Le protectionnisme, une passion américaine ? / Par Rémi Bourgeot

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La réémergence de la rhétorique protectionniste au cours de l’élection présidentielle états-unienne de 2016 a souvent été interprétée comme le signe d’une rupture historique avec la doctrine économique américaine « traditionnelle ». Cette rupture ne fait aucun doute si l’on considère le consensus très largement favorable au libre-échange qui a structuré la vie politique depuis l’élection de Ronald Reagan, en 1980, côté républicain comme démocrate, et dans une moindre mesure depuis l’après-guerre. L’irruption du protectionnisme dans la dernière campagne présidentielle, aussi bien dans le discours de Donald Trump que dans celui de Bernie Sanders, a réveillé chez de nombreux observateurs le souvenir du pic d’engouement libre-échangiste des années 1990 qui, à l’inverse de la tendance actuelle, se concentrait avec euphorie sur le concept de « mondialisation heureuse ». Si ce mouvement hétéroclite fit autant parler de lui à l’époque, c’est en réalité que ses conclusions sans nuance n’étaient pas si « traditionnelles ». La doctrine du libre-échange a été la principale référence en matière commerciale depuis l’immédiat après-guerre, mais cela n’a pu masquer de vives tensions à ce sujet. D’un côté de l’Atlantique comme de l’autre affleurent des identités économiques en réalité plus complexes que ce que les modes institutionnelles pourraient laisser penser de prime abord.

Le spectre historique du protectionnisme américain

Ces identités se font l’écho, en particulier, de l’âge primordial du capitalisme industriel et de la mondialisation que fut le XIXe siècle. À ce titre, ce qui est apparu pendant quelques décennies comme une identité indiscutablement libre-échangiste, dans le cas des États-Unis, apparaît à certains égards comme un mirage. L’opposition phénoménale à la présidence du controversé Donald Trump ne doit pas masquer la nature plus profonde et générale de la remise en cause économique en cours aux États-Unis. Le consensus libre-échangiste qui a, peu ou prou, dominé la vie économique du pays depuis l’après-guerre fut une contingence historique, rendue possible par la suprématie de l’économie américaine face à un monde dévasté par la Deuxième Guerre mondiale [1] et par la volonté d’avancer un système d’intégration commerciale face au bloc communiste. Le décalage entre cette contingence historique et les structures politiques profondes du pays a donné lieu aux vives controverses commerciales qui ont rythmé la vie parlementaire américaine, malgré le consensus maintenu dans les cercles d’experts. Le manque d’inspiration dont souffre actuellement l’orthodoxie commerciale et les débats virulents qui entourent la crise de la mondialisation peuvent permettre, à condition de s’émanciper des vicissitudes partisanes, de ressusciter une réflexion sur les déterminants réels du développement économique et technologique.

L’histoire du développement économique des États-Unis est intimement liée à l’histoire du protectionnisme industriel [2]. Cette histoire est par ailleurs indissociable des paradoxes du système bipartisan américain. Le Parti républicain d’Abraham Lincoln fut avant tout le parti du développement industriel et l’acteur principal d’une opposition de fond à l’esclavage. Dans l’esprit américain, tout au long du XIXe siècle, développement de l’appareil manufacturier – pour atteindre les standards britanniques en la matière – rime avec politique de tarifs douaniers à même de protéger l’industrie « naissante ». De façon schématique, les républicains, antiesclavagistes et industrialistes, étaient alors protectionnistes, tandis que les démocrates du Sud, esclavagistes et focalisées sur les exportations agricoles, étaient largement libre-échangistes. C’est peu dire qu’à l’époque d’Abraham Lincoln, le récit national américain ne semble pas être du côté du libre-échange, alors associé aux plantations du Sud et à l’esclavagisme.

Adam Smith et David Ricardo avaient pourtant depuis longtemps contribué au débat sur les marchés et le commerce international, sans que cela affecte la vision que les industrialistes américains se faisaient de leur intérêt économique, mais aussi de l’intérêt national. Comme l’a indiqué le grand historien de l’économie Paul Bairoch [3], les États-Unis et l’Angleterre ont eu tendance à se convertir au libre-échange une fois leur ascension manufacturière respective assurée et de façon à jouir d’une certaine hégémonie en matière commerciale. Ces deux histoires, anglaise et américaine, sont d’ailleurs, bien que décalées l’une par rapport à l’autre, intimement liées. L’Angleterre se convertit pour de bon au libre-échange en 1846 avec l’abrogation des « corn laws ». Ce qui apparaît alors comme un changement de régime commercial britannique conforte précisément l’évolution inverse chez les industrialistes états-uniens, effrayés à l’idée de voir l’industrie américaine naissante submergée par les biens manufacturiers anglais, moins chers et plus avancés. Avec l’American System, élaboré par James Madison et Henry Clay avec le tarif de 1816, le protectionnisme est conçu comme un outil propice à l’industrialisation, parallèlement à l’idée de plans d’investissement en faveur des infrastructures et à la mise en place d’une banque nationale [4]. Mais le protectionnisme est aussi vu comme le cœur de la politique fiscale américaine [5]. L’identité protectionniste américaine, volontiers patriotique et industrialiste, s’affirme de façon décisive sur les bases intellectuelles de l’American System.

Tout au long du XIXe siècle, puis au début du XXe, aux États-Unis, le protectionnisme est donc la règle et le libre-échange l’exception, comme l’a formulé Paul Bairoch. Certaines lois viennent parfois abaisser les tarifs douaniers, mais ceux-ci restent élevés. Ainsi, dès 1833, la menace de sécession de la Caroline du Sud force le Nord à accepter un rabaissement des droits de douane à leurs niveaux de 1816 – environ 20 % –, mais à partir de 1860, les besoins budgétaires de l’armée conduisent à de nouvelles hausses importantes [6]. De même, alors que le Wilson-Gorman Tariff Act de 1894 abaisse les barrières douanières dans un contexte de remise en cause du protectionnisme sur le plan intellectuel à partir des années 1880 [7], le Dingley Act les ramène, dès 1897 et sous l’impulsion des républicains [8], à environ 50 % sur une période de douze ans.

Une oscillation bipartisane

Alors que les observateurs du système politique américain parlent souvent d’inversion de valeurs politiques entre républicains et démocrates au cours du XXe siècle, la réappropriation du protectionnisme par D. Trump pourrait, au contraire, faire penser à un retour aux sources économiques de son parti. À ceci près bien sûr que Bernie Sanders, issu de l’aile gauche du Parti démocrate, a suivi une approche tout aussi protectionniste. Cette approche ne fait naturellement pas suite à une politique d’acceptation absolue de la concurrence commerciale mondiale, comme en ont témoigné les débats et reproches européens récurrents sur la question de la préférence nationale dans le cadre des achats publics américains ou des subventions à divers secteurs. De même, les États-Unis ont conservé une véritable capacité d’action en matière de politique antidumping pour faire face, en particulier, aux phénomènes de chute des prix d’un secteur à l’importation. Néanmoins, l’idée assumée d’une politique commerciale visant à contrer la concurrence des pays à bas coûts par l’arme douanière, hors même circonstances exceptionnelles, révèle un tournant significatif.

En tout état de cause, côté républicain, la période ouverte par R. Reagan apparaît davantage comme une parenthèse libre-échangiste, de 1980 à 2012, que comme la règle historique suivie par le parti en matière commerciale. Bien que résolument libre-échangiste, favorisant autant que possible l’abaissement continu des barrières douanières vis-à-vis de l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis, R. Reagan n’avait, par ailleurs, pas nié l’idée de l’importance du maintien et du développement de l’appareil industriel, ne serait-ce que par souci stratégique face à l’Union soviétique qui, malgré son état général, maintenait un niveau avancé dans certains secteurs technologiques. Sous George H. Bush, la perte de vue des intérêts industriels et technologiques et la relégation scientifique prennent le dessus, avec une focalisation sur des enjeux géostratégiques décalés. En cela, sa présidence a véritablement ouvert une nouvelle ère, post-guerre froide, en rupture même avec l’approche de R. Reagan.

Le fait que les républicains ont, sous George H. Bush, basculé dans la défense d’un libre-échange abstrait, postindustriel, semblait créer un appel d’air protectionniste côté démocrate. Lors de l’élection présidentielle de 1992, Bill Clinton prit la responsabilité, contre l’avis une partie des parlementaires démocrates, de pencher résolument en faveur du libre-échange, à tel point qu’il sera plus tard le président qui finira par mettre en place le grand Accord de libre-échange nord-américain (Alena).

Les accords de libre-échange, plus encore que la simple politique d’abaissement voire de suppression de droits de douane, renvoient à la question des cadres contraignants limitant la souveraineté des États sur le plan commercial. Dès l’immédiat après-guerre, cette question de la souveraineté en matière de politique économique, sans qu’il s’agisse d’une défense du protectionnisme, entraîna le rejet par le Congrès de la Charte de La Havane, qui devait instituer une organisation mondiale de gestion des rapports commerciaux, à l’instar du Fonds monétaire international (FMI) pour les questions financières. C’est ainsi l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) qui servit de cadre de gestion des échanges commerciaux mondiaux. Et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui lui succéda buta, au-delà même de la question du niveau des droits de douane, également sur celle de la souveraineté commerciale.

Bill Clinton perpétua donc l’approche historique de son parti, viscéralement libre-échangiste, en l’étendant à la question de la création de zones de libre-échange et de cadres de plus en plus contraignants en matière de politique commerciale. Il fallut ensuite attendre la campagne présidentielle de 2016 pour que Bernie Sanders remette véritablement en cause cette approche et oblige Hillary Clinton à des concessions. Si Bill Clinton eut à imposer cette orientation à une portion des démocrates de moins en moins convaincus par l’ouverture commerciale totale, c’est que ces réfractaires commençaient à remettre en cause les dogmes du parti, face à la fragilisation des classes moyennes.

Bien qu’il ait fallu attendre ces dernières années pour que le thème des inégalités économiques acquière une certaine médiatisation, un grand nombre d’observateurs américains, en dehors notamment du cercle professionnel des économistes, identifièrent précisément cette dynamique. Ce fut en particulier le cas du philosophe et historien Christopher Lasch, qui consacra ses derniers efforts au visionnaire The Revolt of the Elite and the Betrayal of Democracy [9]. D’une certaine façon, Bill Clinton s’imposa, au sein du Parti démocrate, comme gardien du temple libre-échangiste. Alors que le dogme quasiment fondateur du parti commençait à se fissurer, il incarna la croyance, somme toute classique, en un système commercial et géopolitique vu comme stable et reposant sur des principes dont la portée pratique était idéalisée [10].

Alors que le Parti démocrate avait progressivement abandonné son ancrage esclavagiste, puis ségrégationniste, pour devenir un parti à vocation progressiste, la dimension libre-échangiste n’a, pour sa part, pas véritablement varié au cours des décennies, voire des siècles. L’émergence d’un certain consensus libre-échangiste au sortir de la Deuxième Guerre mondiale – qui, à l’époque, n’avait pas de caractère anti-industrialiste du fait de l’hégémonie technologique des États-Unis – a rendu possible cette mue du parti vers une orientation progressiste sans changement de doctrine commerciale. L’ascension politique de Bernie Sanders dans le cadre de la dernière primaire démocrate, puis l’échec d’Hillary Clinton à l’élection présidentielle signalent la réapparition de cette tension sur la question commerciale, qui s’était manifestée en vain à l’époque de l’émergence politique de son époux, au début des années 1990. Tous les éléments de cette remise en cause étaient pourtant déjà présents, mais le cercle des promoteurs d’un changement de doctrine commerciale était probablement trop réduit à l’époque.

Remise en cause du libre-échange : trente ans de soubresauts

La critique, plus ou moins radicale, du libre-échange dans les années 1990 avait ceci d’intéressant qu’elle décrivait précisément la tendance économique qui allait se prolonger jusqu’à nos jours, alors que l’émergence de la Chine n’en était qu’à ses balbutiements. Il est réciproquement intéressant que, sur le plan intellectuel, le libre-échange ait pu triompher au cours de cette période comme jamais dans l’histoire occidentale, et qu’il ait fallu attendre la crise mondiale débutée en 2007 pour que la pression intellectuelle à ce sujet s’allège quelque peu, en commençant par le monde anglophone.

La réémergence du protectionnisme au sein du monde politique américain, au-delà de la figure controversée d’un Donald Trump, ne peut être appréhendée indépendamment du positionnement plus général des deux grandes formations politiques du pays dans leur rapport au peuple. Cette question ne peut donc être séparée de la question du traitement des minorités, qui hante la politique américaine. Dans l’immédiat après-guerre, le Parti démocrate est devenu le parti progressiste soutenant les minorités et les classes populaires dans leur ensemble, et il n’y avait guère de contradiction entre ce positionnement et sa défense du libre-échange, étant donné la suprématie industrielle des États-Unis dans le monde. Le cadre légal se prêtait d’ailleurs à cette orientation favorable au libre-échange puisque, dès 1934, le Trade Agreements Act avait fait des négociations commerciales une prérogative présidentielle au détriment du Congrès, de façon à réduire de moitié les droits de douane mis en place en 1930 par le Smoot-Hawley Tariff Act, d’initiative parlementaire, et qui avait augmenté les tarifs douaniers à 53 %, puis 59 % [11].

Dans les États-Unis de l’après-guerre, comme au Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle, le statut d’émetteur de la principale monnaie mondiale, référence explicite du système monétaire international, est vu comme un privilège exorbitant, puisqu’il permet de « consommer au-dessus de ses moyens ». Néanmoins, tout comme l’Angleterre au XIXe siècle, le dollar fort, surévalué, et le « privilège exorbitant » de la monnaie de référence constituent un mélange propice à la détérioration de l’avantage industriel du pays et au creusement progressif du déficit commercial. Il s’agit d’un schéma historique classique. Dans le contexte politique américain, l’époque charnière des années 1960 est celle des grandes avancées en ce qui concerne les droits des minorités, avec le développement, sous la présidence de Lyndon Johnson, de l’« affirmative action » et de la « Great Society ». Sur le plan monétaire, c’est l’époque du « pool de l’or », mécanisme par lequel les pays européens ignorent en quelque sorte le caractère déjà caduc du système de Bretton Woods et perpétuent sa référence croisée, et incohérente, à l’or et au dollar. C’est donc à la fois la période des avancées pour les droits des minorités ethniques et de mise en avant de la classe moyenne, d’une part, et la période où l’équation économique des États-Unis commence à se fissurer sur son versant monétaro-industriel, d’autre part. Bien que le thème de l’innovation soit omniprésent dans le type de discours économique qui a commencé à triompher dans les années 1970, il convient de noter un changement structurel sur ce front. À la logique de la planification traditionnelle, dans sa dimension technologique notamment, se substitue progressivement, au cours de l’après-guerre, une logique non pas contraire à la planification, mais d’un autre type : la planification financière qui, centrée sur les ministères des Finances et les banques centrales, est depuis au cœur des processus politiques occidentaux. C’est ainsi que l’idée même de politique industrielle a perdu de son sens et ne peut guère recouvrer son ancien statut dans le contexte des dispositifs actuels centrés sur l’allocation financière.

C’est donc à cette époque que s’engage la divergence entre, d’un côté, la question des droits des minorités et de la classe moyenne et, de l’autre, celle de l’évolution de leur situation matérielle concrète. Si Bill Clinton, prenant le train de la mondialisation heureuse, était parvenu à masquer cette tension, l’impasse de cette approche semble avoir culminé avec l’échec d’Hillary Clinton face à la candidature improbable de Donald Trump.

Commerce mondial et désordre monétaire : libre-échange et statut du dollar

Alors que le libre-échange dominait le monde des idées économiques, la question du taux de change permit tout de même d’aborder celle des déséquilibres commerciaux et devint le principal cheval de bataille d’une partie des parlementaires inquiets de la taille croissante du déficit commercial national. Les questions des droits de douane et du taux de change sont intimement liées d’un point de vue commercial, mais leurs implications tout comme leur traitement politique diffèrent, en particulier dans le cas américain. Les démarches parlementaires américaines visant à la réévaluation des taux de change de pays très excédentaires – en particulier le Japon dans les années 1980 et la Chine depuis la fin des années 1990 – ou la condamnation des excédents allemands aujourd’hui illustrent la façon dont le débat sur la compétitivité commerciale s’est progressivement déplacé de la politique commerciale vers celle du taux de change, de l’après-guerre jusqu’à récemment. Néanmoins, l’idée selon laquelle la plupart des pays, et les États-Unis en particulier, chercheraient en général à abaisser leur taux de change pour gagner en compétitivité est éloignée de la réalité. Les gouvernements ont en fait tendance à se satisfaire, dans les périodes d’euphorie en particulier, d’une situation de surévaluation et de l’impression de richesse nationale qu’elle induit, jusqu’à ce que le phénomène prenne une ampleur extrême.

Le thème de la « guerre des devises », formulé pour la première fois par un ministre des Finances brésilien [12], a été largement popularisé depuis la crise débutée en 2007. Cette notion a effectivement décrit une certaine réalité de la réponse à la crise financière. Bien que chaque pays se soit défendu de pratiquer une quelconque dévaluation, la question du taux de change est restée centrale dans la gestion de la politique monétaire, en particulier américaine, pendant la crise. Le taux de change est, d’un côté, influencé par la politique monétaire et, de l’autre, ses variations ont une influence importante sur les variables macroéconomiques que les banques centrales sont censées cibler, au premier rang desquelles l’inflation. D’une façon ou d’une autre, le taux de change reste ainsi indirectement au cœur des décisions des banques centrales. La question des protections douanières, et de la politique commerciale en général, s’est donc dans une certaine mesure déplacée vers celle du taux de change au fur et à mesure que les banques centrales, réputées indépendantes, prenaient une place croissante aux côtés des ministères des Finances, et au détriment d’autres questions économiques.

La Réserve fédérale américaine (Fed) n’a ainsi pas hésité à se lancer sur la voie du quantitative easing, l’achat de titres de dette de l’État fédéral et d’agences publiques, et ce, très tôt dans la crise. Ces mesures s’accompagnent naturellement du discours habituel sur l’injection de liquidités. Dans ce schéma monétaire demeure le non-dit de la manipulation du taux de change, mais aussi celui de la monétisation de la dette. Ce programme américain est en effet introduit alors que le dollar commence tout juste à émerger d’une période de faiblesse, après une chute de plusieurs années au cours de la décennie 2000. Les programmes de la Fed viennent, dès lors, empêcher le rebond du taux de change, ou plutôt le retarder de plusieurs années.

En temps de crise mondiale, les États, tout en ayant assez largement évacué la question des droits de douane, hors politique antidumping, ont donc volontiers tendance à vouloir déprécier leur taux de change pour soutenir leur économie. Alors que depuis la dernière crise financière mondiale le rejet par les divers gouvernements du spectre d’une guerre douanière mondiale a été à peu près unanime, ont émergé des stratégies plus subtiles de pression sur le taux de change par le biais de la politique monétaire. Ce fut notamment le cas aux États-Unis dès l’irruption de la crise – pour freiner le mouvement d’appréciation du dollar –, puis de la zone euro à partir de 2014 pour abaisser massivement le taux de change. Il serait cependant erroné de croire que la manipulation à la baisse constitue le régime général en ce qui concerne l’approche politique du taux de change. L’histoire américaine de l’après-guerre s’ancre sans ambigüité dans la logique de la surévaluation. La combinaison d’abaissement des barrières douanières et de politique de surévaluation alors que l’Europe, puis le Japon rattrapaient le pays a fortement contribué à l’essoufflement du modèle d’après-guerre. Le système de Bretton Woods, ou « étalon-dollar », est l’incarnation la plus évocatrice de cette approche, à ceci près que ces systèmes de référence ont une certaine tendance à l’autodestruction du fait des déséquilibres qu’ils engendrent, même lorsqu’ils visent au contraire l’équilibrage permanent. À partir des années 1970, un sentiment de « déraillement » de la croissance américaine, dont la décrépitude des centres-villes est restée le symbole, commence à remettre en cause la logique de surévaluation coûte que coûte. La mort du système de Bretton Woods est prononcée dès le début de la décennie. La surévaluation du dollar n’est plus, dès lors, institutionnalisée comme elle l’était précédemment, mais le rapport commercial au monde ne cesse d’évoluer, en particulier avec l’émergence spectaculaire du Japon.

La doctrine commerciale américaine face aux puissances émergentes

On retrouve dans les débats américains sur la concurrence chinoise depuis le début des années 2000 un écho historique des controverses des années 1970 et 1980 au sujet du Japon, lorsque les États-Unis hésitaient entre une réponse douanière ou monétaire visant à forcer la réévaluation du yen. Le parti pris de R. Reagan en faveur du libre-échange relégua la dimension douanière, malgré quelques tentatives peu convaincantes d’instauration de quotas sur les automobiles japonaises.

Rétrospectivement, la dynamique de concurrence actuelle peut néanmoins paraître quelque peu différente puisque l’émergence du Japon l’a mené au statut de pays développé malgré le marasme macroéconomique apparent à partir des années 1990. L’émergence de la Chine et celle du Japon ont cependant en commun la dépendance aux exportations, et plus précisément un décalage entre l’évolution de la production nationale et de la consommation. Par ailleurs, le type de relations politiques entre les États-Unis et chacun de ces deux pays est fondamentalement différent, entre un Japon qui malgré, sa culture relativement fermée, a géopolitiquement été pendant longtemps une sorte de protectorat américain et une Chine qui affirme ouvertement sa volonté de puissance.

Dans les deux cas, les critiques américaines en ce qui concerne les excédents commerciaux, se sont heurtées au problème des comportements de consommation et d’épargne qui y sont radicalement différents de ceux, particuliers en réalité, que l’on trouve aux États-Unis. La réponse aux déséquilibres chinois, à partir des années 1990, a eu tendance à se focaliser sur la question du taux de change plus encore que face au Japon, les politiques protectionnistes étant à l’époque largement rejetées. Dans le cas de la Chine, l’inquiétude suscitée par la montée des excédents manufacturiers se retrouvait simultanément contrainte, sur le plan politique, par l’idée d’une mondialisation heureuse qui avait gagné les rangs de la gauche de type Bill Clinton-Tony Blair.

Sur le plan de l’efficacité politique, les États-Unis eurent moins de difficultés à convaincre le Japon de réévaluer sa monnaie que lorsqu’il s’est agi de la Chine. L’acceptation de cette demande par le Japon eut même un caractère institutionnel avec l’accord du Plaza, en 1985, qui eut néanmoins des effets tout à fait limités sur le plan commercial. Cette volonté de rééquilibrage commercial par le taux de change vint en effet buter contre la capacité de la société japonaise à s’y adapter. Plus précisément, alors qu’une forme de rattrapage salarial produisit ses effets dès les années 1970 dans la plupart des secteurs de l’économie nippone, les salaires dans le secteur manufacturier n’évoluèrent que vaguement en lien avec la productivité. Par ailleurs, les afflux de capitaux liés à l’appréciation du change ne manquèrent pas, naturellement, de créer des bulles dans la grande majorité des cas et c’est précisément ce qui arriva au Japon dans les années 1980. De son côté, l’outil commercial, notamment avec l’imposition de quotas dans le secteur automobile par les États-Unis, eut un succès mitigé, mais moins d’effets pervers. Le mécanisme fonctionna mal, en particulier parce que les constructeurs japonais, confrontés à des quotas en matière de volumes, entreprirent de cibler davantage le secteur haut de gamme.

Dans le cas chinois, la question a été plus complexe en termes de rapport de forces, car les autorités excluaient à l’époque tout simplement de laisser flotter le renminbi et d’en fixer le taux de change vis-à-vis de l’extérieur. D’un point de vue technique pourtant, une fois que les pressions américaines ont atteint un certain point, il n’était pas très compliqué, dans le cadre de ce régime monétaire, de laisser la monnaie s’évaluer, tout en limitant l’ampleur du phénomène face à l’afflux encore plus massif de capitaux étrangers. Le thème de la sous-évaluation du renminbi a été omniprésent dans les débats américains, presque jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, la grande époque de la politique de sous-évaluation orchestrée par les autorités chinoises a pris fin dès 2005. Aujourd’hui, la Chine a plutôt tendance à vouloir freiner la chute du renminbi du fait des fuites de capitaux qui accompagnent le phénomène. Les parlementaires américains qui dénoncent la concurrence chinoise sont donc confrontés à une situation complexe : cette concurrence est toujours particulièrement douloureuse, non pas tant du fait d’un taux de change sous-évalué que de la chute des prix dans de nombreux secteurs industriels. Cette dynamique à la baisse des prix encourage, par-delà les clivages intellectuels, la conception d’une réponse douanière chez les partenaires commerciaux, qu’il s’agisse d’une politique antidumping comme sous Barack Obama ou d’une velléité de politique ouvertement protectionniste sous Donald Trump. Le dumping résulte dans une certaine mesure de décisions politiques et économiques, mais il est aussi le simple effet déflationniste d’une crise de crédit de grande ampleur qui affecte le pays. Comme dans le cas japonais, l’appréciation continue du taux de change pendant environ dix ans aura été un facteur particulièrement aggravant de la constitution de bulles multiples.

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La rhétorique protectionniste de Donald Trump, comme celle de Bernie Sanders au cours de la primaire démocrate, s’ancre dans la logique des dernières décennies de dénonciation des effets les plus néfastes de la mondialisation, face aux puissances émergentes comme la Chine ou développées comme l’Allemagne, qui suivent un modèle économique focalisé sur les exportations. Cette rhétorique, de plus en plus audible au fur à mesure que les déséquilibres économiques affectent concrètement la vie des citoyens américains, amplifie une critique déjà largement présente dans les débats parlementaires aux États-Unis face aux pratiques commerciales déloyales. Cette ligne a gagné en ampleur, mais son objet n’a pas véritablement changé, à savoir la concurrence à bas coûts et les vagues de délocalisation.

Une approche plus complète commence simultanément à émerger, qui remet en cause le libre-échange en lien avec l’impératif d’une nouvelle orientation technologique [13]. La quatrième révolution industrielle – dont l’intelligence artificielle, la robotique, l’impression 3D en particulier – offre aux pays développés une rare occasion de redéployer leur appareil industriel dans un sens plus haut de gamme et, par des gains de productivité considérables, de s’immuniser contre le constant nivellement par le bas qui caractérise la carte salariale mondiale. Bien plus encore, ces évolutions peuvent permettre de réinstaurer un rapport plus direct à la production et à l’innovation et, entre autres, de redonner vie à la figure de l’inventeur, indispensable au modèle capitaliste face aux tendances bureaucratiques et centralisatrices. L’intérêt d’une approche strictement protectionniste centrée sur le rapatriement d’activités à faible contenu technologique serait alors limité. À l’opposé, une politique technologique capitalisant sur ces progrès majeurs pourrait reposer sur divers outils de protection pour prémunir cette réorientation face à la menace représentée par le moins-disant au modèle actuel. En cela, l’esprit de l’American system, qui permit l’ascension fulgurante des États-Unis et le développement de son modèle de citoyenneté au XIXe siècle, reste un ancrage important, au-delà des vicissitudes et des errements inhérents aux périodes de remise en cause d’un modèle désormais dépassé.


  • [1] Michael Borrus et Judith Goldstein, « United States Trade Protectionism : Institutions, Norms, and Practices Symposium : The Political Economy of International Trade Law and Policy », Northwestern Journal of International Law & Business, vol. 8, n° 2, automne 1987, p. 329.
  • [2] J. Bradford De Long, « Trade Policy and America’s Standard Historical Perspective », University of California at Berkeley, septembre 1995.
  • [3] Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994.
  • [4] L’American System reprit les débats généralement favorables au protectionnisme qui avaient marqué la politique américaine depuis les débuts de la République. En plus d’unifier davantage les États-Unis sur le plan économique en alignant les intérêts des diverses zones géographiques, il s’agissait avant tout d’encourager l’industrialisation du pays, en taxant les biens européens, et de financer le développement des infrastructures grâce à des prêts publics. Ce système resta associé au développement industriel du Nord et ses promoteurs ne parvinrent jamais à rallier l’élite du Sud.
  • [5] Susan Ariel Aaronson, « Chapter 2 : Same Arguments, Different Context, A Brief History of Protectionism from 1789 to the 1960s », in Taking Trade to the Streets : The Lost History of Public Efforts to Shape Globalization, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001.
  • [6] Gary Clyde Hufbauer, Jacob Funk Kirkegaard, Woan Foong Wong et Jared Woollacott, « US Protectionist Impulses in the Wake of the Great Recession. Report to the International Chamber of Commerce Research Foundation », Peterson Institute for International Economics, mars 2010.
  • [7] Voir par exemple William Graham Sumner, Lectures on the History of Protection in the United States Delivered Before the International Free-Trade Alliance, Kitchener, Batoche Books, 2003 (1883).
  • [8] Peter H. Bent, « The Political Power of Economic Ideas : Protectionism in Turn of the Century America », Economic Thought, vol. 4, n° 2, 2015.
  • [9] Christopher Lasch, The Revolt of the Elite and the Betrayal of Democracy, New York, W. W. Norton & Company, 1996.
  • [10] Arthur A. Stein, « The Hegemon’s Dilemma : Great Britain, the United States, and the International Economic Order », International Organization, vol. 38, n° 2, printemps 1984.
  • [11] Victor A. Canto, « U.S. Trade Policy : History and Evidence », Cato Journal, vol. 3, n° 3, hiver 1983-1984, p. 679.
  • [12] La phase d’engouement financier pour les grands pays émergents, au cours des années 2000 et dans les années qui ont suivi la crise financière mondiale, a alimenté la surévaluation de leurs taux de change, surtout jusqu’en 2013, et ainsi mis en péril leur compétitivité. Simultanément, la politique ultra-expansionniste de la Réserve fédérale a freiné l’appréciation du dollar qui était en cours après une longue période de dépréciation, qui a duré jusqu’en 2008. Cette politique monétaire a alimenté, de plus, les mouvements financiers vers les pays émergents, par des mécanismes d’emprunt massif en dollars à faible taux d’intérêt et d’investissement dans des devises émergentes offrant des taux d’intérêt élevés (stratégie de carry trade).
  • [13] Dani Rodrik, en particulier, professeur d’économie à la Kennedy School of Government de Harvard, remet en question le libre-échange depuis ses premiers travaux et pose la question de la nature des évolutions technologiques. Les innovations liées à la révolution digitale ne se transmettent pas nécessairement à l’ensemble de l’économie d’un pays développé donné ni aux pays les moins développés, et encouragent le mouvement mondial de désindustrialisation. Voir « Innovation is not Enough », Project Syndicate, 29 juin 2016.