L’Union européenne, entre nation et mondialisation : le chaînon manquant ? / Par Maxime Lefebvre

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  • Maxime Lefebvre

    Maxime Lefebvre

    Diplomate, professeur associé à ESCP Business School (France).

« Entre les États et le monde, il n’y a rien », disait le travailliste Gordon Brown avant de devenir Premier ministre britannique (2007-2010). C’est dire que la pertinence de l’échelon européen fait question, et plus encore à un moment où la construction européenne traverse des crises à répétition (zone euro, espace Schengen, voisinage oriental et méditerranéen) et suscite le doute, le scepticisme, sinon l’hostilité des opinions publiques.

De même que les individus, dans tous les domaines de la vie sociale, atteignent une efficacité collective plus grande en s’associant plutôt qu’en agissant chacun individuellement, de même les États et les nations constituent dans la vie internationale des coalitions ou des alliances, et pas seulement sur le plan militaire, pour défendre plus efficacement leurs intérêts en commun. Encore faut-il définir le format pertinent pour former de telles coalitions, et le degré d’intégration – donc de limitation à la capacité nationale d’action – qu’il faut atteindre. Dans la mondialisation, par exemple, le Japon défend ses intérêts en solitaire, y compris dans le domaine de la politique commerciale, et cette solitude ne nuit pas à ses intérêts. Un pays comme la Suisse a préféré rester à l’écart de la construction européenne, calibrant au millimètre près ses relations avec l’Union européenne (UE), ce qui ne l’empêche pas de défendre également ses intérêts. Le Royaume-Uni pourrait emprunter la même voie, si le peuple britannique optait pour le « Brexit ».

La pertinence du projet européen se pose alors à trois niveaux : celui d’une identité européenne fondée une culture, des valeurs, des intérêts et un destin partagés ; celui du réglage du partage des souverainetés entre l’échelon européen et l’échelon national ; et enfin celui de la fonction de l’action européenne sur son environnement extérieur et sur la mondialisation. Car comme le disait très lucidement l’historien Lucien Febvre en clôturant son cours sur la civilisation européenne en 1945 : « le problème de l’Europe n’est plus un problème européen, c’est un problème mondial ; l’Europe, s’il faut la faire, c’est en fonction de la planète. » [2]

Quelle identité européenne ?

Il faut admettre que le projet européen a d’abord été un projet de pays vaincus, affaiblis au lendemain de la guerre, et ne croyant plus à un grand destin national. La France est de ce point vue dans une position schizophrénique, certes battue en 1940 et désireuse d’intégration européenne, mais ayant sauvegardé à travers la Résistance et l’œuvre du général de Gaulle sa fierté et ses ambitions nationales – ce qui explique le rapport toujours ambigu de notre pays à la construction européenne depuis ses débuts. Les pays qui ont rejoint le projet européen après les Six fondateurs ont tous été plus ou moins des vaincus – sauf à la rigueur le Royaume-Uni, l’Irlande, la Suède, l’Espagne et le Portugal. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le processus de construction européenne s’inscrit en outre dans le contexte d’une Europe rétractée, qui a perdu ses colonies et qui est rattrapée par des continents plus dynamiques sur le plan économique et démographique – les États-Unis et le reste de l’Amérique, l’Asie, l’Afrique.

Mais jusqu’où l’Europe forme-t-elle une identité pertinente pour s’intégrer et agir ? Il existe d’abord une identité géographique de l’Europe, celle « de l’Atlantique à l’Oural », mais elle apparaît trop large : c’est celle du Conseil de l’Europe – 47 États membres, incluant la Russie et la Turquie, avec 800 millions d’habitants. C’est une Europe hétérogène, culturellement plurielle, divisée entre l’ancienne chrétienté occidentale – composée de pays nordiques et protestants, et de pays catholiques et méditerranéens, sans oublier la Pologne et la Lituanie catholiques à l’Est –, l’Europe orthodoxe – plus à l’Est et dans les Balkans –, et l’Europe musulmane – Turquie, Albanie, Kosovo, Bosnie-Herzégovine, sans parler des communautés musulmanes d’Europe occidentale.

Il y a ensuite une identité européenne occidentale, qui correspond à l’alliance avec les États-Unis, sur le plan des valeurs – démocratiques –, de l’économie, de l’alliance militaire. L’Union européenne (28 pays) correspond très largement à cette identité occidentale européenne – à l’exception de la Turquie, de la Norvège, de l’Islande, de l’Albanie et du Monténégro, membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et non de l’UE, et de six pays neutres membres de l’UE et non de l’OTAN. L’UE recouvre essentiellement les pays de l’ancienne chrétienté occidentale et latine, dont l’extension géographique maximale a été celle de l’art gothique – y compris Malte, la Croatie, la Hongrie, la Slovaquie, les pays baltes, la Finlande. Son ADN est celui qui a fait le succès de la civilisation européenne dans l’Histoire – la croyance dans l’individu, l’importance du droit, la séparation des pouvoirs qui a conduit à la démocratie, le messianisme d’abord chrétien puis démocratique. Mais l’UE a, d’une part, débordé un peu sur le monde orthodoxe : Roumanie, Bulgarie, Grèce, Chypre. Elle doit, d’autre part, composer avec les tendances séparatistes des pays de culture protestante : Royaume-Uni ; Norvège, qui a refusé par deux fois d’adhérer (1972 et 1994) ; Islande, qui a posé sa candidature en 2009 – en pleine crise bancaire – mais l’a retirée en 2015 ; Suisse, qui n’a même pas accepté d’entrer dans l’Espace économique européen (EEE), dont font partie le Liechtenstein, l’Islande et la Norvège ; Suède et Danemark, qui sont dans l’UE mais pas dans la zone euro ; voire les Pays-Bas, dont le récent référendum négatif sur l’accord d’association avec l’Ukraine (6 avril 2016), venant après le rejet du traité constitutionnel en 2005, a encore illustré les tendances eurosceptiques, voire europhobes.

Il y a, enfin, une identité politique plus restreinte encore, centrée sur le partenariat franco-allemand : il s’agit de la zone euro, aujourd’hui composée de 19 pays. La décision du projet de l’euro, concomitante de la réunification allemande, a été une décision politique franco-allemande, destinée à rendre le projet européen irréversible. Cette zone euro a une relative homogénéité culturelle basée sur l’Occident latin, la Grèce et Chypre pouvant être considérés comme des anomalies – comme on l’a vu avec l’acuité de la crise grecque –, et laisse en même temps en marge une bonne partie de l’Europe protestante nordique (Royaume-Uni, Scandinavie). Aujourd’hui, il demeure une inadéquation géographique entre la zone euro (19 pays), l’espace Schengen (22 pays, tous n’étant pas dans l’UE) et l’Union européenne à 28 (marché intérieur, politiques communes, politique étrangère et de défense commune). Une sortie du Royaume-Uni de l’UE clarifierait sans doute cette géométrie, ouvrant la voie à une possible convergence entre l’Europe économique de la zone euro et l’Europe politique de la diplomatie et de la défense – dont le Royaume-Uni risque de ne plus être un acteur.

Quel niveau d’intégration ?

Dès son lancement, la construction européenne s’est voulue supranationale, avec une Commission qui ressemble à un gouvernement et détient des pouvoirs d’initiative législative et d’exécution, une Cour de justice qui assure la primauté et le respect du droit européen, et un pouvoir législatif partagé entre les États membres votant à la majorité qualifiée au Conseil et un Parlement européen aux pouvoirs croissants.

La mise en place d’un processus supranational a pris beaucoup de temps. La Cour de justice – composée d’un juge par État membre et délibérant selon le principe majoritaire – a énoncé dans les années 1960 une jurisprudence révolutionnaire établissant la supériorité du droit communautaire et son applicabilité directe dans les États membres. L’introduction de la majorité qualifiée a été freinée par la France du général de Gaulle (crise de la chaise vide en 1965), puis débloquée par François Mitterrand pour la mise en place du marché unique. Le Parlement européen est monté en puissance à partir des années 1970 (élection au suffrage universel en 1979, puis rôle croissant dans la prise de décision). Depuis la mise en place de l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) est devenue une véritable institution fédérale, le Conseil des gouverneurs votant à la majorité, ce qui s’est avéré décisif au moment de la crise de la zone euro.

Les compétences gérées au niveau communautaire – c’est-à-dire de façon fédérale – n’ont cessé de s’étendre. Il s’est d’abord agi de créer un marché commun, avec un tarif douanier unique et une politique de la concurrence conduite par la Commission européenne. Ont ensuite été mises en place des politiques communes, comme la politique agricole, puis la politique régionale. Le budget européen a atteint 1 % du produit intérieur brut (PIB) de l’Union européenne, ce qui n’est pas négligeable pour mener des politiques publiques – le budget européen représente aujourd’hui environ un tiers du budget de l’État français. À la suite de la politique extérieure communautaire (politique commerciale commune, politique de la pêche, politique d’aide au développement, etc.), a été lancée une coopération européenne dans la diplomatie dans les années 1970, qui est devenue politique étrangère et de sécurité commune (1992) et a fini par déboucher sur une politique européenne de défense et de sécurité dans les années 2000. Le marché commun est devenu marché unique après 1986. À partir des accords de Schengen (1985), le volet justice et affaires intérieures est devenu un pilier majeur de la construction européenne (accords de visas, début d’harmonisation de l’asile, gestion commune des frontières, coopération policière et judiciaire). Le lancement de l’euro, enfin, a conduit à gérer au niveau communautaire la politique monétaire et à encadrer strictement les finances publiques des États membres (règles sur les déficits publics et l’endettement).

Le traité établissant une Constitution pour l’Europe de 2004, rejeté par les peuples français et néerlandais, mais « sauvé » par le « mini » traité de Lisbonne (2007), n’a pas considérablement étendu le champ des politiques communautarisées mais a réformé les institutions – rendant le vote à la majorité qualifiée plus facile – et a généralisé la codécision du Conseil avec le Parlement européen selon la « procédure législative ordinaire ». Telle une asymptote, la construction européenne paraît aujourd’hui s’approcher d’un plafond. Jusqu’à présent, les compétences communautaires n’avaient en effet cessé de s’étendre au fur et à mesure des élargissements – de six à neuf, puis de neuf à douze, puis de douze à quinze, puis de quinze à vingt-cinq et aujourd’hui vingt-huit États membres. À présent, sur fond d’euroscepticisme généralisé, on ne sent plus guère d’appétit pour de nouvelles avancées dans l’intégration et les partisans d’une « Europe fédérale », s’il en reste, sont devenus silencieux.

Certains veulent voir dans les crises actuelles les prodromes d’une « déconstruction » de l’Europe. Tout se passe plutôt comme si la politique européenne actuelle consistait à sauvegarder les acquis face aux crises : renforcement de la stabilité budgétaire pour gérer la crise de la zone euro (durcissement des règles par le traité de stabilité, de coordination et de gouvernance de 2012, en échange d’une solidarité financière), renforcement prudent – sans réduction fondamentale de la souveraineté des États membres – de la politique commune d’asile et de la gestion des frontières extérieures face à la crise des migrants (2015-2016). Si l’on assiste bien à une consolidation – problème du Brexit mis à part – plutôt qu’à une déconstruction, on pourrait oser affirmer en paraphrasant Massimo d’Azeglio [3] que « l’Europe est faite, maintenant il faut faire les Européens. »

L’Europe instituée – selon l’expression de Michel Foucher – est aujourd’hui un mélange de compétences fédérales – le droit, la monnaie, la politique commerciale, le marché unique, le budget européen et les politiques qu’il finance, l’espace Schengen dans une certaine mesure – et de compétences restées largement entre les mains des États – la fiscalité, la politique économique et sociale, la police, la justice, la politique étrangère, la défense. Le budget européen est important en valeur absolue mais très limité (1 % du PIB européen) par rapport aux budgets des États membres – dont les prélèvements obligatoires représentent en moyenne 40 % des PIB nationaux. La Commission européenne, par exemple, a moins de fonctionnaires que l’administration de la ville de Paris. Par conséquent, l’Europe doit se gérer dans un mélange de méthode communautaire traditionnelle – pour les matières communautaires – et de coordination intergouvernementale – pour les compétences restées dans les mains des États membres –, ce qu’a très bien résumé Herman van Rompuy, président du Conseil européen, au moment de la crise de la zone euro : « souvent le choix n’est pas entre la méthode communautaire et l’intergouvernementale, mais entre une position européenne coordonnée et rien du tout » [4]. C’est ce qui explique le rôle devenu majeur du Conseil européen, réunissant presque chaque mois les chefs d’État et de gouvernement, appelé à coordonner les deux systèmes, à gérer les crises dans l’urgence, à produire une volonté européenne commune. La dyarchie du président de la Commission – aujourd’hui Jean-Claude Juncker – et du président du Conseil européen – aujourd’hui Donald Tusk – symbolise cette « double nature » de l’être institutionnel européen.

Il faudra du temps pour créer un « peuple européen », s’il se crée jamais. Le développement des partis politiques européens – qui s’affrontent avec chacun leur candidat à la présidence de la Commission, comme ce fut le cas pour la première fois en 2014 – et d’un espace public européen est un point de passage obligé. Mais la politisation de la gouvernance européenne se heurte à des limites : le fait que la Commission – composée d’un commissaire par État membre – et le Conseil sont pluripartites, et doivent travailler avec un Parlement européen où il n’y a pas de majorité claire et où les grands partis – Parti populaire européen et Parti socialiste européen – doivent coopérer, comme dans une « grande coalition » à l’allemande ou à l’autrichienne ; le fait aussi que la politisation de la Commission peut entrer en contradiction avec son rôle de gardienne indépendante des traités et du droit – comme le droit de la concurrence ou les règles relatives aux finances publiques.

L’Europe doit vivre avec la diversité des nations, de leurs intérêts, de leurs réflexes, de leurs aspirations ; avec les tendances séparatistes du Royaume-Uni, des pays scandinaves ou même des Pays-Bas, ou encore avec la Suisse ; avec la rigueur budgétaire nordique (menée par l’Allemagne) opposée au keynésianisme latin (emmené par la France) ; avec les divergences entre les pays les plus hostiles à la Russie de Vladimir Poutine (Royaume-Uni, Suède, Pologne, Baltes) et ceux qui ont une approche plus réaliste ; avec les inclinations pacifistes de l’Allemagne et des Scandinaves contrastant avec la propension aux interventions militaires de la France et du Royaume-Uni ; avec l’opposition entre des pays habitués à des sociétés plurielles à l’Ouest et des pays qui ont peur d’accueillir des migrants musulmans à l’Est. Dans la pondération des intérêts nationaux, il demeure toujours aussi des logiques géopolitiques et de puissance souterraines, qui font par exemple que les « grands » pays pèsent plus dans la décision collective que ceux qui sont moins grands – si l’on ne veut pas dire que ces derniers sont petits.

Malgré ses imperfections, cet ensemble européen est plus uni que n’importe quel système régional dans le monde. Il est même unique. Nulle part un système institutionnel régional ne fonctionne aussi bien. Nulle part les intérêts économiques, commerciaux et monétaires ne sont aussi imbriqués. Nulle part un système de libre circulation des personnes, des biens et des capitaux aussi abouti n’a été mis en place. Nulle part un système de solidarité n’a atteint un niveau tel que l’Europe représente un coût net annuel de 15 milliards d’euros pour un pays riche comme l’Allemagne – solde entre les versements et les retours du budget européen – et un gain net de 14 milliards pour un pays plus pauvre comme la Pologne [5], sans parler des mécanismes de solidarité financière mis en place au sein de la zone euro pour secourir les pays attaqués par les marchés. Nulle part des pays ne sont capables de coordonner à ce point leur politique étrangère et même de mener des opérations militaires communes – quoique encore modestes.

En revanche, l’articulation entre la zone euro plus intégrée et le système institutionnel de l’Union européenne reste incertaine. Pour le moment, la gestion de l’euro s’ancre dans le système institutionnel de l’UE et ne s’en est pas émancipée. Le vote britannique sur le « Brexit » sera sans doute déterminant. Si les Britanniques sortent, il peut y avoir convergence entre les deux, avec des exceptions à la marge – Bulgarie et Roumanie, qui ne pourront sans doute entrer dans l’euro ; Danemark et Suède, qui ne le veulent pas. Si les Britanniques restent dans l’UE, la question d’un renforcement et d’une institutionnalisation de la zone euro – avec un budget propre – finira par se poser à nouveau.

Quelle action de l’Europe sur son environnement extérieur ?

Le paradigme du monde westphalien – tirant son nom des traités de Westphalie de 1648, qui mirent fin à la guerre de Trente Ans – était simple et cohérent : les États étaient souverains et le contact de leurs souverainetés déterminait les relations internationales et le droit international. La mondialisation qui s’est développée depuis 1945 a modifié en profondeur ce paradigme, épaississant les relations internationales, accroissant l’interdépendance économique, favorisant les mouvements de capitaux et de personnes, créant des interdépendances communes, comme le besoin de sauvegarder le climat. De nouveaux acteurs se sont développés dans la vie internationale, pas seulement les hommes d’affaires et les marchands qui existent depuis le début de la civilisation humaine, mais aussi les organisations internationales, les organisations non gouvernementales (ONG), les juridictions internationales, les médias, les acteurs du « web ».

Le monde d’aujourd’hui demeure en partie westphalien : les États restent forts et gardent des capacités d’action et d’initiative, les rapports entre eux restent déterminés par les lois de la puissance, et la puissance militaire continue de jouer un rôle important. Mais l’arme nucléaire ne permet plus le recours à la guerre entre les puissances – l’espèce humaine a inventé les moyens de se suicider –, et l’action des États et de leurs dirigeants s’inscrit dans le cadre d’une interdépendance et d’une mondialisation croissantes. Un projet comme le projet européen, qui repose sur une interdépendance et un partage de souverainetés consentis par les États, s’articule avec l’interdépendance mondiale. On peut même dire que là où cette interdépendance est la plus forte, l’Europe intégrée a les plus fortes marges de manœuvre, alors que ses moyens sont plus limités dans les domaines où le modèle westphalien prédomine.

L’Europe est à la fois le produit et un acteur-clé de la mondialisation. Le principe de libéralisme et d’ouverture économique, souvent critiqué en France – « Europe ouverte, Europe offerte », y a-t-on souvent entendu –, est à la base de la construction européenne : le marché commun devenu marché unique, une union douanière et une politique commerciale commune, la libéralisation des mouvements de capitaux et les taux de change variables dans les relations monétaires internationales. Ce libéralisme n’a pas empêché le maintien de nombreuses protections, par exemple le maintien des aides aux agriculteurs, la protection des services publics, l’aide aux régions en difficulté, etc. Surtout, l’Europe agit en retour sur la mondialisation : dans les négociations commerciales, dans les accords extérieurs qu’elle conclut avec les pays tiers (par exemple pour ouvrir les marchés tiers et protéger la propriété intellectuelle, ou pour obtenir des accords de réadmission en échange de la libéralisation des visas), par sa politique de la concurrence (qui peut défier des géants économiques tels que Microsoft, Google et Gazprom), par sa politique monétaire (qui influence très directement le rapport euro / dollar, par exemple), par ses projets industriels (Airbus ; Galileo qui concurrencera le système américain GPS), par son aide extérieure et au développement (qui se combine à l’aide des États membres).

Dans tous ces domaines, il existe donc une forme de puissance européenne, qui repose sur le poids du marché unique – un quart du PIB mondial – et sur ses capacités normatives – « la norme sans la force », selon Zaki Laïdi [6]. Certains pays petits et riches, comme la Suisse ou la Norvège, préfèrent mener une stratégie opportuniste de niche, éviter de s’intégrer, défendre leurs intérêts nationalement, mais ils se retrouvent marginalisés. Des pays moins riches ou plus dépendants sur un plan économique ou géopolitique ont fondamentalement intérêt à rester dans l’Union européenne : même si leur poids dans la prise de décisions est faible, ils défendent leur influence à l’intérieur et font partie d’un ensemble qui pèse sur la scène internationale. Pour les pays plus grands, le calcul est différent : ce qu’ils perdent en souveraineté partagée, ils le regagnent en capacité d’influence dans le système européen et en influence de l’Europe dans le système mondial. Un pays comme le Royaume-Uni perdrait ainsi considérablement à se mettre en marge du système européen, aliénant sa capacité à influencer les normes de l’intérieur, et n’étant pas assez fort pour peser face à l’UE et à la mondialisation.

La situation est très différente sur le terrain diplomatique et militaire, car l’Europe n’est pas intégrée dans ces domaines : les champs de force et les lois de la puissance la traversent comme elles régissent l’espace politique mondial. L’Europe a une diplomatie commune, des moyens d’action – par exemple les sanctions –, et elle mène des opérations civiles et militaires. Mais cette capacité d’action est loin d’avoir débouché sur une puissance diplomatique et militaire. La prise de décision reposant sur l’unanimité, elle se divise sur des dossiers politiques sensibles : on l’a vu dans la relation avec les États-Unis (la guerre en Irak de 2003), avec Israël, avec la Russie. L’intégration militaire reste faible et l’Union européenne n’a jamais lancé d’opérations coercitives, qui restent le propre de l’OTAN (Kosovo, Libye).

L’Europe doit agir avec ses partenaires et alliés, à commencer par les États-Unis. Dans les Balkans, l’UE a progressivement pris le relais de l’OTAN pour pacifier la région après les guerres des années 1990. En Afrique, elle mène des opérations ponctuelles. Face à la Russie, elle coordonne ses sanctions avec les États-Unis, mais ce sont la France et l’Allemagne qui ont pris le leadership dans les négociations sur l’Ukraine. Dans les crises chaudes, comme le nucléaire iranien ou la situation en Syrie ou en Libye, les grands pays européens restent en première ligne.

*

On peut critiquer l’impuissance européenne, la lenteur de la prise de décision, les blocages qui peinent à être surmontés. Sans doute l’Union européenne pourrait-elle agir plus rapidement et plus efficacement, coordonner davantage une politique macroéconomique combinant croissance et compétitivité, exiger plus de réciprocité des pays avec lesquels elle négocie, intégrer mieux ses moyens, notamment dans le domaine militaire. Mais en l’absence de peuple européen, vu la variété et les contradictions des intérêts des États membres, et compte tenu des réticences des peuples à s’intégrer davantage, les imperfections de la prise de décision sont inévitables. La question cruciale est en définitive celle-ci : à part le repli national, quelle alternative efficace y a-t-il à cette interdépendance consentie entre un noyau de pays européens pour tirer le meilleur parti et assurer la viabilité de l’interdépendance de notre planète ?


  • [1] Les propos tenus dans cet article n’engagent que leur auteur.
  • [2] Lucien Febvre, L’Europe. Genèse d’une civilisation, Perrin, 1999, Leçon XXVIII, p. 312.
  • [3] NDLR : « Nous avons fait l’Italie, maintenant nous devons faire les Italiens », aurait-il déclaré au moment de la naissance du Royaume d’Italie, en 1861.
  • [4] Discours à Sciences Po, Paris, 20 septembre 2010.
  • [5] Commission européenne, EU budget 2014. Financial report, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, p. 144.
  • [6] Zaki Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.