L’indépendance catalane : « identité, vous avez dit identité ? » / Par Oscar Jané

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  • Oscar Jané

    Oscar Jané

    Maître de conférences à l’Université autonome de Barcelone, docteur en histoire (Université de Toulouse – Jean Jaurès) et co-directeur de Mirmanda. Revue de Culture.

En 2010, en réaction à la décision du Tribunal constitutionnel espagnol déclarant inconstitutionnelle une bonne partie du nouveau « statut d’autonomie » de la Catalogne, plus de 1 million de personnes descendaient dans les rues de Barcelone et d’autres villes catalanes. Cette colère n’était alors que l’aboutissement d’un long processus de renouvellement de ce « statut ». En effet, celui-ci avait déjà vu ses compétences largement réduites par le Parlement espagnol. Finalement, et malgré les réticences des partis catalans, il avait été voté et approuvé par référendum par les Catalans le 18 juin 2006, avec seulement 48,9 % de participation. En plus d’être tardive, la sentence du Tribunal constitutionnel – délibération faite à partir d’un recours en contentieux du Parti populaire, à l’époque dans l’opposition – est donc venue heurter même ceux qui avaient défendu un « statut » moins ambitieux d’un point de vue souverainiste. Cela a eu pour conséquence de placer sur un même front les partis nationalistes et indépendantistes catalans ainsi que les partis de gauche et de centre catalans, comme par exemple Iniciativa per Catalunya – les anciens communistes – ou le Parti socialiste catalan, qui restait encore sous l’égide du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). De 2012 à 2015, quatre grandes manifestations ont marqué la vie collective et politique de la Catalogne. À chaque 11 septembre, date de la « fête nationale » catalane – qui commémore la défaite subie face aux Bourbons en 1714, qui fit perdre les institutions et l’importante autonomie catalanes –, les citoyens catalans prennent désormais les rues. Au-delà de ces manifestations classiques, une chaîne humaine a, en 2013, traversé la Catalogne du Nord au Sud, sur plus de 400 kilomètres. Plus de 1,5 million de personnes – entre 1 et 2 millions selon les moments – ont en moyenne pris part de façon pacifique à chacun de ces événements, avec une double devise : « le droit à décider » du futur de la Catalogne et la création d’un « nouvel État » en Europe. Le plus étonnant a été la transversalité de ces mouvements, avec une participation citoyenne et sociale remarquable, et avec le soutien des partis catalans de gauche comme de droite, nationalistes ou non. Les syndicats y ont aussi participé, ainsi qu’une bonne partie de personnalités publiques et autorités de tous bords. Avant de chercher à comprendre les origines et la force de ce mouvement, il faut donc d’abord prendre conscience du poids de manifestations regroupant 1,5 à 2 millions de personnes sur un territoire de 7,5 millions d’habitants – soit 20 à 26 % de la population – et se répétant quatre années durant. Cela serait sans doute inimaginable en France ou ailleurs. Face à de tels chiffres, une réponse politique, une réaction de la part du gouvernement espagnol – le Parti populaire depuis 2011 – apparaît inévitable. Or cela n’a pas eu lieu jusqu’à présent : le président du gouvernement, Mariano Rajoy, fait la sourde oreille et a même fait montre d’une hostilité absolue pour contenter les franges les plus extrêmes de son parti [1].

Une question d’identité ?

Une identité ouverte

Pablo Picasso se définissait lui-même comme « un catalan, né à Malaga et qui vit en France ». D’emblée, la définition de l’identité apparaît donc élective, souple et dynamique. La Catalogne a, en effet, une longue histoire d’accueil de familles venues d’ailleurs : aux Français arrivés en masse entre le XVIe et le XVIIe siècle – plus de 50 000 personnes – et aux immigrants méditerranéens du XXIe siècle, il faut ajouter l’installation d’un nombre important de personnes arrivées d’autres régions d’Espagne. Contrairement à la France, qui a favorisé le mélange et le déplacement de travailleurs entre régions, l’Espagne a fait des différentes régions des sociétés homogènes dans leurs référents institutionnels et historiques. Dans le cas catalan, la remise en fonctionnement de la Generalitat (gouvernement autonome) en 1931, coïncidant avec l’instauration de la République espagnole, a marqué un aboutissement : il s’agissait d’une demande initiée au début du siècle par les élites catalanes, auxquelles se sont joints les partis de gauche. Le coup d’État de 1936 et la longue dictature de Francisco Franco, jusqu’en 1975, ne sont pas parvenus à effacer l’idée d’un système démocratique. La Generalitat de Catalogne fut ainsi la seule institution « espagnole » à survivre pendant l’exil. De sorte que dans le cadre du rétablissement de la démocratie, la Generalitat fut reconnue, octroyant à la Catalogne une constitution propre (« Estatut ») en 1979.

Avant cela, durant les années 1950 et 1960, la Catalogne était à nouveau devenue une terre d’accueil pour des milliers d’Espagnols obligés de quitter leur lieu d’origine à cause de la répression franquiste. Grâce à une élite économique – ainsi qu’au marché noir –, la région réussit, en effet, à mettre en œuvre une puissante industrie, attirant des travailleurs de l’ensemble du pays. Ces familles furent à la base du développement économique catalan pendant le franquisme, mais furent également synonymes d’un nouveau défi : l’assimilation de milliers de personnes, d’un point de vue logistique, humain et social, et le développement d’un important mouvement associatif de « voisins », véritable contre-pouvoir du régime franquiste.

La Catalogne est donc aujourd’hui une réalité grâce à la collaboration sociale, économique et culturelle de toutes ces personnes, en un moment extraordinairement difficile comme le fut la dictature. En ce sens, la Catalogne n’est pas l’Écosse, ni la Flandre, ni la Bretagne ou la Corse. Elle doit être comprise comme un territoire où l’identité est multiple, élective et volontaire. Le nationalisme « excluant » a échoué face au mélange de noms, origines et demandes qui n’ont rien à voir avec des éléments identitaires. L’indépendantisme catalan n’est donc certainement pas identitaire. Au XXIe siècle, l’identité catalane prend ses racines dans les Dalí, Picasso, Miró, Gaudí et tant d’autres, qui servent à expliquer que la trajectoire catalane est avant tout européenne, ouverte et moderne.

Un paramètre minoritaire

Or, faut-il penser que tout ce qui brille n’est pas or ? Il est évident qu’une partie de la population catalane demande l’indépendance pour des raisons strictement identitaires. Mais, selon les sources, il s’agit d’une frange très minoritaire. En outre, le seul point commun entre les différentes générations est celui de la langue. Il est évident que les raisons peuvent diverger, mais l’éducation en catalan et la promotion sociale et économique à travers le catalan semblent avoir atteint un équilibre consensuel entre les différentes classes sociales et idéologies. Ce débat, plus politique que linguistique, a peu de failles lorsque l’on observe les résultats scolaires : la Catalogne a les meilleurs résultats pour le baccalauréat espagnol, notamment en langue espagnole, alors que selon une certaine presse et quelques partis politiques espagnols, l’espagnol est en train d’être « oublié » en Catalogne. Il en va de même pour les résultats des universités catalanes ou pour tout ce qui a à voir avec l’innovation éducative et technologique. Le fait linguistique est donc passé, en Catalogne, d’une demande exclusive des nationalistes à un consensus assumé par la plupart de la population, qui s’oppose à la création de deux systèmes scolaires comme au Pays basque, où les familles se sépareraient selon la langue, que souhaiteraient par ailleurs le Parti populaire ainsi que la nouvelle formation politique Ciudadanos.

L’identité est un concept flou, injuste et empli d’a priori, qui ne permet pas de cerner avec certitude l’ensemble des intérêts et décisions qui portent à définir le sentiment d’appartenance à un collectif. De plus en plus, cette identité est complexe, multiple et hétérogène. Dans le cas catalan, l’identité, telle qu’on la comprend d’un point de vue « nationaliste » classique, est de moins en moins importante pour la majorité favorable à l’indépendance. Le philosophe Xavier Rubert de Ventós, ancien membre du Parti socialiste catalan et député à Madrid de 1982 à 1986, soulignait déjà en 1999 l’inversion des facteurs du catalanisme historique en développant l’idée d’une identité postmoderne qui met au centre du débat public le rêve du collectif « civil », la bataille pour ce qui est possible. Il affirmait ainsi qu’il s’est trouvé « un jour à faire l’éloge d’une hispanité à laquelle personne alors en Espagne n’osait faire face ; et maintenant je me retrouve à faire l’éloge d’une éventuelle indépendance de la Catalogne […] face à des États chaque fois plus nationaux, identitaires, nostalgiques et rigides. Laissons-les être nationalistes et revendiquons tout juste l’indépendance » [2].

Une mobilisation citoyenne

Pour comprendre le succès, l’organisation et le déroulement pacifique des manifestations qui ont eu lieu en Catalogne, il faut évoquer l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui se définit à elle-même comme « populaire, plurielle et démocratique », ayant pour seul but l’indépendance. Cet objectif unique entend minimiser les différences idéologiques. Ainsi, associations citoyennes, partis politiques et syndicats, de gauche comme de droite, ont pu confluer au sein de cette organisation. Sa transversalité a atteint un véritable succès, réussissant à mobiliser des milliers de volontaires et à faire ainsi pression sur la classe politique catalane afin de mettre en place le référendum qui eut lieu le 9 novembre 2014 [3]. Quelques mois après la création de l’ANC se mit également en place l’Association de municipalités pour l’indépendance (décembre 2011), de laquelle 82,8 % des villes et villages catalans font aujourd’hui partie.

Sans doute les manifestations organisées par l’ANC – et non les partis politiques – ont permis l’énorme participation populaire des quatre dernières années. Autre chose est de voir dans les démarches du président de la Catalogne d’alors, Artur Mas – qui convoque de nouvelles élections deux mois après la manifestation de 2012 – un mouvement tactique et une fuite en avant. Car si le président catalan a remporté à nouveau les élections – avec Convergència i Unió, CiU, parti de centre-droit –, il a en effet aussi perdu des députés. Le gouvernement espagnol en a alors fait une lecture de défaite d’A. Mas et du processus d’indépendance, refusant la réalité qui indique que le spectre politique s’est élargi vers la gauche et qu’un plus grand nombre de députés est désormais favorable à un référendum d’autodétermination.

Ainsi, le processus catalan, qui devait aboutir avec la « décision » du 9 novembre 2014, n’est point une décision unilatérale d’un seul parti nationaliste, comme en Écosse, mais bel et bien un processus complexe auquel participent la société civile et des partis d’idéologies différenciées – et dont seulement un se définit comme nationaliste –, et dans le cadre duquel le président s’est vu dans l’obligation de donner une réponse aux demandes citoyennes. Le temps et la négation de l’État espagnol jouent en faveur d’un gouvernement catalan qui, depuis les dernières élections de septembre 2015, a augmenté et définit clairement sa majorité indépendantiste (72 députés sur 135), allant de l’extrême gauche à la droite modérée. Face au refus de l’État, ces élections ont pris des allures de plébiscite : le résultat des indépendantistes a atteint 48 % des votes, contre 39 % de « non » – l’incertitude résidant dans la décision finale des 13 % restants ayant voté en faveur de partis favorables à un référendum « officiel », mais sans affirmer le sens de leur vote.

Face à cela, la réaction sociale et citoyenne de ceux qui veulent la continuité d’une Catalogne dans l’Espagne a été peu importante, si on la compare avec l’action de l’ANC. En ce sens, en 2014 a vu le jour Societat Civil Catalana (SCC), qui se définit elle-même comme « un groupe de Catalans qui veulent contribuer et faciliter la prise de conscience et la mobilisation des personnes qui, en Catalogne, considèrent comme positif le maintien d’un lien solide avec le reste de l’Espagne et l’Europe » [4]. Le score des manifestations promues par SCC n’a toutefois pas dépassé les 50 000 personnes, avec l’inconvénient de la participation de groupes d’extrême droite espagnols, bien que les dirigeants et hommes politiques membres de plate-forme aient essayé de s’en distinguer [5].

Finalement, dans la quête d’une meilleure compréhension de la question catalane, il faut remarquer à nouveau la voie « indépendantiste », et non « nationaliste », du processus. En effet, seul le parti Convergència Democràtica de Catalunya (CDC) – de l’actuel président de la Catalogne –, qui mène la coalition indépendantiste qui a gagné les élections, se déclare « nationaliste ». Le reste des partis, surtout de gauche et d’extrême gauche, dont Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) et la CUP (Candidature d’unité populaire), est indépendantiste, mais pas favorable à une vision uniquement nationaliste d’un nouvel État catalan. L’essence de l’ensemble de ces groupes est un pari pour une nouvelle identité de la Catalogne, qui regrouperait les idées suivantes : renouvellement de la démocratie, optimisation du système politique et développement d’un républicanisme catalan latent.

En réalité, selon un sondage réalisé par le Centre d’études d’opinion de la Generalitat en 2014, l’identité n’arrive qu’en troisième lieu des motivations indépendantistes en Catalogne, et elle se définit comme multiple, ouverte et plurielle. La langue revient, pour sa part, comme l’un des éléments principaux, par l’attachement des Catalans et le consensus historique qui en ressort depuis 1980 dans les plans d’éducation. L’économie prend aussi une place principale dans la cause des indépendantistes.

Des motivations économiques ?

Des motivations économiques existent sans doute dans la demande croissante d’autodétermination, voire d’indépendance de la Catalogne. Ces raisons peuvent sembler secondaires en apparence, or elles ont un rôle majeur. Cependant, il ne faut pas y voir une figure semblable à celle de la « Padanie » ou d’une autre région qui souhaiterait se séparer du reste d’un territoire pour une question de « supériorité » économique. Pour bien saisir la question, il faut éviter le regard particulier par lequel on projette nos systèmes nationaux et étatiques sur le reste du monde.

L’Espagne dispose d’un système – qui n’a pas d’équivalent en France – selon lequel les communautés autonomes participent à une caisse centrale en fonction leurs possibilités, l’État redistribuant selon un calcul des besoins et des investissements ponctuels. Pour leur part, le Pays basque et la Navarre maintiennent un système économique indépendant qui fait que ces deux régions versent un montant « négocié » avec l’État, alors que ce sont elles qui collectent directement les impôts. La conviction que la Catalogne est une des communautés qui produit le plus, donc paye plus d’impôts, et où l’investissement de l’État (moyens de communication, promotion d’entreprises, aides, etc.) est un des plus bas d’Espagne, est commune aux citoyens. La « spoliation fiscale » est ainsi devenue l’un des étendards des revendications catalanes, indépendantistes ou non. Cette expression peu « heureuse » a été répétée depuis le début des années 2000. À ce sujet, Patrick Roca affirme que « le fait de payer plus d’impôts en raison d’une “richesse” relative n’est pas remis en question, tout comme le fait de percevoir des prestations sociales en fonction des besoins et des revenus ». Le problème révèle en fait « qu’une large partie des impôts catalans (autour de 8 % du PIB chaque année) ne sont pas réinvestis en Catalogne, et ce non pas sur la base de critères objectifs de différence de richesse, mais de choix politiques discriminant la Catalogne de façon structurelle » [6]. C’est donc la question des décisions politiques, et non celle d’une plus juste distribution des richesses, qui se trouve à la base des plaintes catalanes, axées tant à la droite qu’à la gauche du spectre politique. Si la crise économique a néanmoins pu exacerber cette question, les études et analyses nationales et internationales ont toutefois bien conclu au manque d’investissements de l’État en Catalogne, surtout dans les infrastructures [7].

Ce n’est qu’après vingt ans de démocratie que les Catalans ont remis en question le système économique et se sont plaints d’une politique récompensant les autonomies qui n’ont pas fait d’efforts dans leurs investissements – en renforçant en même temps un système de fonctionnariat contraire à la création d’emplois et de richesses. Le manque d’investissements dans les infrastructures pour les zones les plus actives d’Espagne d’un point de vue économique, comme Valence et la Catalogne, semble évident. En 1960, déjà, la Banque mondiale exigeait du gouvernement de Francisco Franco la mise en place d’un « corridor méditerranéen » (transport par train et ports maritimes), étant donné l’importance démographique, économique et commerciale de cette région pour l’Espagne, mais aussi pour l’Europe. Cette demande a été répétée à maintes reprises par l’Union européenne (UE), et la réponse de l’État espagnol a toujours été négative, au point même de proposer une alternative via le centre des Pyrénées, une option logiquement toujours rejetée par l’UE [8]. Le refus au développement de cette région et de la mise en place d’un pont direct avec l’Europe – rappelons que la première ligne à grande vitesse espagnole a relié Madrid à Séville en 1992, ville du président Felipe González, et que le premier train à grande vitesse Barcelone-Paris n’a été mis en place qu’en 2013 – obéit uniquement à des raisons politiques, car cela se révèle en tout état de cause contraire aux intérêts économiques de l’ensemble de l’Espagne.

Par ailleurs, la Catalogne a ses racines en Europe. Loin des menaces d’expulsion de l’UE dans le cas d’une hypothétique indépendance, elle a réaffirmé son engagement avec l’Union. Tous les partis indépendantistes se déclarent, en effet, ouvertement favorables à un développement économique et social s’inscrivant dans une logique de solidarité au sein de l’UE. Jamais celle-ci n’a été mise en cause par la politique catalane, sauf par la CUP, parti d’extrême gauche qui a vu ces derniers temps grossir son nombre de votants de façon spectaculaire, obtenant 10 députés sur 135 au Parlement catalan. Ce parti se déclare anticapitaliste, antisystème et loin du modèle actuel de l’UE. Bien qu’encore minoritaire, il a eu un rôle-clé dans la formation du gouvernement catalan choisi en janvier 2016. Favorable à l’indépendance, il veille à l’accomplissement de lois sociales et à la réalisation d’un modèle économique complètement différent de ce même gouvernement ; le seul point commun reste l’indépendance comme un moyen, un instrument.

Une réforme démocratique

Le processus catalan peut être décrit comme contrevenant à l’ordre établi ou, à l’inverse, comme une « révolution » citoyenne. Calme, pacifique, transversal, politisé sont des termes qui peuvent définir un mouvement invisible aux yeux de la communauté internationale jusqu’à 2012, et qui a dernièrement éveillé l’intérêt de la presse internationale, comme le montre la couverture médiatique des élections du 27 septembre 2015. La curiosité, le contre-courant, une illusion en pleine crise sont quelques images reprises par des journalistes qui, malgré tout, méconnaissent la tradition de l’État espagnol et les difficultés de celui-ci à faire face au processus catalan.

En effet, le républicanisme a une longue tradition en Catalogne. Pendant la « transition » démocratique en Espagne, les partis démocrates – même de gauche, avec le Parti communiste – se sont mis d’accord pour sacrifier la République comme système politique – alors en exil – afin de trouver un équilibre entre réforme du franquisme et légitimation du roi Juan Carlos Ier. Sous la pression populaire, la Catalogne a alors « récupéré » la Generalitat, officiellement reconnue par le gouvernement réformiste d’Adolfo Suárez en 1977. Établie en 1931, elle avait été maintenue active par la figure de son président Josep Tarradellas, en exil. Il s’agit de la seule institution de l’étape républicaine des années 1930 reconnue pendant la « transition » démocratique, avant même l’approbation de la Constitution espagnole, en décembre 1978.

Un exemple de cette tradition républicaine se retrouve dans les partis politiques catalans. La Catalogne est, en effet, le seul territoire espagnol où les formations explicitement républicaines ont une représentation électorale importante. Dans le reste du pays, et malgré la tradition historique de certains partis, aucun ne s’affirme comme républicain ni ne réclame un système non monarchique. Seuls les alliés catalans de ces partis étatiques, comme Izquierda Unida ou Podemos, se définissent comme républicains. De leur côté, outre la CUP, les partis catalans majoritaires comme ERC – explicitement républicain – et CDC – depuis quelques années seulement – revendiquent l’indépendance et la construction d’une République catalane. Le républicanisme est donc un patrimoine politique partagé par les principaux partis catalans depuis très longtemps. En ce sens, il est intéressant de remarquer que le bloc contraire au « processus » d’indépendance se définit lui-même comme « constitutionnaliste », ce qui peut apparaître comme synonyme de « monarchiste » puisque la Constitution définit la monarchie comme le régime de l’État.

Le rédacteur en chef de La Tribune, Romaric Godin, expliquait dans un article il y a quelques mois que « ce qui s’engage en Catalogne désormais est un combat entre deux formes de légitimités. La première est celle des partis indépendantistes catalans qui revendique (sic) une légitimité démocratique à appliquer leur programme de “déconnexion” puisqu’ils disposent d’une majorité parlementaire. En face, les partis unionistes s’appuient sur la légitimité constitutionnelle et sur l’illégalité du processus indépendantiste ». En effet, l’une des difficultés majeures de l’État espagnol pour accepter un référendum est précisément la question de « souveraineté » politique. Si le Parlement espagnol avait accepté un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, il aurait ainsi répondu à une demande majoritaire dans la région, mais aurait dans le même temps assumé l’existence d’un autre « sujet » politique au sein de l’Espagne. Au-delà de ce qui est fixé par la Constitution – une Espagne indivisible –, l’assentiment d’un plébiscite en Catalogne retirerait l’exclusivité de la souveraineté territoriale et juridique à l’Espagne. D’autres territoires, comme le Pays basque, pourraient alors suivre l’exemple. De ce fait, nombre de politiques admettent qu’il serait « plus simple » de passer par une déclaration d’indépendance unilatérale de la Catalogne que par le biais d’une consultation autorisée par Madrid. D’où la complexité démocratique entamée en Espagne face à l’impossibilité du « droit à décider ».

Au niveau international, le scepticisme européen et l’importance accordée aux « affaires intérieures » sont de mise. R. Godin affirme ainsi l’importance de la « responsabilité […] de l’Europe et du reste du monde qui soutient la position unioniste en espérant que les indépendantistes abandonneront leurs projets, faute de soutiens extérieurs. Même le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a récemment refusé le droit à l’autodétermination des Catalans, suivant ainsi les pas de l’UE et de la plupart des grands pays ». Cependant, il considère que, précisément, les démarches entreprises par le gouvernement catalan – respectant les obligations légales de demande de plébiscite face au gouvernement et au Parlement espagnols, malgré les vetos continus – pourraient valider internationalement le processus : « cette manœuvre semble vouée à l’échec face à la légitimité démocratique des partis indépendantistes ». Et il affirme qu’« alors que la stratégie judiciaire de criminalisation de l’indépendantisme catalan semble donc une impasse, l’attitude de la communauté internationale de “coller” à cette stratégie, relève de l’inconscience » [9]. Sans doute serait-il invraisemblable que l’UE expulse plus de 7 millions de ses membres – sans tenir compte des conséquences économiques, politiques et sociales – ayant, à un moment donné, fait un choix démocratique.

En somme, les facteurs politiques, économiques et sociaux semblent prendre le dessus sur le facteur identitaire – loin de l’idée excluante représentée par quelques partis en Europe. Le « droit à décider » – autodétermination et autres formules – a servi de métaphore à une demande citoyenne qui va bien au-delà de la formation d’un nouvel État. Les besoins d’une société qui, après trente-cinq ans de démocratie, découvre tous les jours de nouvelles lacunes démocratiques, ont contribué à construire un discours solide qui prend précisément ses racines dans l’esprit d’une ouverture internationale et d’une amélioration des droits collectifs.

L’indépendance s’érige en un « instrument » permettant d’assurer une véritable transition démocratique, une stabilité économique et une plus grande justice sociale. Voilà ce que réclame ce processus unique en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. La demande d’un nouvel État peut, en outre, poser la question du genre et de la nature de cet État au XXIe siècle. Dans tous les cas, il revient toujours que celui-ci est un facteur structurant pour accomplir les aspirations sociales. D’une certaine façon, cet État prôné par les Catalans devrait être aussi un instrument octroyé par l’indépendance. Les frontières qui relèveraient de la naissance d’un nouvel État, au sein de l’UE, ne répondent en rien à la vision – et à la supercherie – qui veut faire croire à la mise en place de barrières et fils barbelés. Rien de plus faux lorsque l’on connaît les murs établis entre certaines communautés autonomes de l’Espagne elle-même, alors que l’UE exige précisément la collaboration et l’élimination des frontières physiques entre ses États membres.

Il reste toutefois à voir l’évolution des choses à moyen terme. Alors que le processus a rapidement évolué entre 2010 et 2016 et que l’internationalisation de la question catalane se montre beaucoup plus importante que celle qui eut lieu entre 1898 et 1918 – lors des débats internationaux, puis au sein de la Société des nations –, la volonté de connaître les arguments des uns et des autres, de respecter l’essence de la démocratie – intrinsèque à l’Europe – apparaîtra comme une volonté politique et civique face à la banalisation des processus démocratiques citoyens.


  • [1] Le Parti populaire (PP) avait collecté, en 2006, des signatures partout en Espagne contre le nouveau statut catalan. En tant que parti de gouvernement, il s’est notamment opposé à un nouveau système économique pour la Catalogne – comme au Pays basque ou en Navarre –, a durci les restrictions budgétaires, renforcé le discours et les décisions contre la langue et la culture catalane. Surtout, il recourt systématiquement au Tribunal constitutionnel contre toute décision législative du Parlement catalan, même en faveur des défavorisés économiques.
  • [2] Xavier Rubert de Ventós, Catalunya : de la identitat a la independència, Barcelone, Empúries, 1999.
  • [3] Le référendum « non officiel » du 9 novembre 2014 fut appelé « consultation de procès de participation citoyenne ». La question était double : « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? Si oui, voulez-vous que cet État soit indépendant ? ». C’était là une façon d’inclure dans le processus de référendum les partisans d’une forme d’association territoriale avec l’Espagne autre que l’indépendance (fédéralistes, confédéralistes). Les résultats furent les suivants : avec une participation de 2 344 828 personnes, le « oui-oui » l’a emporté avec 80,98 % des votes, le « oui-non » ayant obtenu 10,02 %. Le nombre de possibles votants en Catalogne est de 5,5 millions, or la consultation a permis la participation des majeurs de 16 ans, des citoyens de l’UE et des étrangers résidant en Catalogne. La consultation s’est faite sous la menace du Tribunal constitutionnel et du gouvernement espagnol, qui l’ont interdite. Il faut donc saisir les chiffres dans ce contexte et comprendre ainsi le succès de l’événement.
  • [4] Manifeste de la SCC, 24 avril 2014.
  • [5] Josep Ramon Bosch, président de SCC depuis sa création, a toutefois démissionné en septembre 2015 car il serait l’auteur présumé d’insultes et d’apologies du nazisme à travers Facebook. J. R. Bosch participait en réalité depuis longtemps à des activités de groupes espagnols d’extrême droite. Pour mieux comprendre les acteurs du « processus d’indépendance » catalan, voir Cyril Trépier, Géopolitique de l’indépendance en Catalogne, Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [6] Patrick Roca, « Et si on écoutait les Catalans ? », Mirmanda. Revue de Culture, n° 9, 2014, pp. 34-41.
  • [7] Voir Ángel de la Fuente, « El nuevo sistema de financiación regional : un análisis crítico y proyecciones para 2009 », Instituto de Análisis Económico (CSIC), 2010 ; Esteban Duarte, « Independent Catalonia Would Have Investment Grade : Study », Bloomberg, 28 janvier 2015 ; John Glasson et Tim Marshall, Regional Planning, Londres, Routledge, 2007, pp. 277-278 ; et Germà Bel, Disdain, Distrust and Dissolution. The Surge of Support for Independence in Catalonia, Sussex, Sussex Academic Press, 2015.
  • [8] En novembre 2013, l’UE approuve les liaisons de transport prioritaires pour l’Europe jusqu’en 2020. La connexion de l’Espagne avec l’Europe passe obligatoirement par la mise en place du « corridor » de la Méditerranée.
  • [9] Romaric Godin, « Catalogne : les indépendantistes font-ils un “coup d’État” ? », La Tribune, 4 novembre 2015.