Le vrai-faux procès du franc CFA / Par Pierre Jacquemot

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La controverse autour de la zone franc, cet épouvantail objet de toutes les interprétations plus ou moins fantasmatiques sur les relations entre 15 pays d’Afrique et leur ancienne métropole coloniale, la France, est particulièrement vive. Elle met en scène les partisans de son maintien en l’état, les « réformistes » appelant à des évolutions de l’une ou l’autre des dispositions jugées problématiques des conventions qui la régissent, et les « abolitionnistes » prêts à en sortir, l’accusant d’hypothéquer toute possibilité de développement et de progrès social, pour une expérience monétaire enfin « décolonisée ». Derrière le débat aux allures polémiques se cachent divers enjeux qui ne sont pas tous du registre de la monnaie, mais qui relèvent de la recherche du bouc émissaire à l’explication d’un mal-être né de frustrations compréhensibles, notamment d’une jeunesse qui, d’Abidjan à Brazzaville, ne comprend pas pourquoi l’« émergence économique » tant annoncée par les élites au pouvoir ne lui profite pas [1].

De quoi la zone franc est-elle le nom ?

Héritage colonial, espace singulier de coopération, la zone franc compte 160 millions d’habitants et regroupe 15 États d’Afrique dans trois ensembles distincts, dotés chacun d’une monnaie propre : les huit États membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) [2], les six États appartenant à la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) [3] et, individuellement, les Comores avec le franc comorien et la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna avec le franc pacifique. Certains États en sont sortis : la Guinée en 1960, Madagascar et la Mauritanie en 1973 ; d’autres, ne disposant pourtant pas de passé avec la France (Guinée-Bissau, Guinée équatoriale), y sont entrés.

La coopération monétaire de la zone tourne autour de principes énoncés en 1939, puis mis en place en 1946 avec la création du franc des colonies françaises d’Afrique (CFA). La liberté des transferts est assurée, qu’il s’agisse de transactions courantes ou de mouvements de capitaux. La convertibilité du franc CFA est en principe illimitée. Cela signifie qu’en cas de choc sur la situation des comptes extérieurs de l’une des sous-régions de la zone franc, qui se traduirait par l’impossibilité pour un État d’assurer en devises le paiement de ses importations, le Trésor français s’engage à lui apporter les devises nécessaires, sur la base d’une parité fixe avec autrefois le franc français, aujourd’hui l’euro, à condition toutefois que les réserves de change de la zone CFA soient suffisantes : les autorités de la zone doivent veiller à ce que la monnaie qu’elles mettent en circulation soit en permanence couverte par des devises à hauteur de 20 % au moins. Les réserves de change des pays membres sont centralisées à hauteur de 50 % des avoirs des banques centrales dans un compte courant, appelé « compte d’opérations », ouvert auprès du Trésor français, et sont rémunérées – à 0,25 % en 2017.

Dans le cadre de leurs opérations, et comme dans tous les systèmes monétaires contemporains, les banques centrales doivent observer certaines règles conçues pour contrôler l’offre de monnaie : leurs engagements à vue doivent avoir une couverture de devises d’au moins 20 % ; les prêts qu’elles accordent à chaque gouvernement membre sont limités à 20 % du montant des recettes en devises obtenues l’année précédente. Il existe, par conséquent, une certaine marge de manœuvre interne : les banques centrales n’ayant à couvrir qu’une partie de leurs émissions par des devises, elles ont la possibilité de jouer sur la politique monétaire tant que le taux de couverture reste supérieur à 20 %.

Un bilan nuancé

L’argument principal des partisans de la zone franc est qu’elle apporte une stabilité monétaire indispensable au développement économique de ses bénéficiaires. Le système sécurise les revenus et patrimoines des opérateurs privés et publics qui interviennent dans les pays africains, ce qui est supposé favoriser l’investissement et l’activité. Par ailleurs, les banques centrales étant contraintes de subordonner leurs objectifs de politique monétaire interne à l’objectif de fixité du taux de change, elles ciblent une inflation alignée sur celle de la zone euro. Dans les faits, sur le temps long, le risque d’inflation a été partout jugulé sur la période.

La croissance économique

En tendance, la croissance du produit intérieur brut (PIB) des pays de la zone franc a-t-elle été moindre que celle des autres pays africains ? Difficile de refaire l’histoire. En 2016, l’UEMOA a enregistré un taux de croissance du PIB réel de 6,8 % en moyenne, supérieur au taux de croissance annuel moyen de l’Afrique subsaharienne depuis 2012 (1,4 %). En revanche, sous les effets combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, la croissance des pays de la Cemac s’est effondrée, tandis que les déficits interne et externe se sont creusés, ce qui s’est traduit par une baisse drastique des réserves de change communautaires, rejoignant le Nigeria entré en récession en 2016 pour la première fois depuis 1991 [4]. Il semble peu discutable que l’appartenance à la zone franc ait eu un effet favorable sur la convergence des revenus par tête entre les pays membres. La réduction du taux de pauvreté a plutôt été supérieure en zone franc qu’ailleurs en Afrique, ce qui est probablement dû à la moindre inflation.

Le crédit à l’économie

La parité fixe entre le CFA et l’euro empêche d’ouvrir les vannes du crédit, car dans un système où l’offre locale est très limitée du fait de la quasi-absence de transformation des matières premières, les crédits alimentent surtout les importations et donc les sorties de devises. De ce fait, les pays membres pratiquent à grande échelle la « répression financière », illustrée par la faiblesse du ratio des crédits à l’économie rapportés au PIB, qui n’est que de 20 % en moyenne dans la zone franc, contre plus de 100 % au sein de la zone euro.

La diversification des activités

La zone franc n’a pas permis de modifier substantiellement le régime des spécialisations primaires de ses membres. Les produits de base pèsent encore de manière considérable dans les exportations et surdéterminent l’axe Sud-Nord de leurs échanges. Le mécanisme de la zone franc porte une responsabilité : la monnaie CFA trop forte au regard de la faiblesse des économies concernées stimule les importations, puisque les produits manufacturés étrangers sont relativement peu chers, à tel point que la transformation locale des matières premières et l’investissement ne sont pas encouragés. La réalité s’impose rudement, la participation de l’Afrique – hors et en zone franc – aux chaînes de valeur mondiales reste marginale : 2,2 % de l’ensemble du commerce contre 51 % pour l’Europe, 23 % pour l’Asie et 12 % pour l’Amérique du Nord [5]. Pour le reste, le continent prend part à un certain nombre de chaînes de valeur, mais n’y est présent le plus souvent qu’en amont, en qualité de producteur de minerais, d’hydrocarbures, de coton, de cacao et d’autres matières premières agricoles. Ses exportations ne renferment qu’une faible part de valeur ajoutée.

L’intégration régionale

L’intégration régionale n’a pas davantage progressé. Les échanges à l’intérieur de la zone CFA sont limités et ne représentent qu’environ 15 % en moyenne du volume total du commerce de ses membres. Les pays de la zone ont peu à échanger entre eux. La situation n’est guère différente dans les pays ayant une « monnaie endogène » – naira nigérian, metical mozambicain, kwanza angolais, cédi ghanéen ou shilling kenyan –, même si certains, comme le Kenya, ont connu un début de diversification de leur appareil productif, et les raisons sont communes. Partout ou presque, la forte spécialisation dans l’exportation de quelques matières premières entrave la complémentarité des productions nationales et ne permet pas de construire les bases du développement des échanges régionaux. Les structures demeurent fragmentées, avec des économies sahéliennes à très bas revenu et fortement soumises aux risques climatiques, des économies côtières tirées par l’import-export et d’autres encore à forte dominante en services mais sans base manufacturière suffisamment robuste (Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal). Des structures économiques proches, aux activités parfois similaires, n’ont que peu de biens complémentaires à échanger.

Prenons le cas de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC). Les États membres possèdent chacun leur industrie du bois, leurs usines textiles, quelques huileries de coton, d’arachide ou de palme, au moins une sucrerie de canne, des brasseries, une manufacture de cigarettes et, très souvent, une fabrique de chaussures. Des industries si peu complémentaires ne favorisent pas le développement d’échanges communautaires. Le commerce officiel intra-CEEAC ne concerne en réalité que trois groupes de produits : les produits énergétiques qui partent des raffineries de Limbé, Port-Gentil et Pointe-Noire vers l’intérieur, des denrées alimentaires (riz, viande) et quelques produits manufacturés (petits outillages et textiles). Si l’on en croit le World Economic Forum, les entraves que rencontrent les pays africains pour s’introduire dans les chaînes de valeur sont, par ordre décroissant de gravité : l’accès difficile au financement et l’absence de marchés des capitaux, les coûts élevés de transport, le mauvais environnement des affaires, l’insuffisance des infrastructures dans les télécommunications, le transport, le stockage et l’énergie, la bureaucratie inefficiente, la fiscalité lourde et instable, la modeste qualification de la main-d’œuvre [6].

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, la zone franc ne peut être considérée comme seule, voire même comme principale responsable d’une incapacité irrémédiable de ses membres à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de change. Sur le long terme, aucun pays n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Au-delà de ces résultats nuancés, le rôle accordé par certains économistes à la monnaie n’est-il pas abusif dans l’explication des trajectoires, alors qu’il faudrait insister sur le caractère surdéterminant des « chocs d’offre » – aléas climatiques, prix des importations – par rapport à la politique monétaire interne, et également sur le faible taux de bancarisation de la zone – moins de 13 % ? La monnaie n’explique pas tout.

À qui profite le franc CFA ?

Le franc CFA profiterait d’abord aux élites rentières locales, dont le mode de vie est effrontément extraverti et qui tirent parti des facilités de transferts pour organiser la fuite – licite ou illicite – de leurs actifs, bien ou mal acquis, avec une monnaie « aussi bonne » que l’euro et financer des importations somptuaires. La deuxième réponse des détracteurs est sans ambages : il profite aux multinationales françaises qui inscrivent leurs relations dans la verticalité Nord-Sud et peuvent rapatrier leurs profits sans risques et sans investir localement dans les activités productives. En Guinée équatoriale, par exemple, la moitié du PIB est transférée à l’étranger pour rémunérer la propriété du capital. L’argument est ancien, mais percutant pour toute l’Afrique : pour 100 dollars de dette extérieure supplémentaires enregistrés en Afrique, 50 partent à l’étranger. Plus globalement, si un quart du stock de capitaux enfuis était rapatrié, le ratio investissement / PIB du continent dans son ensemble passerait de 19 à 35 %, soit l’un taux les plus élevés au monde. Notons simplement que la « liberté » de transfert n’est jamais totale dans les faits, mais surtout que les évasions de capitaux sont nettement moins observées dans la zone franc que dans des pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Angola.

S’il est vrai que la zone franc reste dans une logique de pré carré avec ce qui demeure de l’asymétrie passée, elle joue un rôle économique bien modeste pour la France – 4 % de ses échanges et de ses investissements étrangers, 1,5 % de sa masse monétaire globale. La zone n’a, en outre, guère empêché le déclassement relatif du pays dans les échanges avec l’Afrique. Depuis quinze ans, les échanges marchands du continent avec l’Asie (Chine, Inde, Corée du Sud, Indonésie, Malaisie, Singapour) ainsi qu’avec le Brésil et la Turquie croissent beaucoup plus vite que ses échanges avec la France – et l’Europe. Actuellement, la Chine représente 27 % du total des exportations mondiales de l’Afrique, qu’elle tire toujours vers ses spécialisations primaires, les produits de base en constituant environ 83 %. En outre, de nouveaux partenaires, en particulier du continent africain, comme le Maroc et l’Afrique du Sud et dans une moindre mesure le Kenya, Maurice et le Nigeria, sont une source grandissante d’investissement dans des projets nouveaux en Afrique.

La critique peut quitter le terrain économique pour rejoindre celui du politique et devenir plus acerbe. En tant que survivance coloniale, le CFA est l’un des instruments de maintien en place de régimes « hors-sol », comme suspendus à l’ancienne métropole au-dessus de leurs propres populations. La zone serait l’outil du maintien d’une relation de soumission acceptée qui conforte les tenants d’un ordre social fermé et légitime leurs pratiques déviantes (rentes sur les importations, fuite de capitaux), entravant toute perspective d’accumulation endogène. À la lecture de ces divers arguments exposés dans les médias, l’on quitte insensiblement le terrain politique pour celui de l’idéologie, qui est nettement moins probant, surtout chez ceux qui adoptent un peu facilement la posture sentencieuse dénonçant la « servilité anachronique » envers l’ancienne puissance coloniale qui continuerait « de tirer les ficelles », alors que la situation serait plutôt celle d’une « servitude volontaire ».

Les sorties possibles par le haut et en douceur

Les symboles ont leur force

Comme l’ont montré les anthropologues, la monnaie est un « construit social » fort de ses multiples sens et représentations économiques, mais aussi sociétales, voire religieuses. On peut se demander pourquoi avoir gardé tant d’oripeaux, comme le nom de « franc » après la dévaluation de 1994, alors que l’ancienne métropole s’apprêtait cinq ans plus tard à entrer dans l’euro. On peut aussi brocarder le fait que le billet CFA, avec ses symboles exotiques, est encore fabriqué à Chamalières, dans le Puy-de-Dôme – dont le maire fut Valéry Giscard d’Estaing.

Changer de nom n’est pas le plus difficile – l’Eco, le Cauri ? Et battre monnaie sur le continent africain pas davantage. Sortir les postes d’administrateurs réservés à l’administration française dans les conseils d’administration des banques centrales de la zone relèverait de la conquête enfin réalisée de la pleine souveraineté, près de soixante ans après les indépendances. Plus symbolique encore, le dépôt des réserves de change dans le « Trésor » de la France fait grincer les dents pour sa dimension allégorique : une « confiscation » de ressources de l’Afrique qui devraient lui servir à financer ses propres besoins. Trouver une autre domiciliation que le Trésor français aux ressources en devises de la zone pour garantir la convertibilité de la monnaie ne devrait pas être trop ardu, la Banque des règlements internationaux par exemple.

L’enjeu de l’autonomie

Au-delà de ce « toilettage » salutaire, il demeure des sujets plus délicats. La mieux fondée des critiques faites à la zone franc est qu’elle entrave l’autonomie de la politique économique de ses membres. Objectivement, la « garantie » de convertibilité du franc CFA oblige la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC) à suivre des politiques monétaires conformes à celles de la Banque centrale européenne (BCE), en donnant la priorité à la lutte contre l’inflation. Une telle politique n’est-elle pas inappropriée pour des économies qui ont des besoins importants de financements pour développer et diversifier leurs capacités de production ? N’a-t-elle pas un effet anesthésiant, car même en gérant mal les économies, les gouvernants africains sont certains que Paris sera toujours là pour couvrir leurs éventuels errements ? Face à ces inconvénients majeurs, des propositions de réforme de la zone franc devront assurément être solides sur le plan technique, argumentées sur le plan économique et fondées sur des mesures dont les impacts futurs seront préalablement évalués, afin d’être porteuses de changements véritables. Examinons quelques éléments d’une réforme possible.

Périodiquement, d’aucuns s’interrogent sur la parité franc CFA / euro. La question est par principe légitime, puisque son évolution ne reflète pas les fondamentaux économiques des pays membres de la zone franc, mais ceux de la zone euro. Pour éviter l’ajustement par le taux de change, une opération toujours complexe et jugée incertaine dans ses effets, les autorités de la zone franc recourent depuis une vingtaine d’années à la mise en œuvre de substituts sélectifs en imposant encore plus de rigueur dans la gestion budgétaire et financière. Ce diktat de l’austérité extrême, imposé au nom du franc CFA « fort » à des économies déjà accablées, peut être rudement dénoncé.

Faut-il dévaluer ? Aujourd’hui ou plus tard ? À quelle hauteur ? La surévaluation du franc CFA est une sévère taxe sur les exportations et une prime aux importations, une fabrique à rente pour les importateurs, une machine de guerre contre les producteurs locaux cherchant à gagner des échelons dans les chaînes de valeur et à trouver leur place dans les marchés locaux et régionaux. En toute logique, l’ampleur d’une dévaluation, si elle était décidée, ne devrait pas être la même dans les zones UEMOA et Cemac, cette dernière étant en pire posture comptable. Les taux de change effectifs réels n’y sont, en outre, pas identiques. Le peu de solidarité existant entre les deux entités ne s’en relèverait pas.

Pour autant, faut-il préconiser le recours à une forte dévaluation afin de produire un « choc du dedans », avec comme principaux objectifs de s’attaquer aux rentes et de bouleverser la distribution des cartes de l’ordre socio-économique interne ? Cela ne serait pas illogique pour créer les conditions favorables à la « grande transformation structurelle » tant espérée par la fraction jeune et progressiste des élites locales. Mais quel gouvernant africain actuellement au pouvoir est-il prêt à prendre ce risque ?

Une autre question est de savoir quels seraient les coûts d’un tel choc. On sait d’expérience que l’inflation consécutive à des changements de parité se reporte toujours, sournoisement et par un transfert de la charge, sur les plus démunis. Par ailleurs, la fugacité des rééquilibrages obtenus après le changement de parité pourrait, s’il n’est pas assorti d’autres réformes en profondeur, menacer tout l’édifice financier déjà si fragile. Le grossissement de la dette extérieure, s’il n’était pas bien traité, serait inéluctable, avec des effets déflationnistes. Il exercerait des effets de contagion sur le système financier interne et sur la dette publique intérieure. Il deviendrait alors un obstacle majeur pour le financement du développement. Une aberration, alors que le changement de régime de change a notamment pour but d’améliorer le financement de l’économie. Dans le pire des scénarios, une crise des dettes souveraines conduirait à une spirale de fuite des capitaux, de dévaluations à répétition, de hausse des taux d’intérêt et de chômage.

Pour éviter que le remède soit pire que le mal, le système de la parité discrétionnaire glissante (crawling peg) a ses vertus : la banque centrale fixe en toute souveraineté le taux de change, périodiquement, par petites incrémentations. La flexibilité serait ainsi encadrée dans un corridor ou un « serpent » avec une fluctuation autour d’une parité centrale, comme ce fut le cas en Europe entre 1972 et 1978. Par la même occasion devrait être organisé un rattachement de la monnaie rebaptisée non au seul euro, mais à un panier représentatif des véritables échanges des pays de la zone, avec le dollar, le yuan, la livre sterling et le yen. L’idée n’est pas nouvelle : la référence à un panier de devises fut demandée par les négociateurs africains lors de la dévaluation de 1994, mais jugée avec condescendance par la Banque de France comme prématurée pour des États « encore peu matures ». Rien ne permet de penser qu’elle ne pourrait aujourd’hui recueillir un large consensus.

La monnaie Cedeao

Il reste à évoquer une autre évolution possible : le projet de monnaie unique à l’échelle de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) [7]. L’objectif est d’impulser les échanges intrarégionaux encore trop modestes et de créer une solidarité au sein de la zone. Le défi est considérable, avec un Nigeria omnipotent et de nouveaux candidats à l’adhésion, dont le Maroc. Il faudra moderniser la gestion monétaire afin de faciliter la fusion des différents mécanismes – réserves, parité notamment – et, plus difficile encore, instaurer les mécanismes conduisant à une convergence économique – par l’harmonisation budgétaire et fiscale notamment. Le développement des activités bancaires transfrontières, des marchés de capitaux et des institutions financières régionales pourra conduire à une mutualisation des ressources et à un plus grand partage des risques. Certes, les marchés financiers sur le continent sont encore étroits, mais les possibilités de mettre à profit les effets bénéfiques de la régionalisation sont probablement plus grandes en Afrique que partout ailleurs. Un tel élargissement ne pourra se faire que par étapes, au fur et à mesure de la maturation des économies concernées, ainsi que des conquêtes démocratiques pour construire un ordre social plus ouvert.

La question centrale est celle du processus d’« endogénéisation financière », pour reprendre les concepts du Fonds monétaire international (FMI). Rien ne saura remplacer l’effort d’accumulation sur la base de l’épargne et des rentes intérieures. L’Afrique ne pourra pas répondre à ses besoins de financement en infrastructures et en services sociaux exclusivement par l’intermédiaire de l’aide extérieure et par le financement sur les marchés internationaux. La mobilisation des ressources pourra s’opérer par l’impôt : c’est le moyen le plus efficace et pérenne d’élargir l’espace budgétaire. Le taux des prélèvements fiscaux (ratio impôts / PIB) en Afrique subsaharienne est en moyenne de l’ordre de 18 à 21 % (FMI, 2016) ; il n’est que de 10 % dans les pays pauvres de la zone franc. La répartition de la charge se concentre encore sur les exportations et sur les importations, sur les chiffres d’affaires et les revenus d’un petit nombre d’opérateurs. C’est dire la marge de progression possible. La mobilisation des rentes minières et pétrolières dans des fonds de développement pour les générations futures demeure également un enjeu vital, mais sans solution pérenne pour l’instant, pour lutter contre la « malédiction » des matières premières.

*

Le franc CFA n’est ni une panacée ni un repoussoir. Des propositions de réforme, autant que des progrès dans le développement de certaines parties de la zone, peuvent conduire à un changement vertueux du système en place. Leur réussite sera cependant toujours subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre adopté. Une responsabilité que les dirigeants africains doivent pleinement assumer, mais que la France doit faciliter par un discours plus cohérent, conforme à son nouveau discours sur « le continent d’avenir ».


  • [1] Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembele (dir.), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?, Paris, La Dispute, 2016.
  • [2] La Communauté financière d’Afrique regroupe les pays composant l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Ils ont en commun la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
  • [3] La Coopération financière d’Afrique réunit les pays composant la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) : le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad. Ils ont en commun la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC).
  • [4] Banque de France, La lettre de la Zone franc, n° 8, juin 2017.
  • [5] Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, 2016.
  • [6] World Economic Forum, The Africa Competitiveness Report 2015, Genève, 2016.
  • [7] Depuis 2000, les pays de l’Afrique de l’Ouest ont exprimé leur volonté d’accélérer le processus d’intégration monétaire avec un projet prévoyant la création en deux phases d’une monnaie unique : le lancement en janvier 2015 d’une monnaie unique par les pays membres de la zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO, soit la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Liberia, le Nigeria et la Sierra Leone), puis la ZMAO devait fusionner avec l’UMOA pour créer une monnaie unique dans l’ensemble des 15 pays membres de la Cedeao. Après trois reports, en 2003, 2005 et 2009, les responsables ouest-africains ont finalement renoncé, en 2014, à lancer l’Eco en 2015, invoquant le niveau insuffisant de préparation et de convergence économique entre les États membres de la ZMAO. Ils ont également décidé de changer de stratégie, en abandonnant l’étape intermédiaire et en reprogrammant la création d’une monnaie unique pour l’ensemble de la Cedeao pour 2020. Un échéancier irréaliste.