L’Union de l’énergie : quelle sécurité énergétique en Europe ? / Par Claude Fischer-Herzog

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  • Claude Fischer-Herzog

    Claude Fischer-Herzog

    Directrice d’ASCPE – Les Entretiens Européens et Eurafricains.

Menacée dans son unité par la perspective de sortie du Royaume-Uni, l’Europe traverse une crise profonde et durable, à la fois politique, économique et industrielle. Une reconstruction, voire une « refondation » [1] de l’Union est nécessaire. Quelle place l’énergie pourrait-elle prendre dans ce contexte ? Lancée en 2014, l’Union de l’énergie sera-t-elle la nouvelle Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) – comme l’a déclaré le président de la Commission Jean-Claude Juncker lors d’une conférence de presse le 25 février 2015 à Bruxelles [2] – qui permettra à l’Europe de recréer le socle de son unité et de sa compétitivité ?

Hier, la CECA a favorisé la mise en commun des ressources stratégiques et l’émergence d’industries de réseaux – électricité, gaz, transports – qui ont contribué à bâtir un socle de cohésions sociales et de biens publics. Depuis vingt ans, la politique communautaire a conduit à la libéralisation des marchés nationaux et à la construction d’un grand marché intérieur de l’électricité : la concurrence à la production et à la fourniture a permis à chaque client de choisir librement son fournisseur, la fin des monopoles énergétiques intégrés et le développement du commerce transfrontalier. Mais poussée à son comble, et en l’absence de politique économique et industrielle commune, elle a nui à une stratégie de solidarité favorisant l’unité européenne, à la sécurité énergétique de l’Union européenne (UE) et à sa compétitivité internationale. Par ailleurs, la stratégie Europe 2020, axée sur le climat, a défini un triple objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES), de production d’énergies renouvelables (EnR) et d’efficacité énergétique, mais le soutien financier public accordé exclusivement aux EnR, couplé à la priorité d’accès au réseau, a contredit la concurrence et le libre choix des États de leur mix énergétique garanti par les traités européens. Le cadre de marché doit organiser une compétition saine et donner des signaux prix incitatifs pour investir dans les technologies les plus compétitives. Or, il dysfonctionne. Le système d’échange de quotas d’émission – incompatible avec le triple objectif de la stratégie 2020 – est en crise profonde, et le marché lui-même dissuade les investissements de long terme dont ont besoin les technologies comme le nucléaire et les EnR.

L’énergie est devenue un facteur de division entre les États de l’UE, qui « renationalisent » leurs politiques énergétiques et recherchent leur sécurité de façon bilatérale. En outre, la crise russo-ukrainienne, les conflits au Moyen-Orient, les relations tendues avec la Turquie, la baisse des prix des matières premières – et notamment du pétrole –, la révolution énergétique aux États-Unis avec l’exploitation du gaz de schiste et l’arrivée du gaz naturel liquéfié (GNL) américain en Europe, bousculent les équilibres.

L’UE fait donc face à un défi énorme : dans une situation de fragmentation interne et de tensions extérieures, l’énergie pourra-t-elle être un facteur d’intégration et devenir un bien commun aux États membres, accessible à tous, porteur de valeurs partagées et d’intérêts mutuels avec ses voisins, en particulier dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et la perspective d’une croissance durable ? De nouveaux investissements seront nécessaires : ils exigent un cadre de marché clair et stable au service de l’environnement, de la compétitivité et de la sécurité, et des choix politiques articulant une nouvelle politique industrielle européenne à la politique de marché intérieur et à une politique extérieure commune.

La sécurité énergétique, une priorité pour quels objectifs ?

Un train de mesures qui ne fait pas une stratégie

Replaçant la sécurité au cœur des cinq priorités de l’Union de l’énergie [3], la Commission a présenté, en février 2016, une série de mesures pour inscrire l’UE dans la transition énergétique mondiale et les accords sur le changement climatique adoptés lors de la COP21, et la préparer à d’éventuelles ruptures d’approvisionnement énergétique [4]. Modération de la demande, diversification des sources et des routes d’approvisionnement, accroissement de la production énergétique, notamment à partir d’EnR, sur un marché intérieur mieux connecté avec plus de transparence et de solidarité : la Commission cherche à articuler sa politique de sécurité à une meilleure intégration du marché intérieur. Mais ces mesures ne définissent pas de véritable stratégie de politique extérieure ni une politique de marché compétitive qui lui permettrait de construire de nouvelles relations commerciales en coopération avec les pays producteurs. Ceux-ci sont entrés dans un jeu complexe d’alliances et façonnent désormais la géographie des routes d’approvisionnement et les nouveaux équilibres dans toute la région. Face à cela, l’Europe semble impuissante.

« Parler d’une seule voix »

Face à la Russie, la Turquie, l’Iran ou même l’Égypte, l’UE ne parle pas d’une seule voix : elle n’est pas une puissance politique, et ses États membres refusent qu’elle s’ingère dans leurs relations extérieures. Ainsi s’opposent-ils à une des mesures phares de l’Union de l’énergie visant à sécuriser l’approvisionnement gazier de l’UE, consistant à négocier conjointement – UE, États et compagnies gazières – les contrats avec les pays tiers. La Hongrie, la Grèce ou même l’Autriche considèrent qu’il s’agit là d’une ingérence insupportable de la Commission dans leurs affaires souveraines.

Par ailleurs, plusieurs États ont mené une « fronde » contre le Conseil européen qui a durci, sous la pression américaine, les sanctions contre la Russie, sans considérer les intérêts même de l’UE [5] – ni ceux de l’Ukraine. D’autres, comme l’Allemagne, sans toujours se soucier des voisins, entretiennent avec la Russie des relations de coopération commerciale, renforcées à la faveur du projet Nord Stream 2, qui a fait l’objet d’un consortium avec six grands groupes industriels (Gazprom, E.ON, Wintershall, Engie, OMV et Shell). Un projet qu’a notamment dénoncé la Pologne, qui propose une agence unique d’achat du gaz, contre l’avis d’opérateurs comme Engie ou RWE.

Comment la Commission va-t-elle surmonter ces divisions entre États et acteurs pour bâtir de nouvelles relations d’intérêt mutuel aussi bien entre ses membres qu’avec les pays tiers ? Sa volonté pèche par manque de clarté et ne fait pas une politique offensive, dans une situation d’une complexité accrue, d’un côté par le jeu des États-Unis visant à réduire l’influence russe vis-à-vis de l’Ukraine et des pays du Caucase, voire d’Asie centrale, et de l’autre par les tentations de pays tiers comme la Russie de mettre le cap à l’Est, avec une mise en concurrence des marchés européens et asiatiques, et la stratégie de marchés alternatifs au Japon, en Inde, en Corée du Sud ou en Chine.

Des enjeux considérables : l’exemple du gaz

La sécurité gazière s’impose aujourd’hui comme un enjeu considérable pour l’UE pour des raisons diverses. Sa consommation de gaz représente un quart de sa consommation totale d’énergie : 400 milliards de m3, dont 65 % dépendent des importations extracommunautaires [6]. Quelle que soit la consommation future, ce pourcentage risque de croître sous l’effet du déclin de la production européenne, notamment en mer du Nord et aux Pays Bas – qui devrait se situer entre 120 et 150 milliards de m3 annuels à l’horizon 2035 [7]. Cette dépendance extérieure croissante et la volatilité des prix sur les marchés internationaux des hydrocarbures ont placé l’enjeu d’un approvisionnement fiable et à des prix acceptables au premier rang de l’agenda. D’autant que parmi les fournisseurs historiques – Algérie, Norvège, Russie et Qatar –, Gazprom représente 39 % de parts de marché, ce qui a généré l’obsession d’un risque spécifique russe. L’UE a bien tenté d’exporter ses règles de marché concurrentiel aux fournisseurs extérieurs et pays de transit, mais le refus de la Russie de signer le traité de la Charte de l’énergie, en 2009, a mis fin à toute velléité de créer un cadre juridique multilatéral contraignant.

Avec les conflits russo-ukrainiens de 2006 et 2009, l’UE a commencé à diversifier les sources et les routes d’approvisionnement. Aujourd’hui, elle cherche à renforcer ses relations avec la Norvège (33 % des importations) et l’Afrique du Nord (22 %), et à se tourner vers de nouvelles sources : Azerbaïdjan, Turkménistan, Irak, Iran, Méditerranée orientale. Elle a, pour cela, deux grands projets : consolider le corridor gazier Sud et construire un hub en Méditerranée avec de nouveaux gazoducs, Galsi depuis l’Algérie et Nigal depuis le Nigeria. Le second projet reste très hypothétique au regard des problèmes de sécurité avec la Libye, d’une part, et de la difficulté de faire venir le gaz du Nigeria, d’autre part, sans parler des niveaux de prix actuels et prévisionnels. Quant au corridor Sud, reliant l’Azerbaïdjan à l’Europe via la Turquie, il existe aussi d’énormes incertitudes : la guerre en Syrie et en Irak engendre une escalade des tensions avec une recomposition des alliances entre la Russie, la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, remettant en cause les projets.

Ainsi, Moscou noue de nouveaux accords dans la zone avec Ankara – proposant de remplacer le South Stream par un Turkish Stream qui s’arrêterait à la frontière grecque –, avec l’Azerbaïdjan, l’Iran et même, au sein de l’UE, la Hongrie et la Grèce. La Russie développe également des coopérations au sein de l’Union économique eurasiatique. Et elle se tourne vers la Chine, avec laquelle elle a signé un accord gazier de 38 milliards de m3 en 2014 [8]. Parallèlement, et alors même que l’UE a gelé le dialogue avec elle, Gazprom a signé un contrat pour Nord Stream 2 avec des compagnies européennes, un nouveau gazoduc de 53 milliards de m3 de capacités – doublant celles de Nord Stream 1 – reliant directement la Russie à l’Allemagne, qui pourra alors alimenter en gaz russe toute l’Europe centrale et orientale, voire en redistribuer à l’Ukraine en cas de coupures ou une fois le contrat entre Kiev et Moscou épuisé (2019). L’UE menace Gazprom, lui reprochant de ne pas respecter la législation européenne – et notamment le troisième paquet énergie –, ce que conteste le groupe, qui dit s’inscrire dans le jeu du marché.

La logique concurrentielle a obligé les fournisseurs à s’adapter à un marché plus diversifié avec l’arrivée du GNL et du gaz de schiste américains, et à modifier les contrats long-terme « Take or Pay » [9]. Par ailleurs, les prix bas favorisent les acteurs existants, dissuadant les nouveaux investissements [10]. C’est dans ce contexte que la Russie a pu aligner ses prix sur ceux du marché spot [11] et s’affirme comme acteur dominant. Quid, dans ces conditions, du gaz iranien, des ressources non exploitées du Kurdistan irakien sur le bloc d’Harir ou du gaz de Méditerranée, avec la découverte du champ Zhor en Égypte ? Qui financera les investissements colossaux que représentent les plates-formes pour l’extraction et les gazoducs ? L’UE a bien ciblé quelques projets d’intérêt commun : gazoducs transanatolien (Tanap) et transadriatique (TAP), interconnecteur Grèce-Bulgarie, infrastructures de stockage, interconnexions et terminaux. Mais dans le contexte de sur-approvisionnement du marché gazier européen et de baisse des prix du gaz, ces nouveaux investissements se justifient-ils ? Ni les grandes firmes – qui ont une aversion accrue aux risques dans la crise économique – ni les pays tiers – qui connaissent une crise de leurs finances publiques – ne prendront le risque d’investir pour acheminer du gaz vers l’Europe s’ils n’ont pas de visibilité à long terme [12].

Repenser les interdépendances

Bâtir de nouvelles relations commerciales

Comment résoudre les contradictions entre une stratégie énergétique visant seulement à réduire la « dépendance russe » et une stratégie de concurrence sur le marché unique ? Il est urgent de rétablir le dialogue avec la Russie et de redynamiser la vision mutuelle de long terme adoptée en 2013 [13]. L’UE n’est pas plus dépendante de la Russie pour son approvisionnement en gaz que la Russie n’est dépendante de l’UE pour ses exportations. En effet, Gazprom exporte 70 % de sa production de gaz naturel et l’UE lui en achète 186 milliards de m3 chaque année. Plus que de dépendances, ne faut-il pas parler d’interdépendances et rechercher un cadre commun pour de nouvelles relations commerciales en coopération ? Selon Dmitry Semenov, premier secrétaire de la mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’UE, le pays a vécu comme une agression la stratégie de sécurité énergétique de l’Union. La Russie a aussi besoin de sécurité énergétique et développe une politique de diversification offensive, considérée aussi comme « agressive » par les pays de l’UE [14]. Comment, dès lors, repenser les relations à partir des interdépendances ?

Cette question se pose pour tous les pays producteurs, distributeurs et consommateurs : la Turquie, pays de transit pivot, doit coordonner sa stratégie avec les uns et les autres pour consolider cette activité économique et conserver sa position diplomatique. Les routes d’approvisionnement depuis la Russie et le Moyen-Orient en font un allié potentiel majeur, mais les gazoducs alimentant l’Europe – comme le Tanap, alimenté par l’Azerbaïdjan, ou le TAP, qui relierait la Grèce et les pays des Balkans – sont de trop faible capacité. Ne faut-il pas bâtir une coopération renforcée pour un hub énergétique en Turquie pour l’ensemble de la zone et pour l’Europe – qui devra également développer ses hubs régionaux comme le BEMIP (Baltic Energy Market Interconnection Plan) ? Cette coopération associerait la Russie et les autres pays de la zone, dont l’Iran, l’Égypte et Israël [15].

Contribuer à la diversification des pays producteurs

La volonté de l’Europe de réduire sa facture et sa consommation énergétiques ne fait pas une stratégie. Certes, ses États membres importent 53 % de leur consommation, faisant de l’Union le premier importateur au monde, ce qui lui coûtait 400 milliards d’euros par an avant la baisse du cours du pétrole. Mais décréter qu’il faut importer moins quand tous les signaux montrent qu’on importera plus fait peu de sens. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la consommation de gaz sera plus importante en 2030 avec la réduction de l’utilisation du charbon. Et le gaz peut devenir une des composantes importantes de la transition énergétique, en complémentarité des EnR et du nucléaire, assurant la flexibilité et la sécurité de systèmes électriques, et permettant de résoudre le problème croissant de l’intermittence lié au développement des renouvelables. L’UE devrait mener des études concrètes sur les besoins futurs, qui ne sont pas les mêmes selon les pays et dépendront des taux de croissance.

Par contre, l’Europe peut exporter davantage et aider les pays qui, comme la Russie, vivent de leur rente. Elle doit être capable de vendre ses technologies – éolien, photovoltaïque, énergies de la mer, nucléaire, voire son industrie et ses technologies clés génériques (KETs) – et de contribuer ainsi à la diversification de ces économies et à leur décarbonation. Les besoins sont immenses dans les secteurs électriques et pour la construction d’interconnexions, dans la modernisation des villes et leur mise aux normes, dans les transports : des pays comme la Russie ou la Turquie sont des marchés porteurs pour les entreprises européennes. Même les marchés nationaux les plus puissants ne peuvent offrir à eux seuls toute la gamme des technologies, ce que leur unité et complémentarité permettraient de résoudre. Les États doivent bâtir des filières compétitives européennes et une stratégie mariant recherche et développement (R&D) avec un marché favorisant toutes les sources diversifiées propres et les infrastructures de réseaux électriques et de gaz.

Cette option de politique commerciale extérieure obligera les Européens à mieux coopérer et à construire une politique industrielle énergétique capable d’innover et d’investir dans les biens d’équipements (centrales thermiques, nucléaires, turbines, éoliennes, photovoltaïques, méthaniseurs, etc.), l’isolation thermique dans le bâtiment, dans les biens intermédiaires intensifs en énergie (chimie, ciment, céramique, papier, verre, métaux, sidérurgie, etc.) sur le marché intérieur, qui doit devenir un véritable camp de base et permettre aux entreprises européennes d’être plus fortes sur le marché extérieur. Ainsi, la sécurité énergétique doit devenir un pilier tant de la politique extérieure qu’intérieure, un atout pour consolider la compétitivité globale de l’UE – tirée aujourd’hui par l’Allemagne – et développer de nouvelles relations avec les pays producteurs et distributeurs.

La construction d’un marché unique compétitif et plus solidaire

Un marché connecté nécessaire mais insuffisant

La volonté de créer un marché intérieur mieux connecté ne répond pas entièrement à ces défis. Aujourd’hui, la Commission propose que chaque État membre exporte 10 % de sa production électrique vers ses voisins. Il en résulterait, selon elle, une économie de 12 à 40 milliards d’euros par an pour les consommateurs. Non seulement cela exigera 40 milliards d’investissements pour réaliser à peine 10 % d’interconnexions, mais la majorité des États membres sont loin – voire très loin – de produire suffisamment pour leur propre consommation [16].

Par ailleurs, la transition énergétique, imposée aux États membres pour décarboner leurs mix énergétiques et intégrer toujours plus d’EnR, crée d’importantes distorsions sur le marché, avec en particulier des règles et une modernisation des aides d’État favorisant les investissements dans les EnR. Cette « discrimination positive » pénalise les autres sources et les pays en retard de développement – ou les plus durement affectés par la crise économique. Par ailleurs, cette politique a eu beaucoup d’effets pervers : hausse des prix de l’énergie [17], réduction des capacités en gaz et de la production nucléaire, investissements coûteux dans les réseaux pour les adapter à l’intermittence, dépendance accrue au charbon et importation massive de fossiles, sans parler de la déstabilisation des modèles économiques – et ses conséquences sociales – de grands groupes comme Wattenfall ou RWE.

La diversité au service d’une politique industrielle et de sécurité

Tant pour ses propres besoins que pour ses exportations, l’Europe a besoin d’un renouveau industriel compétitif valorisant tous les atouts et filières du secteur électrique, et toutes les énergies décarbonées : énergies de la mer, photovoltaïque de deuxième génération, KETs et smart grids, capture et stockage du carbone (CCS), nucléaire ; l’efficacité elle-même devant devenir une politique industrielle. Mais alors qu’elle réaffirme sa volonté de favoriser les bouquets énergétiques des États membres et leur intégration sur le marché [18], l’option d’un mix basé sur 27 % d’EnR pour 2030 – associée aux objectifs de 40 % de réduction d’émissions de GES et de 30 % d’efficacité énergétique – produira les mêmes effets pervers, et le libre choix des États de diversifier leur mix restera formel, pénalisant ceux qui dépendent d’une source unique, comme la Pologne avec le charbon, mais aussi ceux qui, comme la France, ont fait le choix d’un mix décarboné avec le nucléaire. En effet, la politique de la concurrence interdit – sauf dérogations – les contrats long terme considérés comme des aides d’État, ce qui prive les investisseurs de garanties et les industriels électro-intensifs de visibilité sur les prix, et nuit aux investissements dans les projets de production comme le nucléaire, dont les coûts sont lourds et ne peuvent être amortis que sur une longue durée.

À l’inverse, un mix diversifié pourrait résulter non pas de l’addition des « libres choix nationaux » mais de la négociation entre les États, débouchant sur un pacte de solidarité énergétique. Un tel mix aurait beaucoup d’avantages, dont celui d’assurer la sécurité et de bâtir une industrie européenne énergétique plus compétitive.

Articuler la sécurité énergétique à la réforme du modèle de marché

Ce pacte entre États accompagnerait une réforme du cadre de marché : celle du système européen d’échange de quotas d’émission et des règles des marchés du gaz et de l’électricité pour optimiser le parc de production électrique européen décarboné et diversifier à moindre coût ; avec la création – parallèlement au marché spot – d’un marché de contrats long terme pour les interconnexions et pour les nouvelles capacités de production, favorisant l’investissement dans les projets. Par ailleurs, certains pays devraient pouvoir se regrouper dans des coopérations renforcées pour défendre et développer leurs sources, qui sont des atouts nationaux et du mix diversifié européen. Ainsi, les 14 États nucléaires doivent pouvoir s’allier pour préserver une filière industrielle encore leader dans le monde avec un parc de 131 réacteurs. Il s’agit moins de créer un « Airbus » de l’industrie énergétique que de construire un nouveau type de marché à plusieurs, favorisant les contrats de long terme entre opérateurs et consommateurs – industries et ménages –, et des partenariats d’investisseurs. Une telle coopération renforcée pourrait être à géométrie variable selon les projets.

Le cas d’Hinkley Point est un paradoxe intéressant : au moment où les Britanniques votent le « Brexit », leur gouvernement vient d’accepter la construction de deux réacteurs pressurisés européens (EPR), favorisant la consolidation de la filière industrielle nucléaire européenne, qui elle-même est une dimension de la politique énergétique commune. Celle-ci relève, en effet, du marché intérieur, que le Royaume-Uni a choisi de quitter, mais le modèle de marché que le pays est en train de réformer – avec l’accord de la Commission européenne – pourrait devenir un concurrent déloyal, favorisant les investissements au détriment du marché européen. Tirant la leçon des limites du « tout marché » après avoir été le chantre du libéralisme, le Royaume-Uni opère une « re-régulation » de sa production électrique, assortie de mécanismes incitatifs, comme le CfD [19], pour relancer le nucléaire dans un mix décarboné. Peut-on en faire le nouveau modèle de l’UE ? Au-delà de l’accord industriel et commercial que ce projet représente, est-il possible d’associer les Britanniques à la définition d’une nouvelle politique énergétique européenne ? Et pourquoi ne pas l’étendre aux partenaires russes ou turcs afin de bâtir des stratégies mutuellement bénéfiques et d’encourager les projets d’investissements privés soutenus par les États [20] ?

Inscrire la sécurité énergétique dans une perspective de refondation européenne

Plus fondamentalement, le « Brexit » oblige à repenser le statut du Royaume-Uni, mais aussi des pays voisins et de leurs relations avec l’UE. Philippe Herzog, président d’honneur de Confrontations Europe, propose de lui soumettre sans attendre de devenir un État associé, dans ce qu’il appelle un « troisième cercle » où l’UE coopérerait avec ses voisins dans une vision partagée de l’avenir de l’Europe, de sa politique extérieure et de stratégies d’intérêts communs, comme l’énergie, l’immigration, la sécurité ou l’éducation. Ce troisième cercle pourrait associer des pays comme l’Ukraine, la Géorgie, ainsi que ceux de l’Afrique du Nord, dont la Libye [21]. Cette proposition peut sembler utopique, mais elle a le mérite de consolider le dialogue et d’envisager des coopérations concrètes dans quelques domaines. La Turquie devra-t-elle l’intégrer ? Elle n’y est pas favorable, engagée qu’elle est dans des négociations d’adhésion à l’UE. Ouvertes en 2005, celles-ci butent sur la question chypriote et d’autres dossiers intérieurs. Mais au regard de son rôle stratégique, comment l’UE va-t-elle l’associer à la définition de la politique énergétique ? Le pays pourrait se tourner vers l’Est et rejoindre l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Ne serait-il pas nécessaire de rouvrir les négociations, de dynamiser les accords de coopération pour que la Turquie devienne un hub européen, et de soutenir la construction et la diversification de ses propres capacités de production nécessaires à sa consommation en pleine expansion, ainsi que l’efficacité énergétique pour atténuer ses émissions de GES en croissance rapide ? Le choix nucléaire turc s’inscrit dans cette stratégie. Il s’est concrétisé par la signature d’un contrat avec Rosatom, renforçant les liens avec la Russie, pendant que l’UE ne fait rien pour concrétiser le projet d’une deuxième centrale à Sinop, sur les bords de la mer Noire, avec les groupes français Engie et ArevaNP et le japonais Mitsubishi.

La Russie, qui partage avec l’Europe une longue histoire et une culture commune, veut garder son statut de grande puissance. Toutefois, elle pourrait être associée à une coopération dans la perspective d’un grand marché énergétique, qui permettrait de développer toutes les sources en partenariat et d’agir ensemble pour un développement durable et partagé de toute la région. Une concertation d’intérêt mutuel serait déjà un pas important afin que les différentes politiques de sécurité permettent de rationaliser les choix d’investissements et d’apaiser les tensions.


  • [1] Voir Philippe Herzog, « L’identité de l’Europe. Vers une refondation », Essai pour King’s College London – ASCPE, mai 2016.
  • [2] Commission européenne, « Union de l’énergie : un approvisionnement en énergie sûr, durable, compétitif et à des prix abordables pour tous les Européens », Communiqué de presse, Bruxelles, 25 février 2015.
  • [3] Sécurité, compétitivité, accessibilité, durabilité et acceptabilité.
  • [4] Commission européenne, « Commission proposes new rules on gas and a heating and cooling strategy », 16 février 2016.
  • [5] Hongrie, Grèce, Italie, Autriche, Espagne, Chypre, Slovaquie subissent les contrecoups économiques et commerciaux des sanctions : la Hongrie aurait perdu 80 millions d’euros en 2014 et l’Italie 1,3 milliard, sans parler des entreprises européennes présentes en Russie. Voir « Sanctions contre la Russie : sept pays de l’UE disent stop », Sputnik, 20 mars 2015.
  • [6] Denis Simonneau, « La Russie, un partenaire énergétique incontournable », Confrontations Europe. La Revue, n° 114, juillet-septembre 2016. Selon la Commission européenne, la dépendance de l’UE vis-à-vis des importations du gaz est passée de 43 % en 1995 à 65 % en 2013. En 2014, l’UE dépend de ses importations pour 53,4 % de sa consommation d’énergie.
  • [7] Ibid.
  • [8] Gazprom et China National Petroleum Corporation (CNPC) ont signé un accord sur la livraison de 30 milliards de m3 de gaz par an à la Chine sur une période de trente ans, via le gazoduc Altaï. Ce pipeline, également nommé « Itinéraire occidental », devra relier des gisements gaziers du Nord de la Sibérie aux régions russes de Tomsk, Novossibirsk et de l’Altaï pour aboutir en Chine, dans la région autonome du Xinjiang.
  • [9] Traditionnellement, les échanges entre l’UE et la Russie sont réalisés dans le cadre de contrats de long terme de type « Take or Pay ». Ceux-ci sont désormais remis en cause par Bruxelles au nom des principes concurrentiels (lois antitrust) et de la partition des marchés. Ces contrats posent problème en raison de leur durée (vingt-trente ans) et de certaines de leurs clauses. Ils opposent, en outre, des barrières importantes à l’entrée de nouveaux acteurs potentiels et, à ce titre, freinent le développement de la liquidité des marchés spot. Voir Jacques Percebois, « The supply of Natural Gas in the European Union : Strategic Issues », OPEC Energy Review, vol. 32, n° 1, mars 2008.
  • [10] Voir Sadek Boussena et Catherine Locatelli, « Au-delà d’une “guerre des prix” sur le marché européen du gaz : que peuvent faire les fournisseurs traditionnels ? » Pétrostratégies, mars 2016.
  • [11] Le prix de référence pour le spot est un mécanisme d’enchères, à forte volatilité. Il s’agit d’un prix négocié la veille pour livraison le lendemain, qui reflète l’équilibre offre-demande à court terme, avant l’ajustement par le régulateur. En 2015, le prix du gaz était de 6 dollars par million de British Thermal Unit (BTU) en moyenne. Il est descendu à 4,70 dollars à la frontière allemande le 17 février 2016.
  • [12] Voir les interventions de groupes comme Edison ou Total, ou d’États comme l’Iran ou l’Italie, lors des débats organisés le 7 avril 2016 à Bruxelles par ASCPE, « Sécurité énergétique de l’Union européenne : quelles interdépendances avec les pays tiers ? », disponibles sur le site des Entretiens Européens.
  • [13] « Roadmap EU-Russia Energy Cooperation until 2050 », mars 2013.
  • [14] Les Entretiens Européens, op. cit.
  • [15] Voir Claude Fischer, « Les relations énergétiques de l’Europe avec la Turquie », Medenergie, n° 45, septembre 2014
  • [16] Les taux les plus élevés de dépendance énergétique ont été enregistrés à Malte (97,7 %), au Luxembourg (96,6 %), à Chypre (93,4 %), en Irlande (85,3 %), Belgique (80,1 %) et Lituanie (77,9 %).
  • [17] Alors que les prix de gros avaient sensiblement convergé sous l’effet de l’intégration des marchés et leur interconnexion, les prix de détail restent très contrastés en raison de l’hétérogénéité des taxes liées aux EnR. Dans certains pays comme l’Allemagne, les prix aux ménages ont explosé, aggravant la précarité énergétique qui touche 6,9 millions d’Allemands.
  • [18] Voir « Union de l’énergie et climat » sur le site de la Commission européenne.
  • [19] Contract for Difference : si les prix du marché sont supérieurs à ce qui était prévu, le producteur rembourse le trop perçu au consommateur ; dans le cas contraire, le consommateur finance la différence.
  • [20] Les Entretiens Européens, « Investir dans le nucléaire en Europe », 20 octobre 2016.
  • [21] Philippe Herzog, op. cit.