Septembre 2017
Le transport dans le nouveau cycle de mondialisation / Par Corinne Vadcar
Transports et infrastructures : développement, désenclavement, puissanceRIS N°107 - Automne 2017
La période exceptionnelle qu’a connue le commerce international de la fin des années 1980 jusqu’à la crise de 2007-2008 a complètement globalisé le transport. Cette évolution n’aurait pas été possible sans la libéralisation des échanges commerciaux dans le cadre des négociations multilatérales de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) à partir de 1947, puis l’invention du conteneur dans les années 1950 [1]. Cette phase récente, dite de mondialisation des chaînes de valeur, a eu des effets extrêmement structurants sur le transport maritime, lequel représente aujourd’hui 90 % des échanges mondiaux de marchandises [2]. Mais la révolution numérique introduit désormais de nouvelles mutations dans le commerce international, dont les effets sur le transport pourraient être non moins puissants, voire disruptifs.
La mondialisation des chaînes de valeur, facteur structurant du transport international
L’explosion des flux d’échanges
Alors que les économies disposaient auparavant d’industries intégrées tout au long de la chaîne sur leur territoire en fonction de leurs avantages comparatifs (spécialisation horizontale), les entreprises ont, à partir des années 1980, séparé physiquement et fragmenté géographiquement les étapes de la production (chaîne de valeur) entre différents pays. Elles ont acheté et fait produire (sourcing) une part croissante de biens intermédiaires (intrants) auprès de fournisseurs dans les pays à faible coût de main-d’œuvre. Cette mondialisation des chaînes de valeur a été facilitée par l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC, 2001), la baisse des coûts du transport et des coûts de coordination des tâches sur la chaîne d’approvisionnement (supply chain) grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Elle a profondément redistribué les systèmes productifs entre pays industrialisés et pays émergents. Les échanges internationaux ont alors pris la forme d’un commerce en valeur ajoutée [3] : à chaque étape du processus de fabrication d’un produit est adjoint un intrant (bien intermédiaire) représentant une valeur. Avec le nombre croissant d’intrants traversant les frontières, le commerce international de marchandises a alors enregistré une croissance sans précédent : +7,4 % en moyenne de 1995 à 2007. Les biens intermédiaires ont représenté jusqu’à 45 % des importations mondiales de biens [4]. Les marchés nord-américain et européen ont importé massivement des biens intermédiaires, puis des biens assemblés de Chine, et plus largement d’Asie. Mais des chaînes plus ou moins complexes se sont aussi développées entre pays d’Asie, entre pays de l’Union européenne (UE) et du Maghreb ou encore entre les États-Unis et le Mexique dans l’automobile, l’électronique et l’aéronautique.
La crise de 2008 a, d’une certaine façon, refermé cette phase de la mondialisation. En 2009-2010, puis à partir de 2013, les échanges commerciaux de biens et services ont fortement décéléré. Ils sont revenus à une certaine normalité [5]. Si le caractère durable du ralentissement de ces échanges ne manque pas d’inquiéter, des facteurs plus structurels viennent expliquer cette évolution : stabilisation voire recul des chaînes de valeur mondiales, changement de modèle économique chinois et ralentissement de l’investissement. Reste que l’ère numérique augure probablement davantage qu’une mutation de la mondialisation.
Plusieurs facteurs ont, en effet, conduit les entreprises à procéder, ces dernières années, à de nouveaux choix stratégiques : risques liés à un approvisionnement lointain, augmentation du coût du travail en Chine (salaire moyen dans l’industrie de 1,79 dollar en 2010 contre 0,60 dollar en 2002 selon le Bureau of Labor Statistics), automatisation et robotisation de l’appareil industriel, exigences des clients, contenu croissant des biens en services. Tout cela a conduit les entreprises à déplacer leurs chaînes de valeur dans des pays plus compétitifs d’Asie du Sud et du Sud-Est (Viêtnam, Bangladesh, etc.) ou de proximité géographique et industrielle (Roumanie, Bulgarie). La digitalisation des étapes de la production ouvre aussi des opportunités de relocalisation des chaînes manufacturières, qu’il est toutefois difficile d’apprécier à ce stade. Néanmoins, 80 % des flux commerciaux internationaux s’inscrivent toujours dans des chaînes de valeur pilotées par des groupes mondiaux [6]. L’ère numérique pourrait, cependant, transformer complètement la mondialisation.
Enfin, durant cette période d’internationalisation des chaînes de valeur, l’abaissement des barrières au commerce a aussi contribué – bien que de manière moins significative par rapport aux périodes antérieures – à l’essor du commerce international. À l’échelle multilatérale, l’enlisement des négociations à l’OMC, dans le cadre du cycle de Doha, n’a pas permis depuis de créer de levier puissant pour les échanges internationaux. En revanche, à l’échelle bilatérale et régionale, l’activisme des États a été significatif : les accords de libre-échange se sont multipliés, en particulier entre pays émergents. L’économiste indo-américain Jagdish Bhagwati a qualifié cet écheveau d’accords de « spaghetti bowl » [7]. D’une manière générale, les États ont eu, durant cette période, des politiques commerciales encourageant cette mondialisation.
La centralité du transport maritime
Durant cette phase d’explosion des échanges internationaux, le transport maritime a dû répondre à trois enjeux : la massification, l’informatisation et la consolidation. En l’espace de vingt ans (1994-2014), le transport maritime de marchandises a, en effet, doublé ses volumes en transport, pour atteindre 10 milliards de tonnes de fret en 2014, selon le courtier Clarkson. Il a répondu à la massification du trafic de marchandises par la construction de porte-conteneurs géants pouvant contenir jusqu’à 19 000 EVP (équivalent vingt pieds) [8]. La taille des porte-conteneurs a ainsi doublé entre 2000 et 2016. Ces navires ont surtout été construits pour l’axe Asie-Europe. Ils ont permis d’apporter de la capacité, de réduire les coûts opérationnels par des effets d’échelle et, depuis la crise, de capter des parts de marché dans une industrie du transport maritime devenue extrêmement concurrentielle. Le dernier porte-conteneur géant mis en mer (avril 2017) est par exemple un navire de 20 568 EVP qui a rejoint la flotte du transporteur Maersk. Toutefois, cette course au gigantisme [9] a abouti à des surcapacités avec le ralentissement durable des échanges commerciaux depuis 2013.
Parallèlement, la croissance exponentielle des flux d’échanges et le développement de porte-conteneurs géants ont transformé les infrastructures portuaires. On compte aujourd’hui environ 25 ports mondiaux capables de recevoir des méga-navires. En Europe, sur le range Nord [10], les ports de Rotterdam et du Havre se sont transformés pour accueillir des porte-conteneurs de 19 000 EVP. La Chine s’est également dotée de nombreux ports en eau profonde. En outre, les autorités portuaires se sont efforcées de développer l’accueil des entreprises via une palette de services (entrepôts, services logistiques, spécialisations portuaires). Les chaînes d’approvisionnement mondiales ont ainsi fait des mégaports des hubs d’entrée de continents.
Toutefois, le temps des ports n’est pas celui des transports : un port en eau profonde ne se construit pas dans les mêmes délais qu’un porte-conteneur. La construction d’un port est une décision de nature stratégique qui participe à la compétitivité et à l’attractivité d’un pays. En outre, la massification du trafic dans un port donné rend nécessaire une massification des autres modes de transport – routier et ferroviaire –, ainsi que leur intermodalité (passage d’un mode de transport à un autre). La course au gigantisme se heurte, par conséquent, à la limite physique de la capacité d’accueil des ports. Elle peut ostraciser des pays qui n’ont pas fait les investissements nécessaires, entraîner des problèmes de congestion du trafic comme sur la côte Ouest des États-Unis ou en Afrique de l’Ouest [11], et présenter des risques économiques pour les acteurs de la chaîne (chargeurs, affréteurs, logisticiens, commissionnaires en douane).
À cette massification du trafic s’est ajouté le défi de l’informatisation du transport. Grâce aux nouvelles technologies, des volumes croissants de biens ont pu être traités en des temps de plus en plus courts lors du passage des marchandises et lors du dédouanement [12]. Les nouvelles technologies – outils de traçabilité – ont, en outre, permis de suivre les expéditions en temps réel. Enfin, le transport maritime a répondu à la mondialisation des chaînes de valeur par l’internationalisation et la consolidation des armateurs. Les compagnies maritimes ont développé des réseaux globaux pour suivre leurs clients. Elles se sont aussi regroupées pour gagner en compétitivité en formant des alliances qui permettent de réduire les coûts et d’élargir l’offre par d’autres trades [13] à mesure que les chaînes se déplacent dans d’autres pays à faible coût de main-d’œuvre – Asie du Sud et du Sud-Est voire Afrique orientale – et que la demande s’accroît sur de nouveaux marchés. L’industrie du transport maritime se consolide ainsi toujours plus. On est passé, depuis avril 2017, à la faveur de regroupements et autres développements, de quatre à trois alliances.
En s’adaptant au déploiement des chaînes de valeur, le transport maritime est devenu un outil extrêmement mature, en plus d’être un maillon stratégique pour les entreprises comme pour les économies. Toutefois, le basculement de l’économie mondiale dans l’ère numérique pourrait générer un ensemble de ruptures pour le commerce et le transport internationaux.
Les facteurs disruptifs : la globalisation digitale va-t-elle transformer le transport international ?
La digitalisation économique, une nouvelle mutation de la mondialisation
Les composantes du commerce mondial évoluent fondamentalement. Dans cette nouvelle économie, les entreprises échangent de plus en plus de services, tandis que les biens se banalisent. Le commerce des services s’accroît régulièrement alors que le commerce des biens observe une évolution plus erratique : en 2014, les échanges de services, bien qu’encore faibles, ont progressé de 5 %, contre 0,5 % pour les échanges de biens, selon l’OMC.
Les échanges transfrontières de données (data) évoluent aussi à un rythme vertigineux. Un rapport du McKinsey Global Institute les a évalués à 211 térabits par seconde (TBps) en 2014, soit 45 fois plus qu’en 2005. Ces flux ont représenté 2,8 milliers de milliards de dollars en 2014 et pourraient être multipliés par neuf d’ici 2020 [14]. La mesure de ces données est, toutefois, difficile. Parallèlement, l’essor du e-commerce, complémentaire du commerce physique, démultiplie le nombre d’expéditions dans le monde. Indicateur de l’explosion des échanges électroniques transfrontières, le volume de petits colis passant par les douanes a augmenté de 48 % entre 2011 et 2014 selon l’Union postale universelle (UPU). Les échanges de biens et de services par voie électronique représenteraient plus de 12 % des échanges internationaux selon le rapport de McKinsey.
Une autre évolution réside dans le fait que la révolution numérique crée de nouveaux espaces d’échanges. Les plates-formes numériques se sont considérablement développées grâce aux effets de réseaux et les nouveaux grands pays ont pour nom GAFAM, NATU et BATX [15], participant à l’augmentation des échanges de services et de données dans le monde (films, musiques, photos, vidéos, services financiers, médicaux et autres services ou biens digitalisés). Ces formes d’échanges consacrées par la globalisation numérique ne passent plus forcément par le canal physique.
Ensuite, la mondialisation se fragmente : le régional ou le local redevient central. Les échanges régionaux devraient connaître, à l’avenir, une croissance plus forte que les échanges intercontinentaux. Certes, le commerce intrarégional a toujours dominé le commerce mondial – 78 % en 2015 [16]. À l’heure numérique, la géographie importe donc toujours. Mais la tendance à la régionalisation semble s’accentuer sous l’effet de plusieurs acteurs : hausse rapide des coûts de production dans les pays émergents, anticipation par les entreprises d’une hausse du prix des émissions de dioxyde de carbone (CO2), risque de change élevé et exigences de contenu local, c’est-à-dire obligations d’intrants locaux dans les produits vendus sur un marché [17].
Plus impactante encore semble être la tendance à la segmentation de la consommation mondiale. La préférence croissante des clients pour les marques locales invite les entreprises à revisiter leur offre en la segmentant par marché. Cette évolution est significative dans les secteurs de la distribution agroalimentaire et des cosmétiques ; on parle alors de mondialisation segmentée. Des groupes internationaux comme L’Oréal se concentrent ainsi aux niveaux stratégique et décisionnel mais se décentralisent, à travers le monde, au niveau opérationnel, adoptant des modèles régionaux.
Enfin, on ne saurait minorer l’impact de risques géopolitiques sur le commerce international sous l’effet des ambitions stratégiques de grandes puissances telles que la Chine avec son projet BRI (Belt and Road Initiative) ou « nouvelles routes de la soie », qui combine une ceinture maritime et une route ferroviaire. Avec la première, Beijing affiche une ambition maritime qui peut contrarier les pays présents dans l’océan Indien, en premier lieu l’Inde. Avec la seconde, elle affiche une ambition économique et financière qui peut gêner les pays ayant un agenda en Asie centrale (Russie, Turquie et Iran) [18]. Le scénario d’une guerre commerciale n’est pas non plus à exclure, en raison de la posture américaine plus protectionniste, « America First », adoptée par le président Trump. La renégociation d’accords bilatéraux ou régionaux de libre-échange, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), pourrait avoir un effet domino sur d’autres accords commerciaux et impacter la structure géographique du fret international.
Quelles implications pour le transport de demain ?
Les perspectives à long terme évoquent une nouvelle explosion des volumes de fret international. La forte croissance de l’Inde et de nouveaux pays émergents tels que l’Iran et certains pays africains, l’émergence de classes moyennes sur l’ensemble des régions – hors pays industrialisés –, les programmes d’investissements en infrastructures – aux États-Unis, en Inde et en Asie du Sud-Est – porteront cette dynamique. Le Forum international des transports, créé dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), estime ainsi que le trafic international, tous modes confondus, pourrait être multiplié par plus de quatre à l’horizon 2050 [19]. Les ports verraient aussi leur trafic quadrupler.
Dans le même temps, en adoptant des formes moins physiques, les flux commerciaux internationaux sont amenés à moins solliciter le canal du transport maritime. En outre, l’usine digitale laisse entrevoir des scénarios de recouplage de la production et de la consommation dans un même espace, c’est-à-dire sans faire appel à des intrants venus de l’autre bout du monde. Quel peut en être l’impact sur le trafic conteneurisé de marchandises ? On voit déjà que le e-commerce fait basculer le transport d’un modèle du conteneur à un modèle du petit colis. Le changement des modes de production et de consommation pourrait avoir de fortes incidences sur le transport de demain. Les acteurs du e-commerce et les logisticiens anticipent ainsi le développement des drones pour le transport de proximité ou dans des zones isolées. Les bateaux volants (« Sea Bubble »), à la fois avions et hors-bords, viendront peut-être se charger du commerce des marchandises et se substituer au cabotage pour compenser le manque d’infrastructures routières et ferroviaires de certaines régions.
Le transport international se trouve donc au cœur d’un ensemble de nouveaux enjeux, alors même que la question de sa profitabilité reste entière. Le shipping n’a pas encore résolu son problème de surcapacités, même si les analystes et opérateurs sont aujourd’hui plus confiants. Certes, le trafic mondial par conteneur (mesuré en EVP) observe une bonne tenue : + 6,7 % en 2015 selon l’International Transport Forum. L’activité de transport de pétrole (« oil tanker ») et de vrac sec (« dry bulk ») a repris. Depuis 2016, le Baltic Dry Index, qui mesure les variations des coûts du fret maritime, augmente de nouveau. Mais les surcapacités ont généré une très grande volatilité des taux de fret, avec des cycles désormais beaucoup plus courts.
Les prévisions de l’OMC s’agissant du commerce international ne prévoient pas de réelle reprise à court terme : + 2,4 % en 2017, avec une fourchette d’incertitude comprise entre 1,8 % à 3,6 % [20]. Or, le transport par conteneur n’était viable qu’avec des volumes d’expédition considérables [21]. La faillite récente de l’armateur sud-coréen Hanjin Shipping Co montre que les conditions de marché restent structurellement incertaines. La course à la consolidation et la guerre des prix entre alliances se poursuivent. De plus, un scénario de remontée des coûts du transport n’est pas exclu si l’absence d’ajustement entre capacité portuaire et taille des navires accroît les coûts des terminaux. Le shipping ne devrait pas retrouver un équilibre entre offre et demande avant 2020, avec la mise en œuvre de nouvelles normes environnementales qui conduiront à déconstruire des navires anciens et à réduire ainsi la capacité mondiale.
Par ailleurs, le transport doit apporter une offre à plus forte valeur ajoutée. La révolution numérique offre des opportunités en ce sens. D’une part, les chaînes d’approvisionnement mondiales se digitalisent très rapidement grâce à l’Internet des objets (IoT), les tours de contrôle analytiques, l’intelligence artificielle ou la blockchain. Le conteneur ou le colis en soute peut désormais être connecté en recevant un ensemble de capteurs, connecteurs et services digitaux permettant de s’assurer, par exemple, que des produits pharmaceutiques ou agroalimentaires sont transportés à la bonne température. On parle de « smart transport » pour désigner cette évolution. D’autre part, le transport mondial bénéficie de nouveaux leviers de performance à bord grâce à de nouveaux outils numériques permettant de faire de la maintenance prédictive ou de réparer des pièces à bord par impression 3D. De nombreux opérateurs économiques voient ainsi dans la numérisation l’occasion d’apporter des solutions sur les machines des cargos, porte-conteneurs, vraquiers et pétroliers.
Surtout, le secteur du transport se doit de relever l’enjeu crucial de la lutte contre le réchauffement climatique. 70 fois moins polluant que l’avion, le transport maritime est certes le mode de transport le plus écologique. Cependant, le quadruplement du transport de marchandises à l’horizon 2050, s’il se confirmait, aurait un impact significatif sur l’émission de gaz à effet de serre. Les compagnies maritimes ont commencé à lutter contre le réchauffement climatique avec des navires émettant moins de CO2. Une compagnie comme CMA CGM a ainsi réduit de 50 % en dix ans ses émissions par conteneur transporté. Alors qu’un conteneur émettait, en moyenne, 116 grammes de CO2 par kilomètre parcouru, il en émet aujourd’hui environ 60 grammes. Et les nouveaux porte-conteneurs sont encore plus performants : moins de 40 grammes de CO2 par kilomètre parcouru par le Bougainville, dernier né de la flotte CMA CGM. Mais il n’est pas dit que cela soit suffisant. La « green supply chain » passe donc également par un renforcement de la coordination entre les acteurs du transport et de la logistique.
Ensuite, l’ambition globale de la Chine est au cœur des transformations ou densifications de routes commerciales. Les autorités chinoises veulent faire de leur pays l’une des principales puissances industrielles avec le plan « Made in China 2025 ». Elles digitalisent leurs systèmes productifs plus rapidement que certains pays industriels. Les nouvelles routes de la soie devraient aussi faciliter le déploiement des nouvelles chaînes industrielles de la Chine en Europe, en Eurasie et en Afrique. Le tracé de ces voies n’est connu qu’à grands traits mais pourrait redistribuer la carte du fret. Plus que jamais, « le commerce se lève à l’Est » [22].
L’intensification des flux commerciaux entre l’Asie et l’Afrique pourrait aussi redessiner la place de l’espace méditerranéen [23]. Plusieurs facteurs y contribuent d’ores et déjà : les travaux d’élargissement / dédoublement du canal de Suez, le déploiement de la ceinture maritime du projet BRI en Méditerranée du Sud ou encore la velléité de ports nord-méditerranéens comme Marseille de gagner des parts de marché sur les ports du range Nord. L’utilisation de porte-conteneurs de 10 000 EVP pour affréter les marchandises entre la Chine et l’Afrique conduit ainsi à solliciter des ports tels qu’Algesiras (Espagne), Tanger-Med (Maroc) ou Las Palmas (Îles Canaries) pour transborder celles-ci sur des navires moins grands à destination de l’Afrique de l’Ouest [24] (trafics secondaires). La Chine investit également dans le port algérien d’El Hamdania (Cherchell), qui pourrait être d’ici trois à quatre ans un hub d’entrée en Afrique grâce à la finalisation de la voie terrestre, la transsaharienne, reliant Alger à Lagos.
Quant aux échanges entre l’Asie et l’Amérique, ils seront facilités par les travaux du canal de Panama, qui permettront de faire passer des navires de 12 000 à 15 000 EVP – contre 5 000 actuellement. La côte Est des États-Unis sera ainsi directement desservie par la voie maritime, et non plus par transbordement ferroviaire à partir de la côte Ouest. Les ports proches de l’isthme de Panama pourraient gagner en importance stratégique, tandis que les ports sud-américains et caribéens recevraient des flux secondaires.
*
Contrairement aux phases de mondialisation plus anciennes, l’histoire géographique de la mondialisation [25] devient aujourd’hui perceptible à l’échelle humaine. Commerce et transports internationaux ont en commun d’être bien placés pour l’observer. Ils sont au cœur de mutations qui ouvrent un nouveau cycle économique – la numérisation des modes de production, d’échanges et de consommation – et qui augurent d’une possible redistribution de la hiérarchie des puissances. La mondialisation digitale ne fait que commencer. Gageons que le transport saura s’y adapter comme il l’a fait lors la phase de mondialisation précédente.
- [1] Les niveaux actuels d’échanges de biens diminueraient d’un tiers si la technologie du conteneur n’existait pas. Kerem Cosar et Banu Demir Pakel, « Containers and globalisation : estimating the cost structure of maritime shipping », Vox. CEPR’s Portal Policy, 13 juin 2017.
- [2] Le fret aérien, dont la part est faible dans le transport mondial (0,5 %), connaît toutefois une croissance soutenue depuis 2010. Plus coûteux, il porte sur des produits à forte valeur ajoutée, des produits frais et sensibles. Les biens sont transportés en avions-cargo mais aussi en soute dans des avions passagers.
- [3] Pour mesurer plus finement ce commerce, l’OMC et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont mis en place conjointement la base de données TiVA (Trade in Value Added).
- [4] Alexander Al-Haschimi, Martin Gächter, David Lodge et Walter Steingress, « The great normalisation of global trade ? », Vox. CEPR’s Portal Policy, 14 octobre 2016.
- [5] Bernard Hoekman (dir.), The Global Trade Slowdown : A New Normal ?, Londres, CEPR Press, 24 juin 2015.
- [6] CNUCED, World Investment Report 2013. Global Value Chains : Investment and Trade for Development, Genève, United Nations Publications, 2013.
- [7] Cette expression fait référence au bol asiatique de nouilles et désigne la multiplication et l’enchevêtrement des accords bilatéraux de libre-échange entre différents pays. Elle a été appliquée plus particulièrement à l’Asie.
- [8] Un conteneur de vingt pieds a les dimensions suivantes : 6,2 mètres x 2,5 mètres x 2,5 mètres.
- [9] Voir Olaf Merk, The Impact of Mega-Ships, International Transport Forum, Paris, OCDE, 30 avril 2015.
- [10] Le range Nord (ou Northern Range) est l’alignement des ports le long du littoral méridional de la mer du Nord.
- [11] Voir les analyses sur l’Inde, l’Afrique et autres pays in Yann Alix, Histoires courtes maritimes et portuaires. D’Afrique et d’ailleurs, Cormelles-le-Royal, Éditions EMS, 2016.
- [12] La mise en œuvre, depuis 2017, de l’accord sur la facilitation du commerce (TFA) par les pays membres de l’OMC va aussi permettre d’accélérer le mouvement, la mainlevée et le dédouanement des marchandises.
- [13] En langage maritime, on appelle « trades » les lignes de transport par axe géographique.
- [14] McKinsey Global Institute, Digital globalization : The new era of global flows, mars 2016.
- [15] GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) et BATX (Baidu, Alibaba, Tencent and Xiaomi).
- [16] OMC, Rapport sur le commerce mondial, Genève, Publications de l’OMC, 2016.
- [17] Patrick Artus, « Les tendances prévisibles du commerce mondial », Flash Économie, n° 689, Natixis, 8 juin 2017.
- [18] Joseph S. Nye, « Xi Jinping’s Marco Polo Strategy », Project Syndicate, 12 juin 2017.
- [19] OCDE, ITF Transport Outlook 2015, Paris, Éditions OCDE, 27 janvier 2015.
- [20] OMC, « Trade recovery expected in 2017 and 2018, amid policy uncertainty », Communiqué de presse, 12 avril 2017.
- [21] Kerem Cosar and Banu Demir, op. cit.
- [22] Sabine Delanglade, « CMA CGM, les liaisons fructueuses », Les Échos, 16 février 2017.
- [23] Andrea Ghiselli, « China’s Mediterranean Interests and Challenges », The Diplomat, 1er mai 2017.
- [24] Yann Alix, « Les ports africains en voie de mutation », Supply Chain Magazine, n° 98, octobre 2015.
- [25] Voir les travaux de Christian Grataloup, géohistorien de la mondialisation.