Novembre 2015
Les États-Unis sur la défensive / Entretien avec Pierre Hassner
La France, le mondeRIS 100 - Hiver 2015
Pascal Boniface – De manière générale, comment analyseriez-vous la place actuelle des États-Unis dans le monde, notamment par rapport aux thématiques monde unipolaire / multipolaire ? Comment percevez-vous les États-Unis en tant que puissance internationale dans un monde qui bouge ?
Pierre Hassner – Je les vois plutôt sur la défensive. Tout devient plus complexe et mouvant, et nous ne sommes ni dans le cas de l’Empire, ni dans celui de l’équilibre des forces. On parlait auparavant de systèmes hétérogènes ou homogènes, mais il s’agissait alors simplement de savoir si les systèmes ou les États reconnaissaient leur légitimité ou s’il y en avait pour être révolutionnaires. Il y a désormais une telle hétérogénéité des acteurs – des demi-États, des groupes comme l’État islamique, etc. – ainsi que de telles révolutions dans l’armement, les communications que tout cela est extrêmement brouillé. On essaie de refaire des frontières, mais les choses se déplacent ailleurs. Je trouve donc que toutes nos formules de théorie des relations internationales ne fonctionnent pas. Arnold Wolfers, par exemple, disait qu’il fallait voir, dans une situation donnée, quelle était la « relation de tension majeure », la relation centrale. Mais quelle est-elle aujourd’hui ? Est-Ouest ? Nord-Sud ? chiites-sunnites ? Chine-États-Unis ? N’ayant pas l’esprit très cartésien, j’ai toujours eu tendance à penser que « tout est dans tout, et réciproquement ». Je suis donc à la fois comblé et accablé.
Pour revenir précisément aux États-Unis, je ne suis pas spécialiste de l’économie, mais ils m’apparaissent toujours en tête sur ce point. On pensait, il y a trente ans, que l’Europe pouvait les dépasser. On a ensuite dit que la Chine serait la première, parce qu’on y voyait la combinaison du capitalisme et d’un régime ex-communiste, dictatorial. Or, pour l’instant, il me semble, en tant que simple observateur, qu’il y a une reprise aux États-Unis. À côté de ce dynamisme certain, ils ont encore la main sur les grandes institutions, comme le Fonds monétaire international (FMI), et mènent des projets transatlantiques et asiatiques. Ils ont donc l’initiative et sont toujours les plus puissants.
Par contre, d’un point de vue politique et stratégique, il faut bien constater qu’ils sont ces derniers temps en échec : échec de George W. Bush intervenant, échec de Barack Obama essayant avant tout de sortir des guerres du premier. Selon Henry Kissinger, l’ordre international serait revenu au temps des grandes puissances, de Bismarck ou Metternich. Pour Joseph Nye, les États-Unis sont toujours les premiers parce qu’ils n’ont pas seulement le hard power, mais aussi le soft power. Cependant, ni l’un ni l’autre ne parle du fait que le monde a changé, tout comme l’Amérique sur le plan intérieur. Les États-Unis sont, certes, toujours le pays qui dépense le plus pour les armements, ils ont le plus d’avions, de chars, etc., mais les expéditions militaires, néocoloniales pour certaines, ratent les unes après les autres – il y a eu l’Irak, l’Afghanistan, comme il y avait eu le Viêtnam, sans parler de l’État islamique – et il y a toutes sortes d’acteurs insaisissables.
Vous évoquez des facteurs d’affaiblissement interne. Quels sont-ils ?
Pierre Hassner – Il me semble qu’il y a un déclin des institutions américaines et une certaine forme de polarisation – que la crise entraîne un peu partout ailleurs – du fait de la mondialisation, entre ceux qui en profitent, ceux qui la craignent, etc. Il faut lire le dernier ouvrage de Francis Fukuyama, Political Order and Political Decay [1], ainsi que son chapitre sur les États-Unis dans Foreign Affairs [2]. Il est extrêmement sévère, alors qu’il était très optimiste il y a vingt-cinq ans. Il montre que les institutions ne fonctionnent pas, qu’il y a cette polarisation du Congrès, que le rôle de l’argent est absolument énorme et officiel : la Cour suprême a rendu un arrêt Citizens United, disant qu’il n’y plus de limites aux financements assurés par les associations de soutien aux candidats aux élections.
Cette polarisation, très violente, n’existait pas dans l’après-guerre et même durant la guerre d’Irak, en faveur de laquelle beaucoup de démocrates, dont Hillary Clinton, avaient d’ailleurs voté. Là-dessus, il y a des candidats fous, comme Donald Trump, et le président de la Chambre des représentants, John Boehner, a fini par démissionner à la suite d’une offensive du Tea Party et de la droite.
Lorsque j’étais étudiant aux États-Unis, vers 1956-1957, nous considérions que démocrates et républicains n’étaient pas sensiblement différents. Aujourd’hui, il commence à y avoir une aile gauche – je ne sais pas ce qu’elle donnera – au Parti démocrate, avec Bernie Sanders, qui se dit socialiste et qui a du succès, ou encore Elizabeth Warren. Mais la collection républicaine est assez curieuse, c’est un sujet épineux. Je ne sais pas vraiment ce qu’ils veulent, ni si ce ne sont que des paroles.
En outre, les inégalités augmentent. Du temps de John F. Kennedy, John Kenneth Galbraith parlait de « private wealth, public poverty ». Il y a là quelque chose de très vrai : d’un côté, d’énormes fortunes privées et, de l’autre, des infrastructures souvent vieillissantes (réseaux électriques, pannes récurrentes dans les grandes villes, etc.). C’était l’un des thèmes de campagne de B. Obama : « en matière de nation-building, on a beaucoup à faire chez nous ». Là-dessus, il y a également la querelle, entre keynésiens et non-keynésiens, sur l’opportunité de faire de grands travaux pour résorber le chômage.
Enfin, les problèmes ethniques ou raciaux sont loin d’être résolus. Au contraire, l’arrivée au pouvoir de B. Obama donne l’impression de les avoir exacerbés. D. Trump, par exemple, dit même avoir la preuve que le président est en réalité musulman…
Vous évoquiez justement le mode de financement des candidats et la décision de la Cour suprême. La vie politique américaine n’est-elle pas réduite et quelque peu vidée de son sens par cela ?
Pierre Hassner – Je le pense. On peut ainsi voir deux candidats républicains se rendre à Las Vegas pour demander ouvertement à un milliardaire américano-israélien de choisir lequel d’entre eux soutenir. Officiellement, on tente d’avoir de petites contributions de la base militante, mais on est en réalité à la recherche du soutien de milliardaires. Cela dit, il y a toujours eu des éléments en ce sens. Le président Calvin Coolidge avait ainsi déclaré « the business of America is business ». Pensez aussi que Nelson Rockefeller faillit être le candidat du Parti républicain à la présidentielle à plusieurs reprises.
Il y a donc toujours eu des milliardaires, mais il est vrai que leur nombre s’accroît, surtout depuis la présidence de Ronald Reagan, qui s’il n’était lui-même pas si riche, était certainement bien financé. Ce lien avec les affaires a toujours existé. Récemment, Cathy Fiorina a tenu tête à D. Trump, mais il lui a ensuite été opposé son échec à la tête de Hewlett Packard. Face à B. Obama, Mitt Romney disait : « Moi, j’ai dirigé des entreprises, je suis devenu riche et je vais vous rendre riche aussi ». Le capitalisme américain fait partie de l’histoire du pays, mais il n’a peut-être jamais été aussi déchaîné qu’aujourd’hui. Franklin D. Roosevelt était lui-même millionnaire, mais il a plutôt pris le parti de la démocratie. Ensuite, il y eut R. Reagan, qui a redonné une légitimité, qui n’est pas universellement partagée, à l’idée de l’« Oncle Sam capitaliste ». Warren Buffett, qui est milliardaire mais plutôt de gauche, a ainsi déclaré : « la lutte des classes existe et nous l’avons gagnée », c’est-à-dire les 10 % de la population les plus riches.
D’un point de vue intérieur, je crois que le rôle du capitalisme privé sur la politique américaine n’a jamais été aussi néfaste. Au moment de sa première élection, B. Obama avait tenté de dépasser cela, en sollicitant notamment de petites contributions via Internet, mais les choses restent tout à fait massives, surtout à droite. Je ne sais pas si George Soros, par exemple, subventionne massivement le Parti démocrate. Il est en tout cas certain que, plus qu’en Europe, et officiellement, un candidat doit réunir des soutiens financiers, en organisant par exemple des dîners à 1 000 dollars le plat. Ce qui ronge quand même beaucoup le système.
Outre les inconvénients internes, ce poids des financements privés dans les campagnes électorales ne vient-il pas entraver la capacité des États-Unis à rayonner internationalement ?
Pierre Hassner – Actuellement, l’équation est même plus simple. Si l’« Oncle Sam capitaliste » a toujours existé, la capacité des États-Unis à « acheter » des pays, à faire la guerre est moindre aujourd’hui. Nous ne sommes plus au temps du plan Marshall : les États-Unis ont eux aussi une dette importante et d’autres problèmes intérieurs. Ils ne sont, je crois, plus en mesure de mener une diplomatie du dollar, par exemple.
En 2007, j’avais écrit un article pour Le Monde sur le fait qu’ils ne pouvaient plus faire les choses seuls, qu’ils devaient manœuvrer, etc.
Dans cet article, vous écriviez que « la situation [était] définie avant tout par la crise de la puissance et de l’influence américaines » [3]. Établiriez-vous le même constat aujourd’hui ?
Pierre Hassner – Certainement. D’un point de vue militaire, les États-Unis ont le plus gros budget, la plus grande capacité matérielle de projection, mais il faut bien constater que cela ne suffit pas. Le Viêtnam n’a pas fonctionné, l’Irak a donné des résultats catastrophiques, l’Afghanistan n’est pas du tout une question résolue et les talibans progressent à nouveau. Bref, ça n’avance nulle part.
La situation est un peu différente en Asie où, curieusement, les Chinois font peur au point que même les Vietnamiens se rapprochent, malgré tout, des Américains. Les Japonais et les Philippins réarment. Il y a cette crainte de la Chine qui fait que ces pays font appel aux États-Unis.
Mais ils ont globalement beaucoup perdu, même du côté de l’Europe de l’Est. Les Polonais, qui avaient soutenu la guerre en Irak, sont aujourd’hui beaucoup plus mesurés. Je crois qu’il y a une crise de l’influence américaine et surtout une crise, justifiée, de l’intervention militaire. La même chose se produit chez nous. Le général Desportes, par exemple, a clairement changé d’avis : il parle désormais de « piège américain » quand il disait auparavant que la guerre probable était celle au milieu du peuple. Comme David Petraeus, qui avait découvert les colonels français de la guerre d’Algérie au moment de l’intervention en Afghanistan. Au final, nous voyons bien que cela ne marche pas. De plus, les opinions métropolitaines se lassent.
Les États-Unis ont-ils donc pris conscience des effets limités et parfois contre-productifs de la puissance militaire ?
Pierre Hassner – Au final, on a quand même l’impression que des deux côtés, c’est un échec : la mesure de B. Obama, comme la mégalomanie de G. W. Bush, qui d’ailleurs n’était pas comme cela initialement. Au moment de la campagne électorale face à Al Gore, il déclarait même : « nos alliés devraient en faire plus, pas nous ». Mais le 11-septembre est venu tout chambouler, et il y a eu cette vague dans l’opinion américaine. Il y avait un besoin général de réagir, de taper en quelque sorte dans le vide, de déclarer que Saddam Hussein et Al-Qaïda étaient une seule et même chose, que l’Irak avait des armes nucléaires. Il y a eu un mouvement et le terrain était favorable. D’après les sondages, les Américains étaient pour la guerre en Irak. C’était populaire, il y avait cette espèce de sentiment que les États-Unis étaient les puissants du monde et qu’il fallait juste montrer cette puissance face à un danger qui venait d’on ne sait où nous frapper en plein cœur.
À voir aujourd’hui l’Afghanistan et l’Irak, on peut dire peut-être que G. W. Bush a eu tort d’y aller, mais aussi que B. Obama a eu tort de se retirer trop vite et de laisser la place à d’autres acteurs.
L’opinion américaine est en tout cas plutôt fatiguée de ces interventions. D’après ces mêmes sondages, les Américains ne sont aujourd’hui pas favorables à une nouvelle aventure militaire. Voir à la télévision certains de leurs concitoyens égorgés par Daech provoque une réaction chez eux : d’un côté, il faudrait agir, mais de l’autre, personne n’a envie de constituer un corps expéditionnaire, de recommencer une guerre d’Irak et de Syrie. Ainsi les républicains accusent-ils B. Obama de faiblesse, mais je ne vois pas bien ce qu’eux-mêmes feraient s’ils étaient à sa place. Ils s’agitent, parlent sans cesse de la grandeur de l’Amérique, mais d’une certaine façon, ils ont perdu la foi. Plus personne ne parle, comme G. W. Bush et R. Reagan, de libérer les peuples, d’apporter la démocratie, etc. Et le Congrès, qui est dominé par les républicains, n’avait, comme B. Obama, pas très envie d’aller bombarder B. Al-Assad au moment de l’utilisation des armes chimiques.
Quel bilan tirez-vous de la politique étrangère de Barack Obama ?
Pierre Hassner – Les États-Unis ont toujours eu tendance à élire des présidents passant en quelque sorte d’un extrême à l’autre : après Richard Nixon, intelligent mais malhonnête ou cynique, ce fut Jimmy Carter et ses bons sentiments, qui disait vouloir « une politique américaine aussi bonne que le peuple américain ». Aujourd’hui, il est également frappant de constater que B. Obama est venu en contraire de G. W. Bush, pour sortir l’Amérique des guerres et se réconcilier avec le monde : il y a eu le discours pour les musulmans, le discours pour les Russes, etc.
Sa politique étrangère est en partie un échec, parce qu’il voulait rendre l’Amérique plus populaire, mais qu’il ne veut pas vraiment s’engager. Il croit à la puissance de la parole et dit, par exemple, que Bachar Al-Assad, Hosni Moubarak ou Mouammar Kadhafi devraient s’en aller, comme s’il suffisait de le dire pour que cela se réalise. D’une certaine façon, c’est une forme de sagesse de ne pas foncer tête baissée comme ont pu le faire certains de ses prédécesseurs. Mais je trouve qu’il donne un peu trop l’impression d’être l’exact contraire de G. W. Bush, l’autre extrême. Face à José María Aznar et Tony Blair, qui voulaient une résolution des Nations unies pour intervenir en Irak, G. W. Bush parlait de « torture chinoise » et disait être un président de guerre, ne faisant pas dans la nuance. B. Obama, lui, donne toujours le sentiment d’être une sorte professeur-président, qui dresse admirablement le portrait de la situation, mais qui est ensuite indécis, qui hésite, avant de faire le compromis par le plus petit dénominateur commun.
Entre autres, il veut sortir du piège des troupes au sol. Ainsi demande-t-il à l’état-major en Afghanistan une stratégie de sortie, et non une stratégie de victoire, alors que ses généraux veulent tout de même sortir la tête haute. En Syrie, les Russes et les Iraniens livrent des soldats, des avions, des chars, etc. B. Obama, quant à lui, a inventé, pour les Syriens comme pour les Ukrainiens, les armes non-létales : il donne des radars, des gilets pare-balles, etc.
S’il est donc un homme intelligent, paré de bonnes intentions, les républicains en profitent pour l’accuser d’être « mou », d’oublier la puissance américaine. En même temps, il sait qu’à s’engager vraiment, il ne risque pas mieux qu’en Irak et en Afghanistan. Alors il cherche quelques parades afin de ne pas refaire une véritable guerre au sol : assassinat d’Oussama Ben Laden, utilisation de drones au Yémen et en Syrie. Or, cela fait maintenant plus d’un an que Daech est bien établie et que l’action menée ne donne rien, à tel point que c’est à présent Vladimir Poutine qui reprend la main.
Visiblement, donc, B. Obama n’aime pas la guerre. Il a des instruments, mais essaie de limiter leur emploi au maximum, de ne pas tomber dans les erreurs de G. W. Bush ou de J. F. Kennedy. Toutefois, quand il évoque, par exemple, la « ligne rouge » au sujet des armes chimiques, il parle beaucoup trop facilement, pour ne rien faire ensuite. Je crois qu’il ne veut pas se retrouver coincé comme Lyndon Johnson, par exemple, successeur de J. F. Kennedy, qui prônait la grande société, mais qui s’est trouvé embarqué dans une escalade sans fin au Viêtnam. Ainsi avoue-t-il presque candidement, au moment de l’émergence de Daech : « nous n’avons pas de stratégie, il faut que nous en trouvions une ». C’est assez curieux.
La tentation au retrait, au repli vis-à-vis des affaires du monde est-elle inexorablement vouée à progresser, ou les États-Unis souhaitent-ils encore exercer une forme de leadership ?
Pierre Hassner – Je crois que les Américains, pour certains d’entre eux, sont nostalgiques de la puissance passée, comme D. Trump. D’autres voudraient – il me semble que c’est la tendance de B. Obama – se tourner davantage vers le nationbuilding. C’est un peu ce que disait Stanley Hoffmann : il existe ce « syndrome wilsonien », qui fait qu’ils veulent soit se retirer du monde, soit le sauver, ce qui peut vouloir dire le dominer. En tout cas, malgré H. Kissinger, ils ont du mal à se penser comme une grande puissance qui doit manœuvrer parmi les autres.
D’autre part, s’ils ne souhaitent plus vraiment s’engager militairement, j’ai le sentiment qu’ils sont très favorables à une guerre économique, sauf les syndicats, qui sont plutôt dans une perspective protectionniste. Sur ce plan économique, les Américains restent les premiers. D’après ce que je lis de seconde main, la crise chinoise semble assez sérieuse. Les Russes, pour leur part, sont frappés par les sanctions, et Vladimir Poutine n’a rien fait pour vraiment moderniser le pays : il reste tributaire du prix du pétrole et des matières premières. L’Europe, enfin, est plus ou moins stagnante.
Un autre volet de leur puissance diplomatique est qu’ils sont en mesure de faire des procès extraterritoriaux. Et ils ont une mécanique bien huilée en matière d’influence extérieure. Les Chinois les espionnent, mais eux espionnent le monde entier. En définitive, ils ont donc toujours les instruments de la puissance en main.
Mais pour savoir quoi faire de cette richesse et de cette puissance, je crois qu’ils en ont soupé des expéditions militaires. Ils voient que cela ne fonctionne pas. B. Obama tente timidement d’en sortir par la technologie, la précision, des attaques ciblées, les drones, mais cela ne marche pas très bien non plus. Au Yémen, on tue des gens, mais cela ne tue pas le mouvement. Au contraire, cela suscite même la fureur des populations. En somme, il me semble qu’ils sont assez embarrassés.
N’y a-t-il pas un fossé entre le poids des États-Unis dans les affaires internationales et la connaissance du monde extérieur par les responsables politiques américains ? Ce qui est d’ailleurs paradoxal par rapport au nombre de think tanks qu’il peut y avoir. Même si une telle méconnaissance et un tel déficit de capacité à comprendre le monde existent dans beaucoup de pays, cela semble plus accentué aux États-Unis et plus grave compte tenu de leur poids sur les affaires mondiales.
Pierre Hassner – Avec WikiLeaks, on avait pu s’apercevoir que les diplomates américains étaient bien informés et assez raisonnables. Concernant les élus, le danger existe effectivement dans tous les pays. Et l’on pourrait bientôt avoir un monde avec D. Trump, Marine Le Pen et je ne sais qui encore…
La politique impériale de G. W. Bush et des néoconservateurs était ainsi menée par des gens qui ne connaissaient absolument pas le monde. Ils pensaient être accueillis avec des fleurs en Irak. Robert Kagan disait que le monde entier, à l’exception peut-être des Français, savait que la meilleure solution était un empire américain bienveillant. « L’Irak n’est qu’un début », avait écrit William Kristol. Dans un colloque, j’ai même entendu une personne du département d’État, qui ne devait pourtant pas être un néoconservateur, déclarer : « On dit que nous voulons amener la démocratie par la peur. Pas du tout. La démocratie et le marché sont les choix naturels de tout peuple. En enlevant les dictateurs, on se retrouve avec un monde en faveur de la démocratie et du marché ».
Stanley Hoffmann, qui vient de mourir, disait que le défaut des Américains était de ne pas comprendre le nationalisme des autres et de ne pas être conscients de leur propre nationalisme. C’est de dire : « nous apportons la liberté et la prospérité au monde, et tout le monde va s’en rendre compte ».
Je connais également un peu Paul Wolfowitz, qui a été doyen de l’École d’études internationales avancées de l’Université John-Hopkins à Washington quand je donnais des cours au campus de Bologne. Il avait eu un dialogue célèbre avec le chef d’état-major de l’armée de terre au moment de l’intervention en Irak. Ce dernier lui avait dit qu’après avoir gagné, il faudrait au moins 200 000 hommes pour tenir le pays, ce que Jacques Chirac avait également dit à G. W. Bush. P. Wolfowitz avait répondu : « je ne peux pas croire qu’il faille plus de gens après avoir gagné que pour gagner ! » Je l’ai depuis, il y a trois ans peut-être, à nouveau rencontré dans un colloque et lui ai demandé comment il avait pu déclarer cela. Il m’a répondu : « Mais je ne pouvais pas prévoir qu’il y aurait une insurrection ! » Cela signifie bien qu’ils sont partis absolument sans réfléchir. Mais désormais, ils voient bien qu’ils sont empêtrés sur tous les terrains, et même le peuple américain a un peu perdu cette illusion.
- [1] NDLR : New York, Farrar, Straus and Giroux, 2014.
- [2] NDLR : Francis Fukuyama, « America in Decay. The Sources of Political Dysfunction », Foreign Affairs, septembre-octobre 2014.
- [3] Pierre Hassner, « Le siècle de la puissance relative », Le Monde, 2 octobre 2007.