Mars 2017
L’intérêt national dans la politique étrangère de la République islamique d’Iran, une justification religieuse de l’intérêt du régime / Par Vincent Legrand et Vincent Eiffling
Intérêt nationalRIS N°105 – Printemps 2017
À la suite de la signature de l’accord-cadre sur le programme nucléaire iranien le 2 avril 2015 à Lausanne, qui allait mener à la conclusion, le 14 juillet suivant à Vienne, du Plan d’action global conjoint, « les factions les plus dures du régime, […] réunies autour d’un mouvement dit des “inquiets” (Delvapassan), ont exprimé leur opposition, reprochant à l’accord de ne pas défendre suffisamment l’intérêt national » [1]. Cette référence à l’intérêt national en est une parmi bien d’autres dans le discours politique iranien. Quelle place occupe le référentiel de l’intérêt national dans la politique étrangère de l’Iran, en interaction avec d’autres, notamment celui de la révolution islamique ? Détermine-t-il, oriente-t-il et / ou légitime-t-il sa politique étrangère et de quelle façon ?
Les études de la politique étrangère de la République islamique d’Iran mettent en avant de manière récurrente le fait qu’elle serait caractérisée par une tension entre idéologie révolutionnaire islamique et pragmatisme [2], ou encore qu’empreinte d’idéologie révolutionnaire islamique à ses débuts, elle serait au cours du temps devenue plus pragmatique. Dans l’analyse, cette tension ou cette évolution va de pair, de manière sous-jacente, métonymique, et parfois explicite, avec l’idée selon laquelle la politique étrangère de l’État (post-)révolutionnaire iranien serait « tempérée » ou aurait été « rattrapée » par les impératifs de l’intérêt national, dans une realpolitik avec laquelle tout État – ou, selon les termes employés, tout régime ou gouvernement l’incarnant – est contraint de composer pour survivre dans un système international anarchique marqué par les rapports de forces entre puissances. Il est possible de distinguer deux grilles de lecture dans la littérature sur cette tension / évolution quant aux rapports qu’entretiennent en Iran idéologie révolutionnaire islamique, d’une part, et pragmatisme, métonymiquement associé à l’intérêt national, d’autre part.
Une grille de lecture réaliste / rationaliste
Avant de finalement saisir la propension de l’État iranien au pragmatisme selon une approche contextuelle de type réaliste / rationaliste, Ruhi K. Ramazani la présente d’abord comme un trait historique stable dans la longue durée depuis sa fondation il y a plus de deux mille cinq cents ans [3]. Il souligne ainsi que les grands empires iraniens – achéménide, sassanide et safavide – ont tous fait preuve dans la conduite de leur politique étrangère d’un pragmatisme qui n’est pas sans rappeler une certaine conception moderne de l’intérêt national, et que ce pragmatisme s’est par ailleurs exprimé au sein de structures politiques fortement marquées par les idéologies religieuses [4]. Par ailleurs, R. K. Ramazani remarque que les concepts occidentaux d’État-nation, d’intérêt national et de politique étrangère au sens moderne ne sont pas entièrement étrangers à l’État iranien dans la mesure où celui-ci s’est retrouvé exposé à ces idées, et ce, particulièrement depuis le XIXe siècle, époque à partir de laquelle les ingérences étrangères en Iran ont été récurrentes.
Or, ces ingérences étrangères ont profondément marqué la mémoire collective iranienne, et le sentiment d’injustice qui en a découlé s’est conjugué aux particularismes de la religion chiite pour donner naissance au khomeinisme, qui constitue l’idéologie sur laquelle repose aujourd’hui le régime de Téhéran. La vision du monde de l’ayatollah Khomeiny dénigre celle de l’« Occident » et, par extension, les concepts qui y sont rattachés tels que le nationalisme (melli-garai), et ce, afin de privilégier l’intérêt de la communauté des croyants (umma). Cependant, pour le leader de la révolution de 1979, l’intérêt du monde musulman passe par la résistance à l’impérialisme occidental ainsi que par la lutte contre l’injustice qui en résulte. Ces principes se retrouvent ainsi inscrits dans le chapitre X de la Constitution iranienne [5], et notamment dans son article 152 : « La politique étrangère de la République islamique d’Iran est fondée sur le rejet de toute forme de domination exercée ou acceptée, sur la protection de l’indépendance du pays envers tous et de l’intégrité de son territoire, sur la défense des droits de tous les musulmans, le non-alignement sur les puissances hégémoniques, ainsi que sur des relations de paix mutuelles avec les États non belligérants » [6].
Cela dit, ce carcan idéologique n’a pas, selon Davoud Bavand, modifié du tout au tout les objectifs de la politique étrangère iranienne, celle-ci poursuivant les mêmes objectifs avant et après la révolution, à savoir la pérennité du régime ainsi que la maximisation de la puissance et de l’influence du pays sur la scène régionale. D’après lui, la principale différence ne réside donc pas dans les buts poursuivis, mais bien dans la manière de les atteindre, notamment au regard de la position de Téhéran à l’égard des États-Unis : « C’est dans la logique de l’emplacement géopolitique de l’Iran : quel que soit le gouvernement arrivant au pouvoir, celui-ci adopte, petit à petit, la même position que celle du gouvernement précédent, qu’il avait condamnée au départ. La seule différence, actuellement, est la position à l’égard des États-Unis. » [7]
Dans une perspective moins idiosyncratique, d’autres auteurs avancent que cela tient, structurellement et contextuellement, à l’évolution de tout État dirigé par un régime révolutionnaire : dans le cas de la République islamique d’Iran, celle-ci « aurait abandonné ses coûteuses politiques intransigeantes vis-à-vis de l’Occident en vue de garantir ses besoins de sécurité et sa prospérité économique – ceux-ci étant considérés comme les objectifs universels des acteurs étatiques dans un système international anarchique » [8]. Ceci étant, il serait réducteur de prétendre que l’Iran, après une période révolutionnaire, serait totalement revenu à une politique étrangère « classique » fondée sur la défense des intérêts nationaux tels que habituellement conceptualisés dans l’approche réaliste / rationaliste. Comme évoqué précédemment, la République islamique d’Iran repose sur le socle idéologique du khomeinisme, lequel constitue la principale source de légitimation du régime politique en place. Téhéran ne peut, dès lors, se permettre de renier les fondements de son idéologie, dans la mesure où une telle attitude pourrait porter atteinte à ses propres fondations [9]. La liberté d’action dans le domaine de la politique étrangère est donc limitée à la capacité du régime de justifier ses décisions au regard de son idéologie. Cette dernière peut donc apparaître, le cas échéant, soit comme un cadre référentiel de la prise de décision, soit comme une variable contraignante limitant la marge de manœuvre décisionnelle. Ceci amène à poursuivre l’analyse selon une grille de lecture constructiviste.
Une grille de lecture constructiviste
Un premier point d’entrée est fourni par les travaux de Rahman Ghahremanpour, qui traitent de la politique étrangère de la République islamique d’Iran vis-à-vis de l’« Occident », notamment dans le cadre du dossier nucléaire [10]. Il embrasse une lecture constructiviste, selon laquelle les identités définissent les intérêts. Ces identités, construites socialement, sont multiples dans la sphère publique iranienne et font l’objet de négociations et de transactions entre des acteurs animés par des orientations diversifiées, mettant en compétition une série de discours, plus ou moins dominants.
Des contextes, des discours
Pour comprendre sous cet angle la tension et l’évolution des rapports entre l’idéologie révolutionnaire islamique et le pragmatisme / réalisme dans le référentiel de l’intérêt national, une première clé est de concevoir cette tension en termes d’adaptation des acteurs en compétition à des contextes évolutifs. R. Gharemanpour distingue à cet égard trois discours principaux au sein de l’élite décisionnelle. Tout d’abord, le discours historico-géopolitique national, qui met en avant la grandeur nationale de l’Iran dans la durée historique longue, faisant de celui-ci une puissance régionale « naturelle », mais brimée par l’hégémonie occidentale, et générant de ce fait un sentiment victimaire d’humiliation et, corollairement, un impératif de résistance à celle-ci. Il s’agit d’un élément fortement prégnant dans la société iranienne, quelles que soient les orientations des acteurs, indépendamment par ailleurs du type de régime en place. « Même les groupes révolutionnaires des années 1980, qui étaient opposés à tout type de nationalisme, qu’ils considéraient comme un produit du colonialisme censé diviser et dominer les nations non occidentales, en sont venus à respecter l’histoire et le nationalisme iraniens. » [11]
Vient ensuite le discours économico-technologique de puissance nationale, articulé aux objectifs de la révolution islamique. Alors secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, l’actuel président Hassan Rohani avait relevé la présence, au sein de l’élite décisionnelle, de ceux qui avancent que « la puissance nationale détermine la capacité de diffuser et d’exporter la culture de la révolution islamique aux plans régional et international », et de ceux qui avancent que « la diffusion des valeurs de la révolution islamique dépend du progrès et du développement et, partant, de la puissance technologique et scientifique » [12]. Ceci façonne les positionnements des uns et des autres, notamment dans le dossier nucléaire, en termes d’autosuffisance isolationniste telle que prônée par l’ayatollah Khomeiny dans le registre de l’indépendance et de la résistance – par ailleurs générée également par l’ostracisation de l’Iran par les puissances occidentales – ou en termes d’engagement et d’ouverture avec l’Occident.
Il y a, enfin, le discours idéologico-sécuritaire, basé sur un conflit – conçu et présenté comme existentiel – entre la République islamique d’Iran et l’Occident. Ici, comme l’a réitéré à de nombreuses reprises l’ayatollah Khamenei, « abandonner les valeurs et les idéaux révolutionnaires reviendrait à un renoncement du monde islamique et à une perte d’influence de la République islamique d’Iran auprès des mouvements islamiques de par le monde » [13]. La promotion de la révolution islamique en dehors des frontières se trouve alors associée à la projection de la puissance de la République islamique dans le monde.
Les différentes factions politiques n’ont pas mis le discours géopoliticohistorique national au cœur de leur discours principal, note R. Ghahremanpour. Les factions dont l’orientation idéologique est la plus marquée en termes islamistes considèrent le nationalisme et l’islamisme comme foncièrement contradictoires – ce dernier étant conçu comme intrinsèquement internationaliste [14]. Cela dit, il convient de préciser que le discours géopoliticohistorique national a quelque peu gagné en importance au cours des dernières années, et ce, plus particulièrement durant le deuxième mandat de Mahmoud Ahmadinejad, qui y a eu recours à quelques reprises sans pour autant en faire son discours dominant. Par ailleurs, si elles n’occupent pas une place de premier plan au sein de la rhétorique officielle du régime, les idées sous-jacentes au discours géopoliticohistorique alimentent également le discours idéologico-sécuritaire, dans la mesure où l’un comme l’autre formulent une posture d’opposition à l’Occident. En réalité, le discours idéologico-sécuritaire puise lui aussi sa source dans l’histoire, mais transpose le concept de résistance à l’Occident au-delà de la seule préoccupation nationale pour l’ériger en un principe révolutionnaire en phase avec l’intérêt de l’ensemble de la communauté musulmane.
R. Ghahremanpour observe, par contre, une forte compétition au sein de l’élite au pouvoir entre le discours économico-technologique et le discours idéologico-sécuritaire : alors que les présidents Rafsandjani et Khatami ont particulièrement recouru au premier, le président Ahmadinejad a, pour sa part, particulièrement mobilisé le second. À cet égard, ce dernier discours permet, dans un certain sens, de « déproblématiser » la contradiction, potentiellement disqualifiable, entre intérêt national et idéologie révolutionnaire islamique. Comme l’écrit Ahmed Naghibzadeh, certains dirigeants iraniens « justifient la tendance islamiste du régime comme la voie juste de l’intérêt national. Car l’Iran, à la tête du monde musulman et en prenant entre ses mains tous les mouvements islamistes, peut se renforcer en mobilisant les masses immenses du monde musulman contre les ennemis qui ne voient que leurs propres intérêts » [15].
En fait, la promotion de la révolution islamique peut être conçue comme servant l’intérêt national iranien, et ce non seulement en termes réalistes / rationalistes – moyen de projection de la puissance nationale –, mais également en termes constructivistes, dans la mesure où l’identité étatique fondée sur la révolution islamique est constitutive de l’intérêt national : l’intérêt national se confond avec l’orientation islamique du régime. De ce point de vue, les attentes d’autres acteurs en matière d’accomplissement par l’Iran de son rôle [16] peuvent devenir autant de contraintes exercées sur sa politique étrangère, qu’il s’agisse de devoir y répondre contre son gré – par exemple, parce que les risques et les coûts qui y sont associés sont trop importants – ou de ne pas pouvoir y répondre – par manque de capacités. Comme l’a exposé l’ancien président Hachemi Rafsandjani [17], lequel fut également le président du Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime [18] (CDIR) jusqu’à son récent décès, « le poids relatif de l’idéologie [l’islam] et de l’intérêt national dans la prise de décision en politique étrangère dépend des circonstances d’un cas particulier à un moment donné » [19]. Encore faut-il pouvoir le justifier, et c’est ici qu’apparaît le poids du référentiel révolutionnaire islamique. Dans d’autres propos, H. Rafsandjani affirmait : « Nous pouvons résoudre tout problème de politique étrangère constituant une menace pour nous à partir de l’islam […] Notre idéologie est souple. Nous pouvons opter pour toute mesure jugée opportune sur la base de l’islam. À vrai dire, mettre le pays en danger au nom d’une action fondée sur l’islam n’est pas du tout islamique. » [20]
Vers l’intérêt du régime : la synthèse de l’idéologie révolutionnaire et du pragmatisme
L’« intérêt du régime [maslahat-e nezam] est un des principes de base de la politique étrangère de l’Iran, qui a été suivi de manière constante, tout particulièrement à partir de la deuxième décennie de la révolution islamique », prenant sa source dans la jurisprudence chiite et permettant de justifier, en cas de prudence motivée par les circonstances, de faire prévaloir les considérations politiques – comme la survie de la République islamique – sur les considérations religieuses [21]. Cette conception chiite de l’intérêt (maslahat), se définit au regard du principe de nécessité (darurat) et autorise les compromis religieux en faveur du politique, et ce, au regard d’une analyse coûts-bénéfices se projetant sur le long terme [22]. Autrement dit, les contraintes religieuses et idéologiques existent, mais sont elles-mêmes soumises au pragmatisme découlant de facto des principes de maslahat et de darurat. L’existence au sein de l’appareil institutionnel iranien du CDIR, en charge de définir le principe de maslahat, illustre bien toute l’importance de ce concept dans le régime actuel. De même, la soumission du politique au maslahat sert de garde-fou contre d’éventuelles politiques suicidaires, tout en offrant une porte de sortie légitime dans les cas d’escalades où les tensions auraient atteint des sommets difficilement tenables pour le régime [23]. Ce concept, lui-même issu de la pensée chiite, s’inscrit donc parfaitement dans le cadre idéologique de la République islamique et constitue, dès lors, un outil extrêmement puissant lorsqu’il s’agit de justifier d’éventuelles concessions face à une menace externe pouvant miner la sécurité du régime. L’acceptation de l’armistice avec l’Irak en 1988 ou encore l’accord sur le programme nucléaire illustrent parfaitement la capacité de l’Iran à faire prévaloir l’intérêt de son régime au regard de ce concept.
Aussi, peut-on réellement parler de hiérarchisation entre, d’une part, l’idéologie révolutionnaire islamique et, d’autre part, le pragmatisme / réalisme dans le référentiel de l’intérêt national iranien ? S’il semble y avoir à première vue un primat du référentiel révolutionnaire islamique, la logique à l’œuvre ne semble pas aller pour autant dans le sens d’une hiérarchisation claire : elle semble plutôt se diriger vers une juxtaposition / complémentarité, voire même vers une consubstantialité, dans laquelle l’idéologie révolutionnaire se confond avec l’intérêt national tout en laissant prévaloir une conception plus pragmatique et réaliste de ce dernier lorsque les circonstances l’exigent, et cela, grâce à la flexibilité offerte par les principes aux racines religieuses de maslahat et de darurat.
La dissociation des registres selon les aires d’action politique constitue une autre grille de lecture. Comme le remarque Clément Therme, sur la scène régionale, « Téhéran insiste le plus souvent sur les intérêts mutuels et relègue ses ambitions révolutionnaires au second plan », tandis que sur la scène internationale, « l’identité contestataire du régime vis-à-vis du système international qualifié “d’ordre occidental” étant engagée, les préoccupations idéologiques l’emportent sur les considérations pragmatiques » [24]. Alors que l’approche rationaliste met en avant une logique conséquentialiste – optimalisation fins-moyens, calcul coûts-bénéfices, censés, dans une perspective réaliste, maximiser la puissance et l’intérêt national –, Mahdi Mohammad Nia relève que l’approche constructiviste met en avant une logique de pertinence, selon laquelle une politique, une position, une décision paraît « appropriée » [25], justifiée selon les registres, contextes et publics concernés.
L’intérêt national, prisme mental ou cadre argumentatif de l’action ?
Vient alors la question du statut des référentiels et des registres en tant que discours, et plus particulièrement du référentiel et du registre de l’intérêt national, prisme mental déterminant l’orientation de politique étrangère ou cadre argumentatif la légitimant [26]. Tout d’abord, il faut savoir s’il s’agit ici de traiter de la prise de décision et du processus y ayant mené ou de son annonce publique. Par ailleurs, s’agissant de l’accès aux matériaux, il faut évaluer les discours d’acteurs disponibles : communiqué public, enregistrement d’une délibération de décideurs à huis clos, entretien rétrospectif avec un décideur. Déterminer les motivations d’une politique étrangère demeure un exercice spéculatif. Il n’existe, en effet, pas d’accès direct au « mental » des décideurs politiques. L’on peut à tout le moins procéder à une analyse de leurs discours – aux statuts très variables au demeurant –, tout en gardant à l’esprit la limite du lien qu’il est possible d’établir entre les cognitions inférées sur la base d’un discours et la conduite d’une politique. En la matière, la déduction n’a valeur que de présomption.
Le statut des discours des acteurs est plus assuré si on les conçoit comme des orientations, justifications et légitimations du bien-fondé d’une décision passée ou durant une délibération : c’est là qu’il est possible observer en cours de processus ou « ex post » en quoi le référentiel de l’intérêt national – éventuellement en interaction avec d’autres – s’avère ou non pertinent dans l’argumentation pour orienter, justifier, légitimer, ou à l’inverse, disqualifier le bien-fondé d’une politique, d’une position, d’une décision.
La grille de lecture réaliste / rationaliste hiérarchise les référentiels – l’idéologie révolutionnaire islamique étant subordonnée à l’intérêt national / au pragmatisme par contrainte contextuelle – sur la base de l’observation de décisions et d’orientations de politique étrangère en tant que « produits finis ». L’observation des discours des acteurs montre que la hiérarchisation des référentiels n’est pas si nette et que ceux-ci sont en compétition en tant que registres de pertinence pour orienter et justifier / légitimer le bien-fondé des décisions et orientations de politique étrangère. Pour une analyse plus aboutie, il s’agirait de travailler sur des corpus avec des acteurs en contexte d’interactions discursives : en politique étrangère, la délibération d’un groupe de décideurs à huis clos constitue une source de données de premier choix, mais malheureusement difficilement accessible, d’autant plus dans un régime aussi opaque que celui de la République islamique d’Iran [27].
La grille de lecture constructiviste, à défaut de renseigner sur les motivations des acteurs, éclaire à tout le moins sur la manière dont ceux-ci construisent, négocient et vendent les politiques dans le sens d’intérêts trouvant leurs fondements dans les identités en compétition dans la sphère publique : la révolution islamique, consubstantielle à l’intérêt national iranien, et, circonstantiellement, l’éventuelle primauté de celui-ci, justifiée « islamiquement » par l’« intérêt du régime » (maslahat-e nezam).
- [1] Shervin Ahmadi, « Un accord qui ouvre le champ des possibles en Iran », Le Monde diplomatique, mai 2015, p. 5.
- [2] Nous n’élaborons pas ici le fait que le pragmatisme peut aussi constituer une idéologie.
- [3] Ruhi K. Ramazani, « Ideology and Pragmatism in Iran’s Foreign Policy », The Middle East Journal, vol. 58, n° 4, automne 2004. Nous nous référons à la même source dans les paragraphes qui suivent.
- [4] Il convient cependant de noter ici que l’Empire achéménide était particulièrement tolérant à l’égard de la diversité des cultes et que cette tolérance apparaissait comme une nécessité vitale au regard de sa dimension et de la diversité des peuples qui y résidaient. Par ailleurs, si l’Empire achéménide n’avait pas de religion d’État officielle, cela n’était pas le cas pour l’Empire sassanide – dont la religion d’État était le zoroastrisme – ainsi que pour l’Empire safavide, qui adopta le chiisme duodécimain comme religion d’État au XVIe siècle. Par ailleurs, ce glorieux passé a contribué à façonner en Iran l’idée d’un « droit naturel » à la puissance régionale.
- [5] Chapitre de la Constitution entièrement consacré à la politique étrangère.
- [6] Michel Potocki, Constitution de la République islamique d’Iran. 1979-1989, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 103.
- [7] Christin Marschall, Iran’s Persian Gulf Policy. From Khomeini to Khatami, Londres / NewYork, Routledge, 2003, p. 149, qui cite D. Bavand, professeur à l’Université Imam Sadeq.
- [8] Rahman Ghahremanpour, « Iran Looking West : Identity, Rationality and Iranian Foreign Policy », in Rouzbeh Parsi et John Rydqvist (dir.), Iran and the West. Regional Interests and Global Controversies, Special Report, Swedish Defence Reseach Agency (FOI), mars 2011, p. 54.
- [9] Voir Thomas Fourquet, « Clément Therme, Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 [Genève / Paris, The Graduate Institute / Presses universitaires de France, 2012] », Lectures, « Les comptes rendus », mis en ligne le 16 avril 2013.
- [10] Rahman Ghahremanpour, op. cit., pp. 54-72.
- [11] Ibid., p. 62.
- [12] Ibid., p. 65, qui se réfère à Hassan Rohani, « National Wealth or National Power ? What is the Priority ? », Rahbord Quarterly, printemps 2016, pp. 10-12 (en persan).
- [13] Tel que paraphrasé par Rahman Ghahremanpour, ibid., p. 66.
- [14] Ibid., p. 69.
- [15] Ahmed Naghibzadeh, « Les composants de la politique étrangère d’Iran », Géostratégiques, n° 9, octobre 2005, p. 145. L’auteur mentionne par ailleurs « l’aspect fictif de cette doctrine », les Iraniens étant chiites et le chiisme ne signifiant pour les sunnites qu’une sorte d’hérésie (rafezi), ainsi que ce « paradoxe de mettre l’Iran chiite à la tête du monde musulman majoritairement sunnite et arabe ».
- [16] Au sens de K. J. Holsti, « National Role Conceptions in the Study of Foreign Policy », in Stephen G. Walker (dir.), Role Theory and Foreign Policy Analysis, Durham, Duke Univer sity Press, 1987.
- [17] Décédé le 8 janvier 2017, H. Rafsandjani fut président de la République islamique de 1989 à 1997. Pour une analyse de son bilan et de son héritage politique, voir Vincent Eiffling, « L’Iran face à la disparition d’Hachemi Rafsandjani : bilan et perspectives d’avenir pour la République islamique », Note d’analyse des Chaires InBev Baillet-Latour, n° 52, CECRI-UCL.
- [18] Majma’-e Tashkhis-e Maslahat-e Neza.
- [19] Paraphrase du passage d’un entretien avec H. Rafsandjani publié le 5 avril 2003, par R. K. Ramazani, op. cit., p. 556.
- [20] « Statement by Hashemi Rafsanjani », Islamic Republic News Agency (IRNA), 12 avril 200, rapporté par Mahdi Mohammad Nia, « Discourse and Identity in Iran’s Foreign Policy », Iranian Review of Foreign Affairs, vol. 3, n° 3, automne 2012, p. 44. Nous avons traduit le terme anglais « expediency » par « toute mesure jugée opportune ».
- [21] Ibid., p. 44.
- [22] Shmuel Bar, Iranian Defense Doctrine and Decision Making, Herzliya, Institute for Policy and Strategy, 2004, p. i.
- [23] Ibid., p. 46.
- [24] Thomas Fourquet, op. cit.
- [25] Mahdi Mohammad Nia, op. cit., p. 35.
- [26] Pour une élaboration de la question « cognition versus légitimation / argumentation », voir Vincent Legrand, « La prise de décision en politique étrangère », in Claude Roosens, Valérie Rosoux et Tanguy de Wilde d’Estmael (dir.), La politique étrangère. Le modèle classique à l’épreuve, Bruxelles / Bern / Berlin, P.I.E. – Peter Lang, 2004.
- [27] Sur le mode de la démarche praxéologique en contexte parlementaire, voir Jean-Noël Ferrié, Baudouin Dupret et Vincent Legrand, « Comprendre la délibération parlementaire. Une approche praxéologique de la politique en action », Revue française de science politique, vol. 58, n° 5, octobre 2008.