avoir mis à disposition d’un sponsor privé sa résidence en méconnaissance des règles de la comptabilité publique. Le deuxième évoque le « linge sale » évidemment lavé en famille, telle la mise à la retraite d’office d’un ambassadeur harceleur, une décision d’une sévérité exemplaire que le Quai n’a nullement cherché à cacher. Ou encore le rappel à Paris, suivi de la suspension de six mois sans solde du consul général à Hong-Kong accusé de grivèlerie, elle aussi largement relayée dans la presse. Le troisième passe en revue les « Mickey d’Orsay », soit Philippe Douste-Blazy – auquel ce sobriquet cocasse avait été donné en 2006 –, Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie, qui se sont succédé au poste de ministre.
Reconnaissons à Vincent Jauvert d’être généralement bien informé. Le journaliste a fait son travail, puisant aux meilleures sources et interrogeant la quasi-totalité du haut encadrement du ministère. Pourtant, son livre est semé d’erreurs qui jettent un doute sur sa connaissance du sujet. Certaines sont subjectives : sa tendance à voir des lobbys partout – les énarques, les gays, etc. D’autres sont objectives : il n’y a pas eu trois mais seulement deux décisions du Conseil d’État annulant la nomination de deux ambassadeurs fin 2012.
L’accumulation de ces historiettes rappelle la lecture du Canard enchaîné. On en sourit, on en pleure et au bout d’un moment, on s’en lasse. L’exercice, qui se veut inédit, n’est pas nouveau. À intervalles réguliers, les journalistes se penchent sur le Quai d’Orsay : Albert du Roy en 2000 (Domaine réservé), Isabelle Lasserre en 2007 (L’impuissance française), Franck Renaud en 2010 (Les diplomates), Gilles Delafon en 2012 (Le règne du mépris. Nicolas Sarkozy et les diplomates). Ces ouvrages font unanimement le constat de l’inadéquation entre les ambitions de notre politique étrangère et le manque de moyens de notre appareil diplomatique. La situation est particulièrement documentée par une série de rapports parlementaires dont la qualité ne reçoit pas la publicité qu’ils méritent. L’attention portée au Quai d’Orsay est étonnante. Il y a fort à parier que des enquêtes similaires sur d’autres administrations, tel que le corps préfectoral, aboutiraient aux mêmes résultats.
Yves Gounin
Haut fonctionnaire
Migrations en Méditerranée / Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Paris, CNRS Éditions, novembre 2015, 382 p.
Dans l’imaginaire populaire, les migrations en Méditerranée se présentent spontanément sous un mode misérabiliste et sensationnaliste : le cadavre du petit Eylan sur le rivage turc, les pateras surchargées de migrants subsahariens au large des côtes espagnoles, l’espace Schengen qui se claquemure derrière des fils barbelés, etc. Sans rien nier de cette dimension tragique, les actes du colloque « Le modèle migratoire méditerranéen dans la tourmente », qui s’est tenu à Rome en mai 2014, restituent l’espace, le système et le régime migratoire méditerranéen dans toute sa complexité, loin des idées reçues.
La première erreur serait de considérer la Méditerranée comme un espace homogène. Bordée de 20 États, elle est en fait constituée de trois ensembles aux profils migratoires très différents : l’ensemble Maghreb-Europe occidentale, avec en première ligne l’Espagne et l’Italie, qui accueillent des migrants maghrébins et subsahariens ; l’ensemble balkanique, où se mêlent migrations intra et extra-européennes via la Turquie et la Grèce ; l’ensemble proche-oriental, qui connaît sur la longue durée des flux de réfugiés massifs : Palestiniens, Irakiens, Syriens, etc.
La deuxième erreur serait la symétrie exacte de la première : refuser de considérer l’espace méditerranéen dans son unité. Car les trois espaces qui constituent la Méditerranée ne sont pas étanches les uns aux autres. Lorsqu’une route se ferme, les passeurs en ouvrent une autre. Lorsque la Libye de Mouammar Kadhafi empêche l’émigration, les flux se reportent à l’Ouest vers l’Espagne ; lorsque l’Espagne parvient à endiguer l’arrivée des cayucos du Sénégal, les flux se reportent à l’Est. Cette adaptabilité des réseaux condamne par avance la réponse sécuritaire à l’échec : le renforcement de contrôle sur tel ou tel point de la frontière européenne n’aura d’autre effet que de reporter la pression sur le point le plus faible.
La troisième erreur est sociologique. Elle consiste à assimiler la foule des émigrés à une masse indéterminée, poussée à l’exode par la misère économique et / ou la répression politique. Or les plus pauvres n’émigrent pas, faute d’avoir les ressources – financières, relationnelles – pour le faire. Le profil type de l’émigré est un jeune diplômé, sans opportunité professionnelle dans son pays, en quête d’une vie meilleure au Nord de la Méditerranée, où le PIB par habitant est 14 fois plus élevé qu’au Sud. A-t-il joué un rôle dans l’éclatement des printemps arabes ? Réconciliant les catégories exit et voice (Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Harvard University Press, 1970), Nicholas Van Hear suggère dans sa postface que ces émigrés ont d’une part, par leur défection, signé l’échec des régimes autoritaires nord-africains à donner du travail aux jeunes générations et d’autre part, via leur prise de parole sur les réseaux sociaux, semé le grain de la révolte dans l’espace social.
La dernière erreur serait de réduire les échanges migratoires à leur seule dimension Sud-Nord. Les contributions de cet ouvrage collectif évoquent des flux Sud-Sud ou Nord-Sud ignorés mais bien réels. Leur multiplication contribue à brouiller les cartes. Les pays du Maghreb, par exemple, ne sont pas seulement des pays d’émigration, mais aussi des pays d’immigration et de transit – Mehdi Alioua dénonce avec justesse l’usage de ce terme et lui préfère celui « d’étape ». Il en est de même pour la Turquie, dont on perçoit aujourd’hui le rôle crucial – et qu’elle instrumentalise – dans le régime migratoire européen. Ces pays sont une terre de départ pour leurs propres ressortissants « brûleurs de frontières » et pour des étrangers qui ont fait étape plus ou moins longtemps sur leur territoire. Mais ils doivent aussi se penser, non sans mal, comme une terre d’accueil : pour des populations d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient qui souhaitent – mais pas toujours – gagner l’Europe, pour des émigrés illégaux réadmis en vertu d’accords bilatéraux, voire pour des Européens, binationaux ou pas, à la recherche de leurs racines ou d’une retraite ensoleillée.
Yves Gounin
Haut fonctionnaire
NSA. National Security Agency / Claude Delesse, Paris, Tallandier, 2016, 512 p.
Claude Delesse dresse ici le portrait-robot d’une agence dont on a longtemps cru qu’elle n’existait pas : la National Security Agency (NSA), l’agence fédérale américaine chargée du renseignement technique. Héritière de l’expertise britannique, elle a établi, depuis l’aube du troisième millénaire et à travers le monde entier, un vaste système d’interception de masse et de stockage des communications. L’ouvrage se base sur de nombreuses sources ouvertes, témoignages d’anciens, comptes rendus d’entrevues parlementaires et documents déclassifiés ou ayant fuité via des lanceurs d’alertes.
Le livre retrace l’histoire de la NSA, intimement liée à tous les grands événements ayant impliqué les États-Unis depuis les années 1950 – la crise de Cuba, la guerre du Viêtnam, etc. L’enquête de C. Delesse permet aussi d’appréhender l’univers interne de l’agence, depuis son fief surprotégé de Fort Meade jusqu’à ses stations d’écoute dispersées à travers le monde, mais également ses partenariats avec les services d’autres pays, de fait placés en délicate position quand il s’agit de dénoncer les excès de leur camarade et alliée.
Étonnamment, à la suite des révolutions technologiques induites par l’après-guerre froide et jusqu’au 11 septembre 2001, la NSA s’est trouvée technologiquement dépassée et sous-financée, dépassée par un monde qui allait trop vite pour son administration rigide. De l’aveu même de son ancien directeur Michael Hayden, c’est l’émergence du terrorisme qui l’a sauvée. Soudainement placée sous perfusion financière comme toute la communauté du renseignement américain, la NSA va développer ses techniques, acquérir du matériel, recruter du personnel, forger des accords avec de nouveaux pays « amis » et lancer des projets aussi gourmands en énergie qu’en financement – qui finiront pas échouer, écrasés par le poids de leur propre démesure.
C. Delesse, qui expose habilement l’étendue de la surveillance, n’oublie pas d’en souligner l’outrance et l’illégalité. La NSA ne respecte ainsi pas la législation américaine elle-même, profitant des largesses du Patriot Act pour justifier toutes ses activités par l’argument inébranlable de la sécurité nationale. Plus inquiétant, elle ne fait pas non plus l’objet d’un contrôle parlementaire efficace, les commissions justifiant l’activité de l’agence davantage qu’elles ne la contrôlent.
Si le travail de l’auteur est colossal, on peut toutefois lui reprocher sa froideur. En décrivant la NSA comme une machine implacable et déshumanisée dirigée par des despotes indépendants, il écarte ce qui motive profondément la démarche américaine. Plutôt qu’une soif d’information autoalimentée, il faudrait rappeler l’ambition d’exister d’une agence longtemps dépréciée, la peur irraisonnée de voir la patrie attaquée et l’angoisse du déclassement stratégique. Autant de sentiments qui, sans rien justifier de l’extravagance de la NSA, peuvent permettre de l’expliquer et auraient mérité d’être abordés de façon peut-être moins manichéenne.
Désormais sous surveillance des médias et du public, l’agence dispose toujours d’un soutien politique lui permettant de poursuivre ses activités. Mais alors que la Chine, la Russie et d’autres développent des capacités similaires, et tandis que certains de ses amis, dont dépend sa collecte d’informations, ont été échaudés par les révélations d’Edward Snowden, la NSA se retrouve dans une position délicate. Alors que son monopole sur les réseaux est menacé, elle est en effet plus que jamais condamnée à la discrétion, celle-là même qui l’a menée où elle se trouve aujourd’hui.
Guilhem Jean
Étudiant à Sciences Po Paris, master Sécurité internationale
Les armées dans les révolutions arabes. Positions et rôles. Perspectives théoriques et études de cas / Saïd Haddad (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 143 p.
Cet ouvrage est le fruit d’un colloque tenu en 2012 à Saint-Cyr Coëtquidan. Il interroge les acquis de la sociologie des acteurs militaires appliquée au monde arabe. L’impuissance des catégories antérieures à prévoir ou expliquer le positionnement des armées arabes lors des soulèvements de 2011 appelle leur réexamen théorique, suivi de six études de cas d’inégal intérêt.
Ces études de cas remettent en cause des préjugés historiographiques et analytiques, notamment la focale grossissante sur les instabilités politiques (coups d’État, luttes d’indépendance). Ainsi, le rôle politique de l’armée algérienne est déduit a posteriori de son intervention en 1991, dans un contexte électoral dominé par le Front islamique du salut (FIS). Cette lecture téléologique néglige les événements de la décennie précédente : les émeutes populaires de 1988, l’ouverture de l’Algérie au multipartisme et la modernisation de l’armée engagée dès 1980. Son intervention en 1991 n’est que conjoncturelle, ce que les analyses négligent en proposant des perspectives monolithiques tant en termes historiques que sociaux.
L’examen du complexe militaro-sécuritaire syrien dénonce le biais analytique d’une lecture identitaire du fonctionnement des forces armées. Les Alaouites ne sont pas unanimes derrière Bachar Al-Assad, pas plus qu’ils ne l’étaient derrière son père. L’unité communautaire est le fruit d’une longue socialisation des élites alaouites au sein du gouvernement Assad, elle ne lui préexiste pas. Si Hafez Al-Assad recourt massivement aux solidarités confessionnelles pour sécuriser son régime, les lignes de clivage actuelles jaillissent aussi des solidarités familiales, tribales et économiques, présentes dès le coup d’État du parti Baas.
Les contributions rappellent la mise en concurrence des différentes forces de sécurité (milices tribales en Irak et en Libye, services de renseignement en Syrie) comme stratégie de survie des gouvernements autoritaires. Le complexe militaro-sécuritaire syrien inclut forces régulières, milices et services de renseignement, dans l’imbrication des fonctions de défense nationale et de sécurité intérieure. Ces structures duales ou concurrentielles expliquent la fragmentation des groupes armés actuels (Irak, Syrie), et la défiance envers les armées après la chute du dictateur, lorsque les cadres en sont maintenus (Libye). Elle soulève aussi la question des processus dits DDR (désarmement, démobilisation, réintégration), dont on constate l’échec en Libye depuis 2012, la dangerosité en Irak depuis 2003 et la politique de débaasification, et que l’on devrait déjà planifier pour la Syrie de demain.
Le changement de paradigme dans la perception des armées par les sociétés arabes est capital. Elles ne sont plus porteuses de modernité, mais les outils de régimes néopatrimoniaux, sauf là où elles ont été écartées du pouvoir (Tunisie) et n’ont pas pris position contre les manifestants (Égypte). Leur rôle dans les transitions politiques en cours et leur lien avec les sociétés civiles aurait ainsi mérité un plus ample examen (Égypte, Libye). Leur légitimité dépendant toujours de leur performance face aux défis sécuritaires, on s’étonnera également de l’absence fréquente de données relatives aux budgets militaires et à leurs évolutions. Les enjeux de la conscription sont, en outre, peu étudiés (naissance de mouvements d’objecteurs de conscience, contestations face aux conscriptions mortifères du régime Assad). Le rôle économique de l’armée, exploré dans la contribution sur l’Égypte, est un autre aspect sous-exploité de cette étude : la captation des rentes économiques organisée par l’État n’a pas été remise en cause par les soulèvements, appuyant l’hypothèse d’un État profond égyptien résilient.
À vouloir catégoriser les armées arabes, on ignore la spécificité de chacune et ses logiques propres (professionnalisation, statut rentier, arbitrage politique, fragmentation, etc.). L’ouvrage souligne avec justesse que l’usage de catégories pour saisir les armées arabes n’est plus pertinent.
Aprilia Viale
Étudiante à IRIS Sup’
Problématiques mondiales
Les frontières mondialisées / Sabine Dullin et Étienne Forestier-Peyrat (dir.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « La Vie des idées », 2015, 100 p.
Cet ouvrage collectif se donne pour ambition de réfléchir aux mutations du système contemporain des frontières, auquel la mondialisation confère un nouvel essor. Les différentes contributions s’attachent donc toutes à leur manière à montrer les rapports mouvants qu’entretiennent les frontières avec le processus de mondialisation.
La notion de frontière est historiquement associée à la naissance d’un ordre international fondé sur l’affirmation de la souveraineté des États et la maîtrise du territoire. Mais contrairement aux idées reçues depuis la fin de la guerre froide, les frontières ont bien survécu au processus de mondialisation. Les processus de délocalisation et de variation de la frontière dans un monde de fortes mobilités économiques et humaines n’ont pas contribué à sa déconstruction, mais à sa mutation. Avec la mondialisation, les frontières se déplacent, se démultiplient, s’épaississent, circulent, s’émancipent des souverainetés étatiques, s’extraterritorialisent, sous l’influence de multiples acteurs.
Pour Sabine Dullin, professeure d’histoire à Sciences Po qui rédige la présentation et coordonne l’ouvrage, un double mouvement est donc à l’œuvre. Le tournant du 11 septembre 2001 a stimulé des formes de déterritorialisation du politique, tandis que se reconfiguraient, à la marge d’États délégitimés, de nouveaux territoires interstitiels propices à la subversion, où les lignes de frontières se démultiplient par ailleurs. La fin des frontières est ainsi un mythe qui a fait long feu, même au sein de l’Union européenne, comme le démontre le chapitre consacré à Frontex.
On notera l’article particulièrement intéressant de Matthieu Rey, qui interroge la nature étatique et territoriale de Daech. Alors que l’État a principalement été pensé en référence aux modèles occidentaux, l’auteur se demande dans quelle mesure l’État islamique participe de la remise en cause du statut westphalien des frontières. Ainsi, le dit État islamique, qui entend détruire la frontière entre l’Irak et la Syrie issue du mandat franco-britannique de l’entre-deux-guerres, souhaite en réalité rétablir les frontières plus anciennes du califat.
L’ouvrage a le mérite de décliner sa thèse – la mondialisation tourne le dos au monde sans frontières prôné par les utopies du XXe siècle – à travers des contributions pour la plupart originales et qui présentent des aspects méconnus de la question. C’est par exemple le cas de Damien Simonneau, qui analyse finement des mouvements sociaux pro-murs en Arizona et en Israël, qui visent à influencer les politiques de défense nationale.
Mais Les frontières mondialisées se présente comme un essai, alors qu’il s’agit d’une succession d’exemples hétérogènes et non exhaustifs des rapports entre les notions de frontière et de mondialisation. Chaque sujet abordé est très spécifique, se concentrant subjectivement sur un aspect particulier de la frontière (marge, mur, filtre, etc.), sans appui théorique ni lien avec les autres articles. À ce titre, l’ouvrage ne peut pas entièrement satisfaire un lecteur qui souhaite avoir une première approche du sujet. Sa lecture nécessite une vue d’ensemble avant d’aborder des sujets spécifiques qui n’ont d’autre cohérence que d’être des versions remaniées de textes publiés sur le site « La Vie des idées », sous la direction de Pierre Rosanvallon. Le rapport des frontières à la mondialisation est finalement peu explicité, à part dans la rapide introduction, sans apports conceptuels qui seraient pourtant les bienvenus pour mieux comprendre les études de cas dont il est ensuite question. Il sera alors utile, pour le lecteur, de se reporter à la bibliographie complète et commentée, qui appelle à approfondir la question.
Camille Escudé
Ancienne assistante de recherche à l’IRIS
Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle / Pierre Dardot et Christian Laval, Paris, La Découverte, 2015, 593 p.
Cet ouvrage, ambitieux et touffu, devrait devenir une référence intellectuelle pour les mouvements alternatifs refusant l’hégémonie du système capitaliste et espérant l’avènement d’un nouveau modèle de société construit sur les principes de solidarité et d’association. Le livre n’est pourtant pas facile d’accès, et l’archéologie approfondie de la notion de « commun » peut décourager ceux qui chercheraient plutôt un manuel orienté vers l’action. Saluons toutefois ce travail intellectuel qui brosse l’histoire et la philosophie d’une notion plurielle et évolutive.
Si les communs faisaient référence à ces terrains librement exploités par la communauté villageoise, les auteurs s’appuient pour leur part sur une définition consensuelle : la gestion collective des ressources communes, qui échappent à la logique du marché comme à l’administration publique, et dont il faut les protéger. Ils citent les paysages, l’eau, l’air, les idées, la science, les ondes radio, mais aussi les relations sociales, l’éducation, l’engagement civique, etc. Les biens (ou choses) commun(e)s se différencient de la chose publique, appropriée par une institution – l’État –, qui est tout sauf aux mains des citoyens. P. Dardot et C. Laval constatent une offensive généralisée des forces du marché pour faire basculer toujours plus de communs dans le domaine de la propriété privée : biopiraterie (connaissances « indigènes » du biologique dérobées et déposées sous brevet par des multinationales, par exemple), accaparement des terres arables africaines par des entreprises du Golfe, etc.
Les auteurs proposent ensuite leur propre définition, puis construisent une théorie du changement politique et social qu’ils peuvent à juste titre qualifier de révolutionnaire – même si le lecteur pourrait ajouter le qualificatif « utopique ». Les biens communs ne peuvent se réduire à un régime de propriété : il s’agit de construire des normes, des règles sociales, des mécanismes légaux qui permettent à des individus de partager la propriété et le contrôle des ressources. Cela passe par la mobilisation d’un « agir commun », qui définit au sein de nouvelles institutions des droits d’usage établis sur une norme sociale de non-appropriation et de coproduction. Cette démarche doit irriguer toutes les sphères de l’économie et de la société, faire battre en retraite l’appropriation capitaliste et mettre fin aux hiérarchies et aux subordinations qui en résultent, notamment dans le monde du travail.
Refusant l’analyse marxiste et se nourrissant plutôt d’une vision néoproudhonienne, leur théorie envisage la recomposition de la société par une généralisation du phénomène d’association, dont les structures de base donneraient naissance à une fédération politique et à une forme d’autogouvernement. L’étape ultime vise la maîtrise des biens publics mondiaux et la défense du « patrimoine commun de l’humanité », en affaiblissant ou en éradiquant les logiques nationales.
Les nouveaux mouvements qui ont marqué, depuis les années 1990, ce rejet et ces revendications « préfigurent […] des institutions nouvelles par leur tendance à vouloir nouer forme et contenu, moyen et objectif, à se défier de la délégation à des partis et de la représentation parlementaire » (p. 455). Mais le lecteur se demandera ce qui demeure concrètement de ces mouvements, car l’ouvrage reste assez discret sur leur mise en œuvre, en dehors peut-être du commun de la connaissance. Pour ce dernier, les auteurs montrent les méthodes de coopération et de partage liées au monde de la recherche et de l’université, mais aussi les processus régissant les logiciels libres ou la constitution de l’encyclopédie Wikipédia.
Pour P. Dardot et C. Laval, la convergence de ces aspirations à un nouveau mode social conduira à une révolution sans violence, qui refondera notre monde.
Yannick Prost
Haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po
La guerre des civilisations n’aura pas lieu / Raphaël Liogier, Paris, CNRS Éditions, 2016, 240 p.
Raphaël Liogier n’est pas encore aussi médiatique que Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut ou Michel Onfray. Mais il y a fort à parier que la voix de ce philosophe, professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence, directeur de l’Observatoire du fait religieux, se fasse de plus en plus entendre sur la scène publique.
Il résume dans son dernier livre, sous un titre claquant, les thèses qu’il a exposées dans une œuvre déjà abondante. La remise en cause de la thèse de Samuel Huntington n’en constitue pas le point de départ, mais d’aboutissement. La sociologie du fait religieux est son principal sujet d’études : sa thèse avait pour thème l’occidentalisation du bouddhisme, et les études qu’il dirige à l’Observatoire du fait religieux documentent un « retour du religieux », loin des thèses longtemps prévalentes sur le « désenchantement du monde ».
Cette « désécularisation » s’opère selon trois tendances communes aux trois religions. Le spiritualisme, rationnel, séduit les classes supérieures qui embrassent de nouvelles spiritualités New Age ou Next Age : groupes néochrétiens, néojudaïques, néomusulmans (avec le néo-soufisme). Le charismatisme, émotionnel, touche les classes défavorisées d’Amérique latine, d’Afrique subsaharienne ou d’Occident : les prêcheurs évangéliques ou les télécoranistes égyptiens ou indonésiens jouent sur les mêmes ressorts. Le fondamentalisme, réactionnel, a pour centre névralgique le Moyen-Orient, où il se nourrit de la rancœur accumulée par des populations en mal de reconnaissance, mais se retrouve également dans le catholicisme ou dans le bouddhisme.
Raphaël Liogier – qui a achevé la rédaction de son livre au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 – consacre de stimulants passages à l’islamisme. Il récuse le fantasme d’une essence islamique antimoderne et belliqueuse. Avec Olivier Roy, il distingue la fausse radicalisation de l’islam de la vraie islamisation de la radicalité. Ce n’est pas l’islam qui se radicalise, ce sont des jeunes déclassés, sans passé religieux, qui découvrent sur Internet un canal pour exprimer leur haine. De ce point de vue, Raphaël Liogier nous invite à reconsidérer le port du voile intégral, qui constitue moins la manifestation d’une religion phallocratique qu’un défi « hypervolontaire » de femmes en quête d’identité.
L’hypermodernité religieuse, marquée par un mélange des styles et un gommage des frontières, est caractéristique de notre temps. Raphaël Liogier utilise quelques formules chocs pour la définir : « individuo-globalisme », « grand bain informationnel », « espaces de désir déterritorialisé », etc. Le constat n’est pas novateur, et Gilles Lipovetsky l’avait déjà dressé trente ans plus tôt : à l’ère de la mondialisation, la distance abolie ne limite plus nos capacités d’appartenir à des communautés immatérielles et éphémères – et à nous éloigner paradoxalement de nos propres voisins. L’avènement d’Internet a accéléré ce processus et en a modifié la structure : récepteur passif d’une information sans cesse plus volumineuse, l’individu est désormais à même de devenir un émetteur actif.
C’est à partir de ce constat général que Raphaël Liogier déconstruit la thèse de Samuel Huntington. Dans un monde de plus en plus « liquide », les identités se métissent, les valeurs se diffusent, les frontières perdent leurs sens. La théorie du « choc des civilisations » se réduit à une prise de conscience réactionnaire d’une identité en déclin, un « appel aux armes », selon la formule de Giuseppe Sacco, de l’Ouest contre le Reste, dont la valeur est moins descriptive qu’axiologique.
Yves Gounin
Haut fonctionnaire
Économie des matières premières / Pierre-Noël Giraud et Timothée Ollivier, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2015, 122 p.
Longtemps présentée comme le cœur des préoccupations des économistes des matières premières, la rareté apparaît désormais comme secondaire face à des questions comme la rentabilité des investissements. « Nous n’avons pas de problèmes de ressources rares, nous n’avons que des problèmes de “poubelles” pleines. Les ressources naturelles sont en réalité très mal nommées. Les “épuisables” ne le sont pas à l’horizon de la décroissance démographique et du progrès technique qui nous attend » (p. 119). Tel est du moins le résultat auquel parviennent, entre autres apports, Pierre-Noël Giraud et Timothée Ollivier au terme de leur ouvrage « consacré à l’analyse économique du secteur primaire et du fonctionnement des marchés de matières premières » (p. 8).
Après avoir présenté un aperçu historique et géographique de la consommation et des échanges liés aux matières premières, les auteurs se concentrent sur les questions de la formation des prix, des marchés dérivés et de la spéculation, ainsi que sur les problématiques en lien avec l’instabilité des prix. Le lecteur est alors amené, à travers des exemples illustrés, à comprendre les mécanismes de l’offre et de la demande, tout comme les décisions d’investissement régissant le secteur des matières premières.
Au-delà de ces questionnements relatifs à la compréhension des marchés et aux contrats, les auteurs ouvrent également la discussion concernant des débats autour de la « rareté » de certaines matières premières et des liens entre l’exploitation de ces ressources et les enjeux du développement durable. L’une des thématiques abordées en ce sens concerne la difficulté liée à l’absence de taux d’actualisation de long terme afin de rendre compte de « l’équité intergénérationnelle » (p. 56) dans le calcul des prix des matières premières. Une telle approche permettrait d’intégrer les besoins des générations à venir dans le calcul des prix d’aujourd’hui, ce qui permettrait de mettre l’accent sur les questions de durabilité des matières premières au-delà de trente ans.
Néanmoins, Pierre-Noël Giraud et Timothée Ollivier insistent sur le fait que la « “rareté croissante” des ressources épuisables de carbone fossile n’est qu’une illusion » (p. 119). En effet, ils démontrent que des investissements dans la recherche de nouveaux gisements au-delà de trente ans seraient très risqués du point de vue de leur profitabilité et que l’on serait, par conséquent, encore loin d’avoir puisé dans toutes les ressources disponibles. Ils remettent ainsi en cause le raisonnement malthusien qui a longtemps alimenté les travaux économiques sur les matières premières. À ce titre, les auteurs mobilisent les projections de croissance démographique publiées par les Nations unies, afin de souligner l’idée de la fin de cette approche malthusienne de l’économie des matières premières, à la suite de la stagnation, puis la diminution de la population mondiale prévue pour la fin du siècle.
L’ouvrage présente donc, dans son ensemble, une introduction générale et accessible des enjeux liés à l’économie des matières premières, tout en ouvrant des débats allant au-delà des mécanismes déterminant l’offre et la demande.
Lisa Biermann
Diplômée de l’IEP de Paris et étudiante en master d’économie internationale à l’UPEC
Diplomatie. Dans le secret de la négociation / Paul Dahan (dir.), Paris, CNRS Éditions, Biblis, 2016, 256 p.
Que ce soit par son statut ou par son activité même, la diplomatie fascine. Acteurs de l’ombre d’une actualité en mouvement, au cœur de périodes de crises comme de renforcement des liens, les diplomates tâchent de faire valoir les intérêts des États qu’ils représentent dans le cadre de négociations. Davantage qu’un métier, ils représentent aussi un trait de caractère, ce que le Larousse définit comme une « habileté, du tact dans la conduite d’une affaire ».
Plus qu’une analyse politique de la diplomatie, cet ouvrage collaboratif, dirigé par Paul Dahan, présente des expériences et des témoignages de négociations. Le représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe de 2010 à 2015 précise d’ailleurs, dès l’introduction, que cette démarche n’a « rien d’une approche scientifique et objective. Elle revendique son caractère empirique et subjectif » (p. 11). L’objectif est donc de s’éloigner de la théorie et de fournir une analyse certes non exhaustive, mais profondément pragmatique, enrichie par les expériences.
À travers un retour historique sur les métiers de la négociation, sur la négociation bilatérale, multilatérale régionale et multilatérale internationale, chacun de ces récits aborde une facette différente de la diplomatie et, par là même, ce qui est en général passé sous silence. Paul Dahan, Thérèse Gastaut, Jacques Andréani, Alain Dejammet, Bernard Dorin, Michel Fouchet, Maxime Lefebvre, François Nicoullaud, Gabriel Robin, Pierre Vimont et Henry Zipper de Fabiani mettent ici en lumière un travail de l’ombre, celui qui ne retient pas forcément l’attention mais qui permet, grâce à de l’intelligence, de la patience et de la subtilité, de contourner un écueil et de faire avancer la diplomatie. Les auteurs décrivent, chacun à leur tour, trois dimensions de la négociation : temporelle, soulignant l’importance du kaïros grec, empirique et humaine.
Loin des fastes des palais et de l’attention permanente des médias, ces diplomates relatent comment, confrontés à un problème, ils ont assisté ou participé à sa résolution. La succession de témoignages – 11 au total – tend, en outre, à démontrer le caractère éminemment humain de la fonction, au-delà de l’intelligence tactique dont les diplomates doivent faire preuve. Relations humaines maîtrisées, jeux d’intérêts, partie de chasse aux crocodiles ou encore patience – « il faut laisser du temps au temps », confie T. Gastaut –, cet ouvrage témoigne de la formidable polymorphie de la négociation et lève une partie du voile sur les succès d’initiatives, mineurs comme majeurs, qui contribuent à fonder, conjointement avec les grands principes et les intérêts nationaux, la diplomatie française, européenne et internationale.
Vouloir se détacher des analyses théoriques existantes est un exercice pertinent, démontrant le caractère vif et mouvant de la diplomatie. Chaque exemple est unique, répondant à une situation et à des circonstances spécifiques. De même, chaque contribution présente succinctement les principaux éléments de compréhension de la négociation à laquelle elle fait référence, illustrant ainsi les enjeux sous-jacents : intérêt personnel, étatique etc. Par cet effort pédagogique, par des séries d’anecdotes permettant d’illustrer les points de tension ou de résolution, cet ouvrage collectif permet au lecteur de découvrir ce qu’est la négociation, ce qu’elle signifie concrètement et ce qu’elle implique. Plus qu’un témoignage, il s’agit d’une contribution importante dans le domaine de la diplomatie.
Carole Gomez
Chercheure à l’IRIS