Non, Daech n’est pas un État / Par Hosham Dawod

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  • Hosham Dawod

    Hosham Dawod

    Chercheur au CNRS (LAIOS / IIAC), anthropologue et spécialiste de l’Irak. Il dirigeait jusqu’en septembre 2014 la branche irakienne de l’Institut français du Proche-Orient.

L’année 2016 coïncide avec le centenaire des accords Sykes-Picot. Pour la première fois, responsables politiques, journalistes, spécialistes proclamés pour l’occasion, voire même l’Organisation de l’État islamique (Daech) ont ainsi été amenés à évoquer de façon concomitante et récurrente la fin de ces accords, qui envisageaient une répartition géographique de la dépouille de l’Empire ottoman entre les alliés européens futurs vainqueurs. Affirmer que Sykes-Picot a fait son temps revient pourtant à commettre plusieurs erreurs majeures : d’une part, aucun pays de la région n’est issu directement de cet accord secret passé entre le diplomate britannique Mark Sykes et le Français François-Georges Picot ; d’autre part, on ne saurait faire abstraction d’un siècle d’histoire au prétexte que les principales frontières du Proche-Orient auraient été mal tracées.

L’Irak a été présenté comme le premier pays à se défaire, sous prétexte d’avoir été mal façonné. Cette prophétie suppose une « correction » de l’Histoire, quitte à ce que Daech en soit l’artisan [1]. Certes, la société irakienne a subi ces trois dernières décennies, et particulièrement depuis 2003, de profonds bouleversements – au point qu’il est devenu impossible d’employer le mot « stable » pour parler de l’Irak en tant qu’État ou société. Le pays a en effet été confronté, comme peu d’autres, à nombre de guerres, de violences et de dérèglements : guerre avec l’Iran (1980-1988) ; guerre du Koweït et quasi-destruction des infrastructures (1991) ; mise sous un embargo implacable durant treize ans (1990-2003) ; occupation ayant abouti à une profonde redistribution du pouvoir et des ressources (2003-2011) et à la quasi-démolition de l’État ainsi qu’à la suppression de l’armée ; sans parler, depuis lors, d’une quasi-guerre civile fondée sur une politisation des identités ethno-confessionnelles. La défaite des forces armées irakiennes à Mossoul face à l’État islamique en Irak et au Levant (État islamique, dit Daech), ainsi que les avancées fulgurantes de ce dernier dans de nombreuses localités sunnites dans le Nord et le Nord-Ouest du pays dans la deuxième moitié de 2014, ont bouleversé plus encore l’équilibre politique et ouvert de nouveau les spéculations sur l’imminence de la disparition de l’État irakien.

Le phénomène Daech et la proclamation du califat

Le 29 juin 2014, l’État islamique est instauré sur une partie de l’Irak et de la Syrie, avec la proclamation d’un « califat ». À sa tête, Abou Bakr Al-Baghdadi s’auto-désigne calife. De son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Al-Badri, A. B. Al-Baghdadi est un musulman sunnite ultra-rigoureux, originaire de la ville de Samarra. Dans sa proclamation, il exhorte les musulmans – sunnites – à lui prêter allégeance et à secourir l’« État » théocratique qu’il souhaite installer. Il rejette radicalement toute référence à la démocratie, à la laïcité ou au nationalisme, qualifiés de « dégénérescences » et d’« ordures » de l’Occident. Sur le plan intérieur, Daech désigne les chiites comme son adversaire. Il persécute les minorités religieuses en réinstallant le statut de dhimmi [2] et éradique les minorités considérées comme païennes (yézidis, shabaks, kakaïs).

Jusqu’à mi-février 2015, Daech contrôlait un territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak, équivalent à la superficie du Royaume-Uni, avec 8 à 10 millions d’âmes. Depuis cette date, le mouvement djihadiste subit des revers aussi bien en territoire syrien – autour de la ville kurde de Kobané, à Palmyre, à Tal Abyad – qu’en Irak – d’abord grâce aux peshmergas kurdes à l’Ouest d’Erbil et au Nord de Mossoul (Makhmur, barrage de Mossoul, une partie importante de plaine de Ninive et la ville martyre yézidie de Sinjar), puis à la fois grâce l’armée fédérale, les milices chiites, des éléments des tribus sunnites, à l’aide de la coalition internationale menée par les États-Unis, mais aussi de l’Iran (à Diyala, à Jurf Al-Sakhar à l’Ouest de Bagdad, et dans la province de Salaheddine : Tikrit, Dour, Baiji, Ramadi, Hit, etc.)

Daech est le fruit de l’évolution de multiples mouvements djihadistes en Irak, nés dès la première année de l’occupation américaine. Entre 2004 et 2006, bon nombre d’entre eux se sont propagés parmi les zones sunnites du pays, refusant à la fois l’occupation américaine, la domination chiite et la marginalisation des sunnites. Le plasticage des mausolées des deux imams chiites à Samarra, en 2006, a fait basculer le pays dans une guerre civile, obligeant les Américains à envoyer davantage de troupes. Ce furent les années du « Surge », le plan militaire du général David Petraeus. Durant trois ans (2006-2009), les Américains réussirent à regagner une partie des tribus de la zone sunnite contre les djihadistes qui, affaiblis et chassés de l’Ouest du pays, n’avaient pas disparu pour autant. Dès la deuxième moitié de 2006, ceux-ci proclamaient l’« État islamique d’Irak » (EII), lié à Al-Qaïda. Cette même année, le chef de l’organisation, le Jordanien Abou Moussab Al-Zarqaoui, était éliminé par l’aviation américaine. En mars 2010, son successeur, l’Irakien Abou Omar Al-Baghdadi, puis son bras droit, l’Égyptien Abou Hamza Al-Mouhajer étaient tués par l’armée irakienne. Deux mois plus tard, A. B. Al-Baghdadi était désigné. Adoptant les méthodes de A. M. Al-Zarqaoui, le nouveau responsable semblait, plus encore que ce dernier, avoir pour seul recours l’extrême violence, non seulement à l’encontre de la majorité chiite du pays, mais également des autres groupes ethniques et religieux, et même des sunnites ne partageant pas ses conceptions.

Sans le chaos syrien, Daech tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existerait pas. Il importe de se souvenir que le soulèvement syrien qui s’est déclenché en mars 2011 était d’abord pacifiste. Six mois plus tard, la révolte a sombré dans la violence la plus totale, les éléments modérés de l’opposition syrienne ayant très vite été dépassés par des islamistes djihadistes généreusement aidés et armés par les pays du Golfe et la Turquie. C’est à cette même période que l’armée américaine s’est totalement retirée d’Irak – fin décembre 2011, conformément à l’accord stratégique bilatéral signé en 2008. Le pouvoir de Nouri Al-Maliki se fondait alors de plus en plus ouvertement sur des manipulations politico-sectaires qui ont fini par pousser un grand nombre d’Arabes sunnites vers la solution de la résistance armée, y compris via le soutien à l’EII.

La crise syrienne offrait parallèlement aux djihadistes irakiens l’opportunité historique de s’étendre au-delà de leurs frontières, leur permettant ainsi de créer l’État islamique en Irak et au Levant. Cette fusion fut néanmoins un échec, car, très vite, les deux ailes géographiques – syrienne et irakienne – de l’organisation se sont opposées. Al-Qaïda « mère », gérée par l’Égyptien Ayman Al-Zawahiri, a alors donné raison à la branche syrienne Jabhat Al-Nosra, dirigée par Abou Mohammed Al-Joulani. Les deux organisations continuent d’ailleurs de s’affronter en Syrie [3].

Ressources, fonctionnement et avenir de l’État islamique

Daech est une organisation s’inspirant à la fois du salafisme, de l’apport théorique du Pakistanais Sayyid Abul Ala Maududi, penseur de la hakimiya (pouvoir islamique) et d’un certain radicalisme des Frères musulmans, légitimé par l’Égyptien Sayyed Qotb – exécuté par le régime de Gamal Abdel Nasser en 1966 –, qui préconisait le djihad permanent et la pratique de la violence extrême à l’encontre de ses adversaires, y compris contre l’ensemble des sociétés musulmanes considérées comme insuffisamment islamisées et / ou conformées selon lui à l’islam des origines, souvent contre la société musulmane elle-même – on les qualifie de « takfiristes », c’est-à-dire ceux qui pensent qu’à part eux l’ensemble du monde musulman est devenu impie [4]. Daech est aussi une organisation communautaire sunnite en opposition totale avec les chiites, qualifiés de déviants (rafidha), et donc à éradiquer. Elle est également hostile aux autres croyances et religions.

Riche dans certaines parties des régions qu’elle occupe, l’organisation dispose d’un « calife » omniprésent à sa tête, mais fonctionne pourtant selon un mode décentralisé – avec des « émirs » locaux –, le tout obéissant à des instances supra-locales. Il s’agit là d’une différence importante avec Al-Qaïda « historique » : Daech, au moins en Irak, est largement piloté par des locaux issus des tribus, pour certains anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein – selon les experts militaires, ce sont ces ex-officiers baasistes qui élaborent et conduisent la stratégie de Daech. Par ailleurs, sa perspective s’avère inversée par rapport à celle d’Al-Qaïda, puisqu’elle part du global pour s’ancrer dans le local. Les djihadistes étrangers – environ 20 000 personnes de nombreux pays du monde selon des sources irakiennes – viennent non pas à première vue pour préparer des attaques terroristes à Washington ou ailleurs en Occident, mais dans l’espoir de constituer une entité étatique avec des institutions, contrôlant une population, disposant de frontières et d’instruments de défense, de ressources économiques et symboliques, construisant un imaginaire qui peut s’étendre au-delà de l’Irak et de la Syrie. Daech porte donc un projet complexe qui se nourrit souvent du dysfonctionnement de l’État irakien et de l’exacerbation de la confrontation confessionnelle régionale qui s’est développée depuis près de dix ans. Les chiites et les sunnites s’opposent politiquement – sous les traits de l’Iran et de l’Arabie saoudite notamment –, de même que les sunnites s’affrontent entre eux – la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite n’ayant pas noué les mêmes alliances.

Daech est une organisation qui dispose non seulement d’une autosuffisance financière, d’une quasi-armée, d’un territoire, mais qui contrôle aussi des ressources agricoles, hydrauliques et pétrolières. À part sa mainmise sur la branche de la Banque centrale à Mossoul (10 juin 2014, 460 millions de dollars), la récupération des armes abandonnées par l’armée irakienne – évaluées à plusieurs centaines de millions de dollars –, Daech a substantiellement élargi ses ressources financières en devenant un « petit producteur » de pétrole. Avant que certaines de ses installations ne soient détruites, certaines institutions évaluaient la production de Daech à 100 000 barils par jour, et ses exportations à 60-80 000 barils par jour. Les acheteurs sont aussi variés que contradictoires : de Bachar Al-Assad aux négoces turcs, des trafiquants kurdes aux chefs arabes sunnites locaux. Les zones de Daech produisent aujourd’hui moins de pétrole : l’organisation a perdu la majeure partie de ses champs en Irak, et ceux qui se trouvent en Syrie sont systématiquement bombardés. Néanmoins, elle continue de produire et d’exporter, particulièrement vers le régime syrien, mais aussi à travers la poreuse frontière turque.

En ce qui concerne les capacités proprement étatiques de Daech, il faut bien avouer qu’elles sont aujourd’hui réduites au strict minimum. Les fonctionnaires dans les villes contrôlées et sur les divers sites infrastructurels sont payés par les gouvernements syrien et irakien – avec des objectifs différents : Damas cherche à maintenir Daech en tant que force d’endiguement des acteurs syriens de l’opposition, alors que Bagdad, qui versait les salaires jusqu’en juillet 2015, vise à maintenir les moyens de subsistance des citoyens irakiens pris en otages et à éviter une crise humanitaire majeure. Les seuls services publics que Daech assure sont la police, la justice religieuse et l’éducation djihadiste [5].

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L’expérience montre que le djihadisme se développe plus facilement dans des sociétés à régimes autoritaires et qui connaissent des ruptures sociales radicales – l’Afghanistan après l’invasion soviétique de 1978, l’Irak après l’occupation américaine de 2003, la Libye après l’intervention militaire franco-britannique en 2011, etc. – menant à des guerres civiles, ainsi qu’à l’émergence d’un système politique marqué par le factionnalisme et le sectarisme ethno-confessionnel. La difficulté des États proche et moyen-orientaux à opérer leur transition sociohistorique se manifeste aussi par la résurgence de la segmentation sociale et le repli communautaire, qui mènent inévitablement à des tensions et des conflits. Pour les sociétés locales, le repli communautaire est clairement vécu comme un pis-aller, une nécessité en temps de crise et de défaillance des États. Ainsi, pour leur survie, les minorités en Irak ont cherché alliances et protection au niveau régional ou international. Leurs démarches n’ayant pas abouti, elles ont payé un prix très lourd (yézidis, mandéens, bahaïs, shabaks, kakaïs, Turkmènes, chrétiens, etc.). Cet éclatement contenu ni par les États ni par les puissances internationales a ouvert la porte à l’ingérence des puissances régionales et l’a même amplifiée (Iran en Irak, Syrie au Liban, Arabie saoudite au Yémen, Turquie en Irak et Syrie, etc.).

L’expansion démesurée de Daech, en 2014-2015, a non seulement mis en péril l’unité et l’intégrité de l’Irak, mais a constitué une menace pour toute la région. Si l’Organisation de l’État islamique a su profiter de l’humiliation et de la frustration des sunnites, mais aussi de la faiblesse de l’armée irakienne, elle est toutefois incapable d’apporter une quelconque correction à l’Histoire, en modifiant les frontières et en abattant les États, aussi faibles soient-ils. Daech ne peut se présenter que comme un projet de conquête et de guerre permanente.


  • [1] Les historiens s’arrêteront longuement, dans les années à venir, sur cette phase chaotique que connaissent aujourd’hui le Proche et le Moyen-Orient. Au-delà de nos jugements éthiques, les sociétés locales payent un tribut exorbitant : des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés et de déracinés, des pratiques que bon nombre d’entre nous avons crues abolies (capture et vente de femmes sur les lieux publics, restauration de l’esclavage, destruction de cultures matérielles et immatérielles, etc.). Au regard de ces données, Daech n’est pas et ne sera pas une revanche ou une reprise en main de l’Histoire, comme l’ont sans cesse répété certains spécialistes (voir Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015). Sous prétexte de critiquer les États modernes, l’autoritarisme agonisant, la trahison de l’Occident, P.-J. Luizard fait fi paradoxalement d’une approche historique et dynamique de l’évolution des rôles des politiques dans les sociétés locales, des rapports sociaux, des élites, de la modernisation, de l’État et de ses formes d’évolution – au point même que l’auteur propose une analyse du phénomène qui peut sembler à de nombreux lecteurs pour le moins complaisante (voir « Nous sommes tombés dans le piège tendu par l’État islamique », entretien réalisé par Thomas Cantaloube, Mediapart, 24 septembre 2014). Sur le plan méthodologique, beaucoup d’affirmations invérifiables sont apportées sans mention de sources précises.
  • [2] Ce statut protège les « gens du Livre » (chrétiens, juifs et zoroastriens) en leur reconnaissant certains droits et devoirs, moyennant un impôt spécial appelé jizya, en l’occurrence l’équivalent de 250 dollars par mois et par personne.
  • [3] Voir Hosham Dawod, « La réaction irakienne à la crise syrienne », in François Burgat et Bruno Paoli (dir), Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), Paris, La Découverte, 2013.
  • [4] Voir Mohammad Abu Rumman et Hassan Abu Hanieh, The « Islamic State » Organization : The Sunni Crisis and the Struggle of Global Jihadism, Amman, Friedrich Ebert Stiftung, 2015.
  • [5] Harith Hasan Al-Qarawee, « The Discourse of ISIS : Messages, Propaganda and Indoctrination », in Monica Maggioni et Paolo Magri (dir.), Twitter and Jihad : The communication strategy of ISIS, Milan, ISPI, Edizione Epoké, 2015.