Mars 2018
Les lendemains de l’Accord de Paris : l’avenir de la planète se joue-t-il hors des COP ? / Entretien avec Pascal Canfin
Agir pour le climat : arènes, enjeux, pouvoirsRIS 109 - Printemps 2018
Bastien Alex et Alice Baillat – Vous avez préparé la 21e conférence des parties (COP21) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui s’est tenue à Paris en 2015, en tant que ministre, puis avez vécu l’événement alors que vous aviez quitté le gouvernement. Pourriez-vous revenir sur cette expérience ?
Pascal Canfin – En 2012, le président de la République annonce officiellement, à l’occasion de la conférence environnementale sur le développement durable, que la France va déposer sa candidature pour accueillir la COP21. Il apparaît alors très vite que nous sommes très bien placés pour l’obtenir, puisqu’il n’y a pas d’autres candidats. De ce fait, nous avons commencé à réfléchir dès 2013 à la façon dont nous allions nous organiser et, surtout, sur un point d’arrivée afin d’éviter les écueils de la conférence de Copenhague, en 2009, et de trouver les conditions-clés d’un succès. Ce travail pour « définir la zone d’atterrissage » s’est réalisé conjointement entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l’Environnement.
Très vite, nous avons lancé ce que nous appelions l’« agenda des solutions » ou « agenda positif ». Le but était de passer d’une logique de « partage du fardeau », selon laquelle on aborde la négociation en déterminant les responsabilités de chacun quant au fardeau collectif – ce qui est forcément voué à l’échec sur à peu près n’importe quel sujet –, à une logique de « partage des opportunités », et de créer ainsi un sentiment général selon lequel il y a plus à gagner qu’à perdre dans un accord. Passer d’une logique de fardeau et de responsabilités à la vision d’un intérêt commun – plus d’emplois, plus de croissance, plus de prospérité, etc., mais pas n’importe comment – ne relevait pas de l’évidence. Il fallait opérer un changement d’état d’esprit : nous vivons un choc commun et nous devons y répondre ensemble.
Avez-vous eu le sentiment d’un moment de bascule en matière d’avancée du processus de négociation ?
Pascal Canfin – Pour parvenir à un accord, un premier élément-clé résidait dans la contrainte posée par Barack Obama : l’accord ne pouvait être juridiquement contraignant, le président américain a été dès le début extrêmement clair à ce sujet. Il fallait ensuite réaliser un « management of expectations », c’est-à-dire pouvoir satisfaire tout le monde en dépit du fait que le texte ne pouvait être contraignant, et faire en sorte que la Chine ou d’autres pays ne se retirent pas au dernier moment en invoquant ce motif. Il s’agissait donc d’accepter le champ de contraintes des uns et des autres. Il a ainsi fallu tenter de desserrer les lignes rouges afin de construire un espace d’atterrissage acceptable par la quasi-totalité des acteurs.
Ensuite, il y a eu un moment-clé, qui a sans doute constitué le point de bascule politique : l’accord survenu entre la Chine et les États-Unis en 2014, quand Xi Jinping et B. Obama décident clairement de coopérer sur le climat et de montrer qu’un accord est possible, alors qu’ils se renvoyaient jusque-là mutuellement la balle, avec un paroxysme atteint à Copenhague. Cette évolution, fruit d’une à deux années de négociations, a constitué un véritable game changer : les deux pays acceptaient de faire du changement climatique un objet de coopération, et non plus de conflit et de rapport de forces. Sans cet accord et sans la volonté commune des États-Unis et de la Chine, il n’y aurait pas eu d’accord à Paris.
Un troisième élément a résidé dans la capacité de concevoir immédiatement la COP21 non seulement avec les États, mais aussi avec un large champ d’acteurs : entreprises, finance, collectivités, etc. Il s’agissait de valoriser les engagements, les coalitions, en somme tout un processus qui mettait la pression sur l’ensemble des parties prenantes, pour in fine pouvoir valoriser des milliers d’engagements ayant autant d’importance que la COP. Certes, d’un point de vue médiatique, s’il n’y avait pas eu d’accord à Paris, tous ces autres engagements auraient été perdus. Mais comme nous avions été capables pendant deux ans de faire monter l’intérêt des acteurs, de sorte que de nombreux engagements avaient été pris, cela a créé de fait un état d’esprit coopératif.
Un autre point très important est l’injection d’une dose politique au sein d’une négociation technique. Une négociation aussi importante que celle sur le climat relève des chefs d’État et de gouvernement, et il fallait faire bouger les lignes à cet égard. En effet, les négociateurs appliquent un mandat, et si l’on additionne tous ces mandats, il ne reste finalement qu’un ensemble vide, un échec. Il ne fallait donc pas discuter avec ces gens dont le rôle consiste à répéter toujours la même chose. Additionner les lignes rouges de chacun n’aurait abouti à rien, il fallait faire en sorte de déplacer les lignes rouges des pays. On entre alors dans le champ du politique. Car lorsque la ligne rouge repose sur de très gros enjeux, cela se traite au niveau des chefs d’État.
Ce travail a été admirablement mené, en très bonne intelligence, par Christiana Figueres, Laurent Fabius, Laurence Tubiana, François Hollande, Barack Obama, John Kerry, etc. Chacun a joué sa partition pour atteindre un niveau de confiance suffisamment important et pour qu’aient lieu de véritables échanges téléphoniques entre chefs d’État permettant des concessions des uns envers les autres. Je pense que peu de pays au monde étaient en mesure de procéder ainsi, il fallait être présent partout et avoir une forme de neutralité, ne pas être perçu comme le bras armé des États-Unis ou le vassal de la Chine, être capable de parler au Nord et au Sud, etc. La France reste un des rares pays au monde à avoir cette capacité.
Le couple États-Unis-Chine dont vous faisiez mention n’existe désormais plus vraiment, de nombreuses interrogations se font jour sur la position de la France et sur le leadership européen, sur l’Inde, etc. Comment analysez-vous la redistribution des rôles géopolitiques qui a suivi l’Accord de Paris ? La coopération entre la Chine et l’Union européenne (UE) peut-elle avoir le même impact que celle entre la Chine et les États-Unis ?
Pascal Canfin – Il faut bien comprendre que jusqu’en 2015, la négociation constituait le cœur de la séquence. Il fallait négocier pour parvenir à un accord international. Depuis, nous sommes passés à une phase de mise en œuvre, qui est tout aussi fondamentale, mais dans laquelle la diplomatie traditionnelle est moins stratégique. Dès lors, il n’est donc plus question de négociation, mais de technologie, d’ambition politique, de budget, etc. Et surtout, la mise en œuvre peut être accélérée par les décideurs qui considèrent qu’il est dans leur intérêt d’aller dans cette direction – pour leur économie, pour leur pays, pour leurs entreprises –, ou freinée s’ils pensent le contraire, Donald Trump en étant la caricature. Néanmoins, je constate qu’il est toujours seul : aucun autre pays n’a quitté l’Accord de Paris, il n’y a eu pas d’effet domino. De nombreux scénarios négatifs auraient pu advenir et entraîner le détricotage de l’accord à la suite de la sortie des États-Unis, qui auraient pu être suivis des Saoudiens, puis des Russes, etc., de même que le Brésil aurait pu suivre la Chine si elle avait décidé de se retirer. Rien ne s’est passé ainsi : il faut tout de même le rappeler, car je pense que cela n’aurait pas forcément été si évident il y a encore cinq ans.
Dans la mise en œuvre, les acteurs doivent penser qu’il est dans leur intérêt d’aller dans cette direction, parce que celui qui maîtrise les technologies bas carbone ou vertes, qui est capable de faire les bons produits financiers, etc., va gagner la compétition. Là se trouve le cœur du problème : passer d’une logique de morale – « nous n’avons pas le choix, il faut y aller, même si cela coûte cher » – à une logique économique – « peu importent les autres, je vais y aller et remporter les parts de marché ».
Une fois que l’on a basculé dans une émulation positive et que l’on sort d’un jeu de renvoi de la responsabilité, alors peu importe que les États-Unis se retirent, puisque l’on considère qu’il est de toute façon dans notre intérêt d’y aller. Pour le coup, la Chine est totalement en accord. D’ailleurs, ils maîtrisent déjà toutes les technologies nécessaires à un monde neutre en carbone : panneaux solaires, batteries, bus électriques, technologies pour rendre les réseaux plus intelligents. Il reste aux Européens quelques pépites technologiques du type Schneider ou Siemens, mais alors que l’UE disposait de toutes les technologies vertes pour être le leader mondial de l’économie neutre en carbone, celles-ci passent actuellement du côté asiatique au sens large, et notamment chinois.
Pourquoi l’UE a-t-elle manqué cette opportunité ?
Pascal Canfin – À force d’hésiter, d’être dans une logique consistant à ne pas considérer que nous menons une course, mais plutôt que nous tirons un boulet. Finalement, nous sommes en train de passer de l’autre côté et contraints d’acheter les technologies : nos bus électriques, par exemple, sont chinois, et non plus européens, alors que nous disposions du modèle urbain qui aurait normalement dû générer un leadership, car nous avons le plus de transports en commun, les villes les plus denses, les normes les plus strictes, etc.
Il serait plus que temps que nous prenions conscience que nous risquons de perdre cette bataille. J’espère que l’on va se réveiller et que les champions européens vont reprendre la main, ce qui n’est pas gagné. Dans les secteurs de la transition digitale, numérique et écologique, beaucoup de choses proviennent des États-Unis, alors que ce qui se situe à un niveau inférieur, comme les batteries ou les outils industriels, est maintenant plutôt en Asie. Je pense que cela mérite de se poser des questions. Ce serait une ironie de l’histoire assez tragique d’avoir été politiquement les plus en pointe – l’UE, depuis trente ans, est clairement la zone au monde qui a fait avancer politiquement ce sujet – et d’être finalement économiquement incapables de délivrer la promesse politique que nous avons nous-mêmes contribué à créer.
Comment avez-vous reçu la tenue, en France en 2017, du One Planet Summit, qui a suscité des controverses ?
Pascal Canfin – La vraie controverse aurait été qu’il ne se passe rien pour les deux ans de l’Accord de Paris. Là résidait le véritable risque. Il fallait prendre une initiative politique, et c’est une bonne chose que le président de la République française l’ait fait. D’ailleurs, je ne vois pas d’autres leaders qui auraient pu la prendre à sa place. Emmanuel Macron était légitime, ce que personne n’a contesté, car la légitimité de la France sur ce sujet apparaît très forte. Il a hérité de l’Accord de Paris, de cette image, il fallait qu’il en fasse quelque chose, qu’il pose sa propre pierre. Dans ce contexte, c’est une chose positive.
Après, il faut veiller à ne pas vider les COP de leur substance. D’un autre côté, il y a tellement de travail que ce n’est pas en quinze jours de COP, auxquels les chefs d’État et les ministres des Finances ne viennent pas, qu’il est réellement possible de régler les problèmes. Il faut trouver le bon équilibre, mais nous avons besoin de cette mobilisation politique.
Quitte donc à agir en dehors du cadre des COP ?
Pascal Canfin – Oui. L’accord Chine-États-Unis de 2014, par exemple, a eu lieu hors des COP. C’est une vision très formaliste et très onusienne de penser que les décisions se prennent dans une COP. Même si, éventuellement, elles se formalisent dans une COP, elles se prennent très largement ailleurs.
Il a en effet notamment été reproché le fait que plus de chefs d’État se sont déplacés à l’occasion du One Planet Summit qu’à la COP23 qui s’est tenue à Bonn en 2017. Par conséquent, que prouve, selon vous, ce One Planet Summit vis-à-vis de l’importance que l’on accorde aujourd’hui aux COP ?
Pascal Canfin – Il montre la difficulté du processus onusien. On ne peut pas demander à une COP de délivrer quelque chose qu’elle ne peut pas délivrer. Une COP, c’est un regroupement formel d’États qui négocient à niveau relativement technique la mise en œuvre d’un processus très formel. Par construction, cela ne peut pas déboucher sur un engagement des dix plus grandes banques du monde à arrêter de financer le charbon.
Pour la COP21 – et parce que c’était la COP21, c’est-à-dire le grand rendez-vous –, nous avions en quelque sorte regroupé COP et One Planet Summit. Mais il a fallu un travail extrêmement lourd : la mobilisation de l’appareil diplomatique français pendant des mois, voire des années. Pour des raisons évidentes, il est inenvisageable de reproduire ce schéma en vue de chaque COP. Donc, on scinde les choses. Par exemple, le sommet sur le climat organisé par Ban Ki-moon en septembre 2014 a vraiment constitué un moment de bascule. Soudain, il s’est passé quelque chose, et pourtant il ne s’agissait pas d’une COP. Si l’on avait dû attendre la COP, il aurait été trop tard ou la présidence de celle-ci aurait pu s’avérer insuffisamment ambitieuse.
Donc, on agit avec les moyens à disposition. La COP24, qui se tiendra à Katowice, en Pologne, en décembre 2018, n’y dérogera pas : on sait très bien que la présidence ne va pas chercher à organiser un grand sommet. Dès lors, il faut agir à côté. De belles âmes peuvent penser que ce n’est pas pur et parfait, mais la réalité politique est ainsi : parfois les décisions se prennent à la marge, ou elles ne se prennent pas du tout.
Si les COP constituent d’abord des négociations entre États, les organisations non gouvernementales (ONG) investissent aussi largement cet espace. À travers le cas de WWF, de quels moyens d’action et capacités dispose une ONG pour influencer un tel processus de négociation et les négociateurs qui y prennent part ?
Pascal Canfin – Compte tenu du fait que les éléments déterminants se jouent plutôt à l’extérieur des COP, nous mettons l’accent sur l’influence et le lobbying à ce niveau. Je pense que les choses vont se rééquilibrer en 2018, puisque la COP prévoit un rendez-vous sur l’ambition des contributions, lors duquel elles seront normalement rehaussées. Le point important sera alors de faire en sorte qu’il y ait bien un rehaussement d’ambition au niveau des capitales pour sortir de cette trajectoire d’environ 3 °C et se rapprocher de 2 °C. Car cela trouve une traduction dans les COP, avec les contributions déterminées au niveau national, qui ne sont pas négociées, mais annoncées par les Premiers ministres, les ministres de l’Environnement ou encore des Finances. C’est notamment ce que la France a réalisé avec le plan climat de Nicolas Hulot ou l’Allemagne à la COP22 de Marrakech.
Encore une fois, le cœur du sujet ne relève plus de la négociation internationale. Désormais, les stratégies 2 °C concernent les financiers, les entreprises. Par exemple, nous travaillons énormément avec des grandes entreprises sur les « Science Based Targets » : dans les deux ans à venir, 1 000 multinationales vont potentiellement aligner progressivement leur modèle économique sur l’Accord de Paris et l’objectif de 2 °C. Il s’agit par exemple d’entreprises comme Engie ou Renault dans le cas de la France. Cela me semble aujourd’hui plus transformationnel que d’aller négocier et discuter des heures sur un paragraphe de la COP24.
Nous avons beaucoup discuté, au WWF, du One Planet Summit. D’ailleurs, le terme « One Planet » est très récurrent chez nous – « One Planet solutions », « One Planet Cities », « One Planet Living », etc. –, ce qui n’est pas anodin. Nous avons participé à coconstruire, avec l’État français, un certain nombre de propositions, de façon à mettre en scène les choses. C’est là que nous faisons passer notre influence, plus que, encore une fois, au sein des COP.
En 2016-2017, les COP constituaient la pointe émergée de l’iceberg. Mais les décisions politiques se prennent dans les capitales, et les décisions économiques chez les financiers et par les entreprises. Les négociateurs du ministère de l’Environnement, qui agissent dans les COP, n’ont la mainmise ni sur les flux financiers ni sur les modèles technologiques.
On a souvent tendance à parler des ONG et de leur sphère comme s’il s’agissait d’un tout homogène, alors que leur monde s’avère assez pluriel. Pourriez-vous décrire les grandes tendances au sein des ONG sur les négociations climatiques ? Quels sont les points d’accord, les grands « courants », les principales lignes de fracture ?
Pascal Canfin – D’abord, il y a un partage des tâches : par exemple, Oxfam se bat sur la question des financements publics, alors que WWF agit davantage sur la question de la réorientation des flux privés. Cela ne veut pas dire que nous nous trouvons en désaccord, mais simplement que, vu les moyens dont nous disposons et la hauteur de la tâche, une répartition des rôles est nécessaire. Il y a donc une stratégie naturelle. Sur de nombreux sujets, Oxfam ne travaille pas sur le climat ; sur d’autres, ils sont légitimes, comme les 100 milliards de dollars du Fonds vert sur le climat promis par les pays développés à Copenhague pour aider les pays en développement dans leurs efforts d’atténuation et d’adaptation. À partir de là, nous n’allons pas essayer de les doubler. Ensuite, dans le cadre de coalitions, nous nous répartissons les tâches, puis nous nous soutenons mutuellement lorsque les circonstances l’exigent. Par exemple, nous rencontrons les décideurs soit en bilatéral, soit en multilatéral, et nous déterminons ainsi chacun nos agendas afin de faire passer des messages.
En outre, il n’existe pas de lignes de fracture, mais des différences culturelles finalement assez complémentaires entre certaines ONG au discours offensif et critique, dont le rôle est de faire pression sur les acteurs qui ne bougent pas, et d’autres qui tentent plutôt de tirer de façon positive le maximum d’engagements des entreprises ou des villes, par exemple. Il s’agit, d’un côté, de critiquer et de faire des campagnes pour que les plus mauvais élèves bougent et, de l’autre, de construire du leadership, de tirer des engagements et de l’exemplarité pour créer une locomotive qui tire les autres wagons. Je ne vois pas du tout cela comme une opposition, même si ce ne sont pas les mêmes ONG qui agissent. Les Amis de la Terre, WWF, Greenpeace : chacun a sa manière de faire, mais toutes ces approches sont finalement nécessaires. Nous avons besoin d’acteurs très critiques vis-à-vis d’ExxonMobil ou de Total, par exemple, mais aussi d’autres, comme WWF, qui créent ces fameuses coalitions avec les entreprises qui s’alignent sur 2 °C. Certains peuvent sans doute le vivre comme une opposition, je le vis plutôt comme une complémentarité.
Votre activité de plaidoyer touche également à nombre de sujets. WWF a ainsi publié, fin 2017, le rapport Soutenabilité-Stabilité-Sécurité, qui évoque les liens entre changement climatique et conflictualité.
Pascal Canfin – Les questions climatiques et sécuritaires sont de plus en plus liées et exigent la mise en œuvre de politiques adaptées. L’idée de ce rapport est de formaliser ce triptyque « 3S » (soutenabilité, stabilité, sécurité) comme un nouveau cadre de pensée et d’action qui doit amener à modifier la façon dont nous concevons, anticipons et analysons les conflits et les relations internationales. Il ne s’agit bien évidemment pas de nier les causes politiques, ethniques, religieuses, sociales, économiques, etc., des conflits mais d’identifier, là où cela fait sens, la dégradation de l’environnement comme l’une des causes sous-jacentes de la dégradation de la situation. Et, en conséquence, de rehausser le niveau d’attention qui est porté à ce sujet par tous ceux qui travaillent à la sécurité mondiale. Cette relation soutenabilité-stabilité-sécurité est encore trop souvent ignorée ou sous-estimée chez les décideurs. Cela doit changer.
Lorsque vous avez pris la tête de WWF, en 2016, vous avez milité pour la « dette verte ». De quoi s’agit-il ? Quel chemin a été parcouru depuis votre arrivée ?
Pascal Canfin – Une des grandes victoires de plaidoyer, à la fois personnelle et du WWF, a été l’émission par la France de 10 à 13 milliards d’euros d’obligations vertes souveraines, ce qui est une première pour un État. En effet, les États émettent quasiment tous les jours ou toutes les semaines des titres pour financer leur dette. Or, jusqu’à 2017, aucun pays n’avait émis d’obligations spécifiques pour financer des projets verts. Les entreprises le faisaient déjà, mais il fallait franchir une nouvelle étape : celle du marché souverain.
J’ai obtenu cet engagement du gouvernement français en 2016, puis un dialogue s’est instauré avec l’Agence France Trésor (AFT) : nous avons construit, de manière très intelligente, cette émission ainsi qu’un dispositif de transparence et de reporting pour savoir comment la France allait procéder.
Il a alors fallu trouver une solution à un problème particulier : il existe en France un principe constitutionnel qui empêche de flécher recettes et dépenses, il s’agit d’un pot commun. Si nous avions mis en avant que la dette verte française allait servir à financer tel ou tel projet, le texte aurait pu être retoqué. Nous avons donc créé un vivier de dépenses finançables par des obligations vertes – du bio, de l’efficacité énergétique, des renouvelables, etc. – et, par effet de miroir, un vivier de dépenses non éligibles – nucléaire, charbon, pétrole, gaz, etc. Ensuite, nous avons travaillé sur un mécanisme qui, chaque année, produit un rapport qui détaille les sommes collectées et leur utilisation pour financer tel projet ou telle politique. La commission qui en a la charge est présidée par le WWF, ce qui est très satisfaisant pour nous.
Je suis très heureux d’avoir gagné sur ce point, parce que cela sécurise les flux financiers : contractuellement, l’État français s’est engagé à financer ces 10 milliards « verts ». S’il y a un quelconque changement de majorité, l’État ne peut pas faire autrement, car il est juridiquement contraint vis-à-vis des investisseurs. On gagne en certitude, en traçabilité, en transparence, en sécurité et en garantie.
S’agit-il d’une innovation française ou est-ce quelque chose que d’autres pays réalisent également ?
Pascal Canfin – Formellement et historiquement, la Pologne a émis les premiers green bonds une semaine avant la France. Mais ils ont été moins salués que les obligations françaises, d’une part parce que leur montant est beaucoup plus faible, d’autre part parce que tous les dispositifs de transparence n’existent pas. Les Polonais disent ainsi générer des green bonds, mais il n’existe aucun moyen de savoir s’ils ne servent pas finalement à financer du charbon, par exemple.
Le premier véritable green bond a donc été émis par la France, suivie par les îles Fidji, la Suède et la Belgique. C’est exactement le pari que j’avais fait : qu’il y ait un effet d’entraînement. Nous avons montré qu’un tel dispositif était réalisable, alors qu’au départ, France Trésor était extrêmement réticente, en raison du principe d’universalité ou encore d’un surcoût potentiel. Finalement, ils sont devenus des héros dans cette affaire et se montrent aujourd’hui extrêmement fiers du résultat, d’autant que la dette verte française est sursouscrite deux ou trois fois. C’est un très beau succès, qu’ils mettent à présent régulièrement en avant.
Et qui est donc le produit d’une collaboration efficace entre ONG et État.
Pascal Canfin – Exactement. Quand on réalise l’analyse stratégique de ce que l’on peut faire avec cette belle institution qu’est le WWF, première ONG au monde sur l’environnement, on s’interroge sur ce qui est vraiment transformationnel. Je ne veux pas multiplier les projets de terrain, car ce n’est pas cela qui transforme durablement les pratiques. Il faut bien sûr en réaliser, et nous en menons même 2 000 dans le monde actuellement. Mais si nous décidions de passer à 2 500 ou 3 000, ce ne serait pas transformationnel. Ce qui compte, c’est de changer les règles du jeu en étant inspiré par les projets de terrain, et opérer cet aller-retour permanent entre le fond du Congo, de l’Indonésie ou la Méditerranée, d’un côté, et le Parlement européen, le G20, le cabinet de Nicolas Hulot, etc., de l’autre. Le tout en mettant les acteurs autour de la table. Très peu d’organisations sont en mesure d’opérer ce travail : nous pouvons être des dealmakers parce que nous parlons à tout le monde, nous avons une forme de crédibilité.
Si je dirigeais Greenpeace, je ne pourrais pas le faire, simplement parce que ce n’est pas dans l’ADN de cette organisation. Mais ce n’est pas parce qu’il y a le WWF que cela se réalise forcément, il faut une volonté stratégique.
C’est également le produit de votre expérience ?
Pascal Canfin – Oui, c’est le fait d’avoir été aussi de l’autre côté. L’addition des deux est assez puissante. Je pourrais vous parler d’autres accords que nous avons conclus, par exemple le fonds d’investissement en faveur de la gestion durable des terres, d’un montant 130 millions d’euros, soutenu par la Banque européenne d’investissement, l’Agence française de développement (AFD), le fonds de pension canadien Mirova et BNP Cardiff. C’est justement parce que nous pouvons parler à tous ces acteurs que nous avons réussi.
Venons-en pour finir à votre parcours. Vous avez d’abord été journaliste, puis député européen, ministre, avant de prendre la tête d’une ONG. Comment vos convictions et votre compréhension de ces problèmes ont-elles évolué en fonction de ces différents rôles ? Est-ce finalement plus facile de faire avancer les choses en matière de lutte contre le changement climatique en tant que député européen, ministre ou directeur d’ONG ?
Pascal Canfin – J’ai la chance d’avoir un parcours un peu original, et je pense que le fait de pouvoir partager les expériences, les réseaux, les capacités d’analyse et de compréhension, les contraintes des uns et des autres, et inversement les opportunités, crée beaucoup de valeur. Il y a énormément d’experts dans le monde des ONG, mais qui n’ont jamais été en situation de responsabilité, ni privée ni publique, et qui peinent parfois à se mettre à la place des dirigeants. Or, je crois que si l’on veut gagner des transformations, il faut se mettre à la place du patron de Danone, d’Unilever, de Nicolas Hulot, d’Emmanuel Macron, d’Angela Merkel. Que peut-on vraiment leur demander ? Qu’est-ce qui est jouable ? Quand on y parvient, il est beaucoup plus difficile pour eux d’échapper à cette pression. Il faut avoir cette capacité à déminer un certain nombre de contre-arguments un peu faciles, tout en étant dans le réel et non hors-sol. Typiquement, certaines ONG réclamaient que l’Accord de Paris soit juridiquement contraignant ; or ce n’était simplement pas possible pour B. Obama. À ce moment-là, il était inutile de poursuivre dans cette voie : c’est absurde et cela décrédibilise les revendications. C’était un mauvais cheval de bataille.
Si l’on revient aux green bonds, il est important d’être capable de se dire qu’il y a un coup à jouer, de faire cette analyse, d’en parler à François Hollande, à Michel Sapin et à Ségolène Royal, et de les convaincre politiquement qu’il relève leur responsabilité de déplacer les lignes. Par ailleurs, il existe un très fort conservatisme de la structure publique, qui a tendance à freiner ces initiatives : les grands corps, les ministères, les territoires, et les logiques du type « on a toujours fait comme ça, pourquoi on ferait autrement ? ». Il y a toujours une bonne raison de ne pas faire quelque chose ou de continuer comme avant. C’est là que se situe la responsabilité des politiques. Il faut savoir l’actionner, réussir à trouver la bonne façon de présenter les choses, au bon moment, ne pas demander l’impossible, mais aller au maximum de ce qu’il est possible de faire. Avoir été de l’autre côté aide à décrypter, comprendre, anticiper, déminer, suggérer, conseiller, influencer.
Le 31 janvier 2018.