Mutations du marché international du lait : une erreur d’appréciation européenne ? / Par Stéphane Dubois

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  • Stéphane Dubois

    Stéphane Dubois

    Professeur agrégé en classes préparatoires aux Grandes Écoles au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.

Depuis 2009, la France agricole est régulièrement traversée par des crises laitières. En août 2016, les éleveurs français, après une lutte acharnée, ont finalement obtenu du géant Lactalis une modeste revalorisation du prix d’achat du lait – plus 15 euros par tonne. Mais ce combat n’est, pour de nombreux paysans, qu’une bataille pour leur survie. En 2015, un tiers des agriculteurs français ont, en effet, touché moins de 350 euros de revenus par mois. Précarité financière et désarroi moral affligent les paysans français. En témoigne la hausse du nombre de suicides – plus de 300 par an –, alors que 3 % des exploitations agricoles françaises disparaissent tous les ans [1].

Se battre pour une majoration ponctuelle des prix du lait n’est donc qu’une lutte d’arrière-garde et ne peut prétendre poser sur le long terme les bases d’une pérennisation de cette filière productive. Car l’agriculture française – et européenne – doit aujourd’hui composer avec une mondialisation changeante avec laquelle elle semble à maints égards en porte-à-faux. Dès lors, sur quelles bases est-il possible affirmer que l’Union européenne (UE) en général et la France agricole en particulier semblent en déphasage avec les mutations actuelles de ce processus géohistorique évolutif qu’est la mondialisation ?

Le retour des marchés nationaux et de l’État stratège

Le marché laitier chinois : un miroir aux alouettes ?

En choisissant d’abolir les quotas laitiers en 2015 – soit trente-et-un ans après leur création –, l’UE a fait le pari d’une dérégulation censée permettre de conquérir des marchés extérieurs par une massification productive. Les marchés asiatiques, et notamment chinois, étaient présentés comme un nouvel eldorado commercial. Or, c’était mal connaître le modèle de développement des États asiatiques, et plus encore chinois, que de croire à l’institutionnalisation sur le temps long d’importations sans cesse accrues de produits laitiers pour satisfaire la demande intérieure. Le souverainisme de leurs gouvernements ne pouvait, en effet, tolérer une dépendance absolue à des fournisseurs extérieurs. Et la nature développementiste de l’État, en Chine mais aussi plus largement en Asie, ne pouvait que conduire les autorités agricoles locales à favoriser un essor endogène des systèmes productifs laitiers nationaux. Peu sûr dans la longue durée [2], le débouché chinois s’est même rapidement retourné. D’une part parce que la consommation chinoise de lait a récemment diminué, d’autre part parce que la production laitière nationale continue de croître, de façon certes erratique, couplée à des progrès sanitaires significatifs. La République populaire de Chine (RPC) est ainsi aujourd’hui le troisième producteur mondial, avec une collecte laitière passée de 16 à 37 millions de tonnes entre 2004 et 2014, et vise une production de 59 millions de tonnes en 2020 et de 76 millions de tonnes en 2030.

Dans l’actuelle mondialisation, la notion de marché national n’est absolument pas obsolète, surtout en Chine où l’économie reste pilotée par un État interventionniste et stratège [3]. Les concepts de « société d’harmonie » [4] et de « rêve chinois » [5] reposent sur un patriotisme économique ouvertement prôné, une croissance plus endogène, beaucoup moins extravertie et au bénéfice d’abord de la population nationale. Ce qui signifie aussi que nul secteur économique ne peut être sacrifié sur l’autel du commerce international. Et surtout pas les campagnes, dont le poids démographique reste majeur – 600 millions de Chinois sont des ruraux. Le socialisme de marché ne peut s’accommoder du risque d’une révolte majeure dans les campagnes et retrouve d’ailleurs, en développant son agriculture, le vieux concept maoïste selon lequel le pays doit marcher sur deux jambes – industrie et agriculture, villes et campagnes.

De fait, la Chine a considérablement renforcé sa politique de développement rural et de croissance agricole. Elle a résolument repris le modèle de la politique agricole commune (PAC) de 1957, avec notamment un système de prix garantis – afin d’inciter les paysans à produire plus – couplé à une logique de protectionnisme sélectif. Le pays vise deux objectifs : massifier quantitativement et améliorer qualitativement la production, tout en permettant aux agriculteurs de voir leurs revenus augmenter. Ainsi, déjà en 2012, les soutiens financiers au monde agricole atteignaient 73 milliards de dollars dans le cadre de la planification quinquennale. La politique agricole chinoise comprend également des stockages régulateurs qui offrent à l’État un double intérêt. Le premier réside dans la certitude de sécuriser les approvisionnements alimentaires d’une population de 1,37 milliard d’habitants. Le second vise à peser sur les marchés mondiaux : entre 2011 et 2013, la Chine a fait exploser ses importations laitières, mettant en réserve une grande partie de ses achats. Depuis 2014, elle les a considérablement réduites – moins 48 % pour les importations de poudre de lait grasse, par exemple – pour puiser dans les stocks, entraînant un effondrement des cours mondiaux, dont elle profite aujourd’hui pour ses achats extérieurs.

Les marchés laitiers : ancrage local et national plutôt que planétaire ?

Vue depuis les campagnes françaises, la RPC constitue un débouché laitier d’autant moins négligeable que la Chine commence à investir puissamment dans le paysage laitier national. L’entreprise chinoise Synutra – numéro trois de la nutrition infantile dans l’empire du Milieu et dont l’actuel président en France est l’ancien numéro un de la marque fromagère Entremont – a, par exemple, choisi de s’associer avec des coopératives françaises (Sodiaal, Maîtres laitiers du Cotentin) et a financé en Bretagne et Normandie deux laiteries majeures sur les sites de Carhaix et Méautis. Cette dernière doit produire près de 700 millions de briquettes de lait par an pour le marché asiatique. Toutefois, le débouché chinois laisse libre cours à toutes les supputations. Aux optimistes, qui considèrent que la demande pourrait passer de 380 000 tonnes de poudre de lait à 2,3 millions de tonnes en 2020, font face les pessimistes, qui soulignent surtout les incertitudes d’un marché inconstant.

Or, les marchés laitiers sont d’abord une réalité nationale. Environ 7 % seulement de la production laitière mondiale s’inscrit, en effet, dans des échanges commerciaux internationaux – contre 14 % de la récolte mondiale de maïs et 22 % de celle du blé. Près de 60 % des produits laitiers élaborés en France – premier pays consommateur de beurre et de fromage dans le monde – sont ainsi consommés sur le marché national. Conséquemment, pour certains éleveurs français, l’heure n’est plus à intégrer des filières productives internationalisées mais, a contrario, à se déconnecter des stratégies commerciales mondialisées pour retrouver des horizons régionaux et locaux : vente à la ferme, transformation agro-alimentaire dans les exploitations, préférence accordée aux réseaux commerciaux de proximité, développement stratégique de logiques productives alternatives non intensives.

Ces systèmes productifs de qualité constituent, en effet, une réelle opportunité productive et commerciale – même s’ils restent des secteurs de niches commerciales. En France, les 50 filières laitières – 45 fromagères, trois beurrières, deux pour la production de crème – labellisées en AOC / AOP (appellations d’origine contrôlée et protégée) offrent aux éleveurs l’assurance de prix plus élevés et stables – pour des productions plus faibles qu’en intensif, il est vrai. Dans le Jura, le lait destiné à la production de comté était valorisé à hauteur de 450-480 euros les 1 000 litres en 2014 [6]. Il en est de même des logiques productives certifiées en agriculture biologique. En 2014, le prix moyen du lait bio – 2,2 % de la collecte laitière nationale – payé au producteur s’élevait à 450 euros les 1 000 litres [7], soit plus de 100 euros que pour le lait conventionnel. Plus largement, les produits laitiers biologiques (fromages, beurre) sont valorisés à hauteur de 30 à 40 % – 65 % pour la crème – de plus par rapport aux denrées conventionnelles.

Néanmoins, ce type de production reste confronté à deux enjeux majeurs : le premier réside dans la nécessité de pérenniser les soutiens politiques et financiers à ces logiques productives – aides à la conversion en bio, primes à l’extensification. Le second relève de la consolidation du marché de consommation : les produits laitiers de qualité sont logiquement plus chers à l’achat pour les consommateurs, ce qui suppose que ces derniers disposent d’un pouvoir d’achat suffisamment élevé dans un contexte général de stagnation des revenus, d’aggravation des inégalités sociales et de paupérisation des classes populaires et moyennes.

Une régionalisation accrue des marchés agricoles internationaux

Un marché laitier mondial d’abord construit sur des aires régionalisées

La Chine n’est toujours pas autosuffisante en produits laitiers. Elle importe plus de 20 % de sa consommation laitière totale. Et dans ses stratégies d’approvisionnement, elle a d’abord privilégié des partenaires régionaux à l’échelle de l’aire Pacifique. Ainsi, alors que la France assure 10 % des achats chinois de lait UHT (upérisation à haute température), la Nouvelle-Zélande en fournit 52 % et les États-Unis 23 %. Le choix d’une dimension essentiellement régionale dans les logiques d’importations est loin d’être incohérent. D’une part parce que la Chine peut compter sur de puissants partenaires agricoles. D’autre part parce qu’elle profite d’un effet de proximité particulièrement intéressant pour des denrées périssables.

Le secteur laitier s’inscrit donc dans le contexte d’une régionalisation accrue des aires économiques de puissance. Le monde bascule vers l’Asie-Pacifique, et celle-ci a tendance à développer des logiques commerciales régionales de plus en plus fortes. Un système régional émerge sur les rives du Pacifique, et l’Europe risque grandement de souffrir d’un processus croissant de périphéricité. À l’échelle Asie-Pacifique, l’accord de partenariat transpacifique (TPP) contribue à fluidifier des relations commerciales multilatérales. De plus, les rapprochements bilatéraux se font toujours plus nombreux au sein même de la région. Par exemple, la RPC et la Nouvelle-Zélande sont, depuis 2008, unies par un accord de libre-échange.

L’Union européenne ne fait d’ailleurs pas exception à la règle de la régionalisation des marchés agricoles. Les grands pays producteurs de lait de l’UE évoluent dans un marché d’abord européen. En 2014, les exportations françaises de produits laitiers ont généré un excédent commercial de 3,7 milliards d’euros [8]. Or, 63 % des ventes nationales partent vers des pays partenaires de l’Union européenne. L’Italie est ainsi le premier acheteur de beurre français, tandis que l’Allemagne constitue le premier importateur mondial de fromages français. Autant de preuves que l’actuelle mondialisation de l’agriculture s’appuie sur la cristallisation de marchés régionaux hautement intégrés.

Un marché laitier chinois déjà largement approvisionné

En quatre décennies, la Nouvelle-Zélande est devenue le premier exportateur laitier mondial – jusqu’à contrôler 75 % des exportations mondiales de poudre de lait en 2014 – en développant ses atouts productifs. La qualité des terroirs néo-zélandais est, en effet, bien adaptée aux systèmes laitiers herbagers. Une coopérative géante (Fonterra) contrôle la quasi-totalité de la filière et collecte plus de 90 % de la production laitière nationale. Les coûts de production y sont parmi les plus faibles au monde : le seuil de rentabilité est de 255 euros la tonne, contre plus de 300 en France [9]. Le succès fut tel que la Nouvelle-Zélande a été victime d’une bulle spéculative sur cette filière productive. Le début des années 2010 a ainsi été marqué par une croissance du nombre de vaches laitières, une intensification inconsidérée des moyens de production et une surproduction durement payée lorsque le marché mondial a commencé à se contracter en 2014. Le système laitier néo-zélandais est alors entré dans une crise sévère, qui dure encore partiellement. Entre 2014 et 2016, le prix du lait a chuté de 60 %. Le foncier agricole continue de se déprécier – de 19 % entre décembre 2015 et février 2016 – et l’industrie laitière est endettée à hauteur de plus de 20 % de son chiffre d’affaires.

L’intégration agricole entre la Chine et la Nouvelle-Zélande ne se borne pas au seul commerce de denrées alimentaires. Car la Chine assure l’approvisionnement de son marché alimentaire national non pas seulement en restant dépendante d’importations, mais en projetant son agriculture hors de son territoire national, via des acquisitions massives de terres et de fermes. À cet égard, l’Asie-Pacifique-Océanie est l’un des cœurs de cible privilégiés par l’empire du Milieu en matière de land grabbing. En 2016, la société chinoise Moon Lake a ainsi fait l’acquisition de la compagnie australienne Tasmania’s Land Company – jusque-là détenue par des capitaux néo-zélandais – et notamment sa filiale laitière Van Diemen’s Land Company, mettant la main, pour 220 millions de dollars, sur 25 fermes comptant un cheptel de 18 000 vaches et couvrant 7 000 hectares de terres.

Mais la Nouvelle-Zélande n’est pas qu’une victime dans cette relation laitière dissymétrique. La coopérative Fonterra est, par exemple, devenue l’un des acteurs majeurs du développement de la filière laitière au cœur des campagnes chinoises. S’étant notamment implantée dans la province du Hebei, elle a érigé, depuis 2007, des étables géantes renfermant plusieurs milliers de vaches laitières à haut rendement – de race Holstein – et importées de Nouvelle-Zélande. La production doit atteindre 1 milliard de litres de lait par an à l’horizon 2020 en développant 30 projets de méga-fermes d’élevage.

Concurrence interétatique exacerbée et dislocation de la cohésion agricole européenne

Un logiciel agricole européen à reformater ?

Les choix stratégiques de l’Union européenne en matière agricole peuvent sembler à contre-courant de la marche du monde : libéralisation des marchés, étiolement de la PAC, vision d’un marché agricole strictement planétarisé, dérégulation des encadrements productifs quand les autres grandes puissances concurrentes persévèrent dans leur politique agricole interventionniste. Ainsi, les États-Unis, première puissance agricole mondiale, continuent de soutenir massivement leur agriculture. Le Farm Bill de 2014 [10] a notamment instauré le système du Dairy Margin Protection Program (DMPP), qui permet aux éleveurs de se prémunir d’une excessive volatilité des prix du lait grâce à une assurance-marge qui entre en fonctionnement – sous la forme d’indemnités – dès lors que la différence entre le prix du lait vendu et le coût de l’alimentation animale achetée tombe sous un seuil obérant dangereusement les marges des exploitations. En outre, Washington pourrait, avec l’élection de Donald Trump, remettre en cause le principe du libre-commerce : les grands accords multilatéraux de libéralisation des échanges (Alena, Tafta, TPP) semblent en effet sur la sellette [11]. Parallèlement, l’Europe persiste à jouer la carte de politiques agricoles financièrement écornées et commercialement libéralisées.

Par ailleurs, dans un contexte de régionalisation accrue des flux agricoles, l’UE aurait sans doute intérêt à éviter de contribuer à l’obturation de marchés intra-européens pourtant prometteurs. À cette aune, le choix politique d’imposer à la Russie, depuis 2014, des sanctions économiques et financières dans le but de dénoncer l’intégration de la Crimée dans le territoire de la Fédération peut être fortement contesté. D’une part parce que ces sanctions n’ont eu aucun effet géopolitique probant. D’autre part parce qu’elles ont surtout contribué à faire perdre aux agriculteurs français un précieux débouché – le deuxième marché mondial d’importations de produits laitiers –, d’autant plus intéressant qu’il était proche. Car Moscou, par mesure de rétorsion, a proclamé en août 2014, un embargo sur les achats de produits laitiers européens. Avec difficulté, le pays s’est tourné vers d’autres partenaires commerciaux et s’efforce de relancer une politique de développement agricole (doctrine sur la sécurité alimentaire du pays de 2010, programme d’État de développement de l’agriculture de 2013-2020) en tablant sur une stimulation de la production nationale – désormais non concurrencée par les importations venues de l’UE. D’une certaine façon, l’Union a donné au Kremlin les cadres à la fois d’une politique de développement économique par « substitution aux importations » ainsi que d’un « protectionnisme éducateur » jadis prôné par Friedrich List – même si, pour l’heure, les résultats restent modestes [12].

Reconstruire de la cohésion communautaire

Perte de marchés extérieurs, abolition des régulations productives, hausse significative des productions depuis la fin des quotas, etc. : les compétitions à l’intérieur de l’UE entre les systèmes productifs laitiers ne pouvaient qu’exploser et profondément impacter les logiques productives de tous les acteurs de la filière. Ainsi, la fin des quotas régulateurs en 2015 s’est soldée par une course à la production intra-européenne ayant entraîné une massification sans précédent de la production : entre 2014 et 2015, l’UE a produit plus de 10 millions de tonnes supplémentaires de lait.

Par conséquent, pour nombre d’éleveurs français qui restent dans une approche commerciale conventionnelle, l’heure est à la confrontation intra- européenne avec des modèles productifs autrement plus compétitifs car industrialisés et ayant privilégié les économies d’échelle. L’Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark touchent aujourd’hui les dividendes d’une orientation productive intensive et rationalisée. La France en subit directement et douloureusement les conséquences. Car les firmes transnationales françaises ont beau jeu de privilégier les approvisionnements les moins coûteux, fût-ce aux dépens des producteurs français.

Alors que l’Union européenne prétendait construire une dynamique de convergence entre les territoires afin de créer une véritable cohésion communautaire, les politiques développées récemment semblent surtout avoir renforcé des logiques de divergence, voire de dislocation, d’une communauté agricole européenne plus fragile que jamais. L’UE est fort loin des objectifs initiaux [13] qui avaient été assignés à la PAC par le traité de Rome de 1957. Le risque est ainsi grand de voir disparaître des modèles productifs nationaux aujourd’hui fragilisés, basés sur des exploitations essentiellement familiales de taille moyenne [14]. L’heure est sans doute à une course à la concentration productive et aux étables géantes : si 16 % de la production laitière française est le fait d’étables de plus de 100 bêtes, cette proportion pourrait atteindre 32 % à l’horizon 2020 [15]. Un pays comme l’Espagne se trouve dans la situation paradoxale d’une production nationale insuffisante pour couvrir la demande nationale (70 %) mais finalement excessive parce que obérée de coûts de production élevés. Les éleveurs espagnols sont donc vulnérables à des importations laitières venues du reste de l’Europe, y compris de France et du Portugal. Le pays a d’ailleurs vu son nombre d’exploitants laitiers passer de 100 000 à 20 000 entre 1995 et 2015 [16].

À rebours, le modèle productif d’Europe du Nord devient de plus en plus efficace. Loin de toute solidarité communautaire, trois pays ont mené une logique de conquête de marchés par une course à la massification productive – quitte à vendre à perte. L’Irlande, les Pays-Bas et l’Allemagne ont contribué à hauteur de 60 % à l’augmentation de la production laitière de toute l’UE durant l’année 2015. L’Irlande joue de la faiblesse de ses coûts de production – le seuil de rentabilité y est de 286 euros la tonne [17], quand la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) annonce en France un seuil global de 350 euros [18] – pour tendre vers des économies d’échelle maximales. Ces pays ont résolument fait le choix de la conquête de marchés en couplant hausse de la production et abaissement des prix. Quitte à emporter dans la tourmente leurs concurrents et néanmoins partenaires européens. D’ailleurs, dans cette lutte darwinienne, de nouveaux acteurs sont en passe d’émerger. La Pologne, qui exporte déjà 31 % de sa production nationale, pourrait ainsi, à l’horizon 2020, collecter autant de lait que les Pays-Bas.

*

In fine, la France doit urgemment venir en aide à son agriculture. Non pas tant au travers d’aides conjoncturelles que dans le cadre d’une redéfinition de ses choix politiques. En 2016, le secteur agricole pourrait accumuler 4 à 5 milliards d’euros de pertes. À cet égard, toute redéfinition de la PAC nécessite désormais au préalable une fine analyse des évolutions récentes de la mondialisation. Car autant le terme de démondialisation peut être sujet à débat, autant certaines évolutions qui la caractérisent sont désormais indéniables, et notamment « des aspirations aussi contrastées que le recouvrement de la souveraineté économique et monétaire, [ou] l’approfondissement de l’intégration au niveau régional », comme l’écrit l’économiste Jacques Adda [19]. Aux décideurs européens d’être conscients que la mondialisation est un processus évolutif et d’en tirer les politiques idoines.


  • [1] Jérémie Lamothe, « Baisse des revenus, suicides : la crise des agriculteurs fait beaucoup moins de bruit qu’Alstom », Le Monde, 14 octobre 2016.
  • [2] Voir Stéphane Dubois, « Crise du lait en France : le débouché chinois comme planche de salut ? », La Croix, 24 août 2015.
  • [3] L’État chinois, « stratège et entrepreneur », « maître des horloges », selon les formules de Claude Meyer, La Chine, banquier du monde, Paris, Fayard, 2014.
  • [4] Théorisée notamment lors du XVIIe congrès du Parti communiste chinois en 2007.
  • [5] Slogan mobilisateur lancé par l’actuel président de la RPC, Xi Jinping, en 2013.
  • [6] Manuel Pavard, « Prix du lait : Les appellations d’origine protègent les producteurs », 20 Minutes, 25 février 2014.
  • [7] Conseil national Cerfrance Protect, « Lait bio – marché porteur sur les cinq ans », pleinchamp.com, 29 janvier 2016.
  • [8] Voir « La filière laitière en chiffres » sur le site Internet de la Maison du lait.
  • [9] Charlotte Chabas, « En Nouvelle-Zélande, la crise du lait touche à sa fin », Le Monde, 1er septembre 2016.
  • [10] Stéphane Dubois, « L’Amérique du nord (États-Unis et Canada) : contre-modèle de la politique laitière de l’Union européenne ? », Watch Letter, n° 35, CIHEAM, décembre 2015.
  • [11] Donald Trump a annoncé en janvier 2017 le retrait des Étas-Unis du TPP et n’a eu de cesse, tout au long de la campagne présidentielle, de fustiger le projet de traité transatlantique de libre-échange (Tafta).
  • [12] La Russie est parvenue en 2015 (30,8 millions de tonnes) à enrayer le déclin de sa production laitière qui durait depuis 1992, grâce notamment à l’amélioration des rendements (+7 % entre 2014 et 2015).
  • [13] L’article 39 du traité de Rome fixait à la PAC les objectifs suivants : garantir la sécurité des approvisionnements, accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique, stabiliser les marchés, assurer un niveau de vie équitable à la population agricole.
  • [14] La France a ainsi perdu 37 % de ses exploitations laitières bovines entre 2000 et 2010.
  • [15] Frédéric Hénin, « 32 % des vaches laitières seront élevées dans des élevages de plus de 100 vaches », Web agri, 19 janvier 2015.
  • [16] Daniel Verdú, « La gran tormenta de la leche », El País, 30 mars 2015.
  • [17] Frédéric Hénin, « Phil Hogan roule-t-il pour les producteurs laitiers européens, ou irlandais ? », Wikiagri, 25 avril 2016.
  • [18] Stanislas du Guerny, « Lait : 2016 s’annonce très difficile pour la filière », Les Échos, 2 janvier 2016.
  • [19] Jacques Adda, « La démondialisation a-t-elle commencé ? », Alternatives économiques, Hors-série n° 096, février 2013.