Le paradoxe de l’intérêt national / Par Robert Chaouad

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« It is a very perilous thing to determine the foreign policy of a nation in the terms of material interest. »

Woodrow Wilson [1]

« While the national interest has little future as an analytic concept, its use in politics will long continue to be a datum requiring analysis. »

James N. Rosenau [2]

Dans la conduite de la politique étrangère des États comme dans le commentaire de celle-ci, la notion d’intérêt national occupe une place centrale. Elle apparaît comme l’une des plus aisées à employer et à mobiliser dans les discours, mais, dans le même temps, comme l’une des plus difficiles à cerner et définir. Et il n’est pas inintéressant d’observer qu’une telle notion, si présente dans les discours politiques et au nom de laquelle l’action extérieure des États continue à être menée – au moins sur le plan rhétorique –, ne figure pas, ces dernières années, parmi les principales problématiques des agendas académiques en relations internationales. Alors qu’elle a fait l’objet de la plus grande attention après la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le champ universitaire américain, l’intérêt académique – ou du moins théorique – pour cette notion semble s’être quelque peu atténué depuis le début du XXIe siècle, après avoir essuyé d’importantes objections de la part d’universitaires critiquant son utilité analytique.

La diminution des publications académiques ne signifie pas pour autant l’abandon de la notion. On constate, cependant, d’une manière générale, que ces articles et ouvrages, considérant l’intérêt national comme donné, s’attachent à déterminer ce qu’est l’intérêt national de l’Afrique du Sud [3], de l’Inde [4], du Royaume-Uni [5], des États-Unis. Pour ce dernier pays, dont les universitaires ont dans une large mesure imposé les termes du débat en la matière après la Seconde Guerre mondiale, cette pratique visant à définir ou redéfinir l’intérêt national apparaît comme une constante. En 2008, Condoleezza Rice, alors secrétaire d’État, appelait dans la revue Foreign Affairs à le repenser [6]. Huit ans plus tôt, alors à l’Université de Stanford, elle incitait le candidat républicain à l’élection présidentielle à le promouvoir en matière de politique étrangère [7]. Quelques mois après l’intervention militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au Kosovo, Joseph S. Nye, Jr., universitaire ayant été membre des administrations démocrates de Jimmy Carter, puis de William Clinton, proposait de le redéfinir [8]. Un an plus tôt, Peter Trubowitz, professeur de science politique, publiait Defining the National Interest [9], dans lequel il parcourait sa définition à différentes périodes de l’histoire du pays pour conclure qu’il n’existait pas d’intérêt national unique. Trente ans plus tôt, dans les années 1960, la guerre du Viêtnam avait déjà été l’occasion d’un grand débat sur la définition de l’intérêt national du pays [10]. Enfin, dans ce qui apparaît comme le premier travail universitaire spécifiquement consacré à la notion, The Idea of National Interest, publié en 1934, l’historien Charles A. Beard s’attachait à tracer son histoire et à en établir les contours concernant la politique extérieure des États-Unis [11].

Récurrente aux États-Unis, cette quête de définition n’épargne pas d’autres pays. Et si elle confirme l’omniprésence de la notion dans le champ de la politique étrangère, cette recherche montre surtout, par l’incertitude qu’elle révèle, que la réalité de l’intérêt national ne saurait être considérée comme une évidence qui se révélerait mécaniquement lorsque la situation politique et le contexte l’exigeraient [12]. S’il est possible de décrire et de délimiter abstraitement et a priori les contours matériels de ce que l’on qualifiera d’intérêt national dans un corps de doctrine stratégique – préservation du territoire, sécurisation des voies de transport et des ressources, etc. –, en revanche, en pratique et en situation, donner corps à cette doctrine lors du processus de décision se révèle plus délicat. La multitude des forces, des acteurs, des préférences en amont et au moment de la décision fait de la fabrication de l’intérêt national un processus complexe et incertain, davantage qu’un processus rationnel totalement contrôlé par quelques décideurs au plus haut niveau de l’État. Comme le relève le politologue américain James N. Rosenau : « What is best for a nation in foreign affairs is never self-evident » [13].

Le paradoxe de l’intérêt national repose ainsi dans le fait que plus on cherche à le définir et plus il se dérobe, au risque même de disparaître ; plus la recherche d’une définition empirique impose la notion comme une réalité objective et une évidence de la politique étrangère des États, moins on est en mesure de la définir clairement et explicitement. Plus l’intérêt national s’installe dans le vocabulaire politique et plus il devient un impensé ; plus il s’impose dans le discours public et plus il prive de débat sur la politique étrangère, au nom justement de sa propre défense, censée tout expliquer et tout justifier. L’intérêt national pourrait apparaître, dès lors, comme une catégorie flottante à la définition et aux contours incertains, mais qui s’est imposée dans le langage et l’analyse de la politique étrangère comme une évidence, mobilisable en permanence, pourvoyeuse de sens immédiat, et qui vaudrait explication et justification en elle-même.

Ce paradoxe se trouve exposé dans l’article de J. S. Nye, qui reconnaît que le « concept d’intérêt national est glissant et sert à la fois à décrire et à prescrire la politique étrangère », avant de citer un rapport publié en 1996 par la Commission on America’s National Interests, et imposant sans autre forme de questionnement que « the national interests are the fundamental building blocks in any discussion of foreign policy ». Dès lors, réduire la question de l’intérêt national à la définition d’intérêts, tout en recommandant que la politique étrangère soit décidée en fonction de ce critère, considéré comme un impératif naturel et une évidence, c’est assumer le fait que l’intérêt national, sans en questionner la pertinence, existe matériellement et objectivement, par-delà la prise en compte des contextes, des influences, des idéologies, des intérêts sectoriels ou bureaucratiques, de la somme des microdécisions et des contingences historiques qui fabriquent parfois de manière non rationnelle une décision de politique étrangère.

La logique de l’intérêt national, indémontrable d’une certaine manière, est qu’il s’est imposé, tel un discours circulaire, comme naturel et évident dans la parole politique du fait même de la difficulté à le définir objectivement au-delà de quelques catégories générales – survie de l’État, préservation de la souveraineté. Alors que son processus de fabrication demeure des plus incertains, son utilité politique, plus qu’analytique, a conduit à l’imposer comme une notion déterminante de la politique étrangère, et ce malgré les critiques dont elle a fait l’objet dans le champ académique.

Popularité de la notion d’intérêt national

Sans préjuger, à ce stade, des raisons qui justifient le recours à la notion dans les discours politiques – réelles ambitions, usage routinisé, simple label diplomatico-militaire –, un bref relevé de déclarations faites par les dirigeants de certains pays en matière de politique étrangère depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale suggère que l’intérêt national demeure une constante des discours. Aux États-Unis, l’on peut mentionner les déclarations de différents présidents cherchant à expliciter leur doctrine en matière de politique étrangère :

L’on peut ajouter à cette liste les mots de l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger, lors d’un entretien accordé en 1995 : « When you’re asking Americans to die, you have to be able to explain it in terms of the national interest. » [14]

En France, les exemples ne manquent pas non plus, du général de Gaulle – « Dans le monde, tel qu’il est aujourd’hui, deux très grandes puissances subsistent et nous sommes juste entre les deux […]. Il n’est que de regarder la carte pour comprendre que, dans cette situation, notre intérêt vital nous commande de nous tenir rigoureusement en équilibre. » [15] – à François Mitterrand et ses successeurs, jusqu’à Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, en 1973 : « L’intérêt national dans le monde de notre époque, telle est la base de la politique étrangère nouvelle que nous voulons pour la France. Dans ce domaine, l’intérêt national consiste dans l’indépendance du pays, sa sécurité et les avantages qu’il retire de la coopération internationale. » [16] Le 19 mai 2015, lors d’un discours sur l’Europe, le président de la République, François Hollande, décrivant son action, indiquait : « J’ai fait des choix conformes à l’intérêt national ». Le 27 novembre 2015, à l’occasion de l’hommage national aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, il déclarait : « Nous pouvons compter sur le Parlement pour adopter toutes les mesures qu’appelle la défense des intérêts du pays, dans un esprit de concorde nationale, et dans le respect des libertés fondamentales ». Et au-delà même du simple échelon national, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), Ban Ki-moon, déclarait le 30 novembre 2015, lors de la COP21 : « Il en va de l’intérêt national de chaque pays de réduire les risques de catastrophe liée aux changements climatiques ».

En 1994, dans la préface à son ouvrage The Two Faces of the National Interest [17], le politologue américain W. David Clinton citait une série d’exemples pour montrer combien la référence à l’intérêt national était partagée autant par un secrétaire d’État américain en fonction, un sénateur démocrate candidat à la primaire du parti pour l’élection présidentielle de 1988, en passant par des universitaires et autres commentateurs. Dans une contribution parue en France en 2002, le politologue Dario Battistella mentionnait de manière tout aussi efficace les usages de la notion par des officiels français et étrangers [18]. L’exercice pourrait se répéter aujourd’hui un peu partout dans le monde, de la Chine à l’Inde [19], de la Russie à la Colombie, de l’Europe à l’Afrique, etc., en étudiant les discours politiques officiels nationaux explicitant une doctrine diplomatique ou motivant une action internationale – ou de politique dite intérieure –, le résultat se révélerait peu ou prou similaire, avec une référence et un recours constants à l’intérêt national.

Ne serait-ce qu’au mois de janvier 2017, la répétition des références à l’intérêt national ne fait que consolider, à première vue, l’importance de la notion dans le champ des relations internationales. À titre d’exemple, le 17 janvier 2017, la Première ministre du Royaume-Uni, Theresa May, s’exprimant dans un discours sur le futur du Royaume-Uni et de l’Union européenne (UE), indiquait, à propos de l’avenir incertain de celle-ci et de sa possible dislocation : « It would not be in the best interests of Britain. It remains overwhelmingly and compellingly in Britain’s national interest that the EU should succeed. » [20] Le 23 janvier, le porte-parole de la Maison Blanche, Sean Spicer, estimait lors d’une conférence de presse : « If there is a way that we can combat ISIS with any country, whether it is Russia or anyone else and we have a shared national interest in that, sure we’ll take it. » Le 30 janvier, un conseiller politique à l’ambassade des États-Unis en Australie, John Hennessey-Niland, indiquait lors d’une conférence à l’Australian National University : « We are in a period of time of change and transition, U.S. national interests do not change. It remains in the U.S. interest to be a Pacific power and to support and strengthen the bilateral, trilateral and multilateral relationships that knit this region together ». Le lendemain, en réponse au décret de la nouvelle administration américaine concernant l’entrée des réfugiés et des migrants sur le territoire des États-Unis, le Premier ministre irakien Haïder Al-Abadi déclarait qu’il ne prendrait pas de mesures de rétorsion, justifiant : « We are studying (possible) decisions but we are in a battle and we don’t want to harm the national interest ».

Les dirigeants politiques ou membres de gouvernement en exercice ne sont pourtant pas les seuls à avoir recours à la notion d’intérêt national. Elle est également une ressource constante mobilisée dans les commentaires sur la politique étrangère des États et les affaires internationales en général. Mais si l’on peut observer un consensus sur son utilité dans ces deux sphères de discours, il convient cependant de remarquer qu’il n’en n’a pas toujours été ainsi dans le champ académique, ni même chez certains chefs d’État, peu enclin à promouvoir la notion dans la conduite des affaires étrangères.

Une notion contestée

Aux États-Unis, le président Woodrow Wilson s’était farouchement opposé à l’idée selon laquelle la politique étrangère du pays puisse être menée dans l’unique objectif de satisfaire l’intérêt national. Il déclarait ainsi en 1913, au sujet des relations avec les nations d’Amérique latine : « Interest does not tie nations together ; it sometimes separates them. But sympathy and understanding does unite them […] It is a very perilous thing to determine the foreign policy of a nation in the terms of material interest. It not only is unfair to those with whom you are dealing, but it is degrading as regards your own actions. » [21] Quatre ans plus tard, le 2 avril 1917, demandant au Congrès d’autoriser l’entrée en guerre du pays, il déclarait à nouveau : « Only free peoples can hold their purpose and their honor steady to a common end and prefer the interests of mankind to any narrow interest of their own. » [22] Paradoxalement, l’entre-deux-guerres – et plus encore la fin de la Seconde Guerre mondiale – allait ouvrir une période d’essor de la notion. Celui-ci s’est matérialisé par une généralisation du recours à l’intérêt national dans la conduite des affaires internationales par les autorités étatiques, mais également sur le plan académique, champ dans lequel il allait être porté par le développement des relations internationales en tant que discipline universitaire. Si la notion va servir de fondement à la plus influente école de pensée, l’école réaliste, et s’imposer comme structurante, elle va cependant faire l’objet de critiques saillantes quant à sa véritable valeur heuristique et à son utilité.

De nombreux universitaires n’ont cessé de la présenter comme floue, vague, voire sans intérêt. Parmi eux, James N. Rosenau, professeur de relations internationales, questionnait, dans un article publié en 1968, son utilité et lui déniait tout futur comme concept analytique [23]. Deux ans plus tard, Joseph Frankel, professeur de science politique à l’Université de Southampton, introduisait son ouvrage ainsi : « “National interest” is a singularly vague concept » [24]. W. David Clinton résumait les griefs : « c’est une notion ambiguë, voire vide de sens, en raison notamment de la difficulté à définir un intérêt et de l’incertitude quant à la relation entre intérêts particuliers et intérêt national. De plus, l’intérêt national est considéré comme indésirable, voire dangereux pour la pensée et pour l’action » [25]. Il rappelait un scepticisme largement partagé à l’égard d’une notion considérée comme souffrant « d’imprécision et d’ambiguïté », pour qui « c’est une chose que d’avancer que les États ont des intérêts diplomatiques, et c’en est une autre que de les définir », ou bien la comparant à « une sorte de pierre de Rosette, fournissant des réponses à toutes les questions complexes en matière de politique étrangère. » [26]

Malgré ces remises en cause et critiques incessantes, la notion est demeurée structurante en matière de politique étrangère. Comme l’indiquaient en 1980 les politologues Alexander L. George et Robert O. Keohane, elle occupe toujours une place importante auprès des décideurs politiques, et ce malgré ses « limites théoriques et scientifiques » [27]. Jouissant tout à la fois de la force que lui confère son ancienneté, de son caractère plastique et modulable, des effets homogénéisant et unifiant qu’elle produit sur des intérêts multiples, de la simplification de réalités complexes qu’elle opère, réduisant souvent des relations et des processus internationaux à un jeu à somme nulle, la notion d’intérêt national se révèle être une ressource rhétorique et politique extrêmement puissante à disposition des preneurs de décisions. En outre, son rôle central dans l’analyse de la politique internationale s’est également appuyé sur le fait qu’elle était adossée à une école de pensée – l’école réaliste – dont les fondements philosophiques et empiriques, les prémices théoriques et l’histoire se confondent pour une part avec l’histoire des relations internationales en Europe et, pour l’autre, avec la genèse, l’institutionnalisation et l’évolution même de la discipline académique des relations internationales. L’école réaliste tient l’État pour l’acteur principal des relations internationales, celles-ci reposant sur des rapports de forces qui se développent dans un espace caractérisé par sa dimension anarchique – la scène internationale –, et à l’intérieur duquel la défense de l’intérêt national – défini en termes de sécurité nationale – et la recherche de la puissance sont les moteurs de l’action politique [28]. L’État est considéré comme un acteur rationnel poursuivant des intérêts propres définis tout aussi rationnellement.

Placée au cœur de l’analyse réaliste des relations internationales et de sa conception de la politique étrangère, la notion d’intérêt national va ainsi bénéficier de l’important travail intellectuel de formalisation et de rationalisation des universitaires anglo-saxons. Déjà présente de longue date dans la pratique internationale comme moteur et objectif de l’action des États, elle va profiter de l’essor, puis de la place dominante de l’école réaliste américaine [29], en même temps que du nouveau statut de superpuissance des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, pour se renforcer en tant que déterminant et ressort de la politique étrangère du pays. Ainsi, la rencontre de ces deux dynamiques, associée à la réalité de la scène internationale post-Seconde Guerre mondiale, va contribuer à imposer cette notion comme une problématique centrale et omniprésente en matière de politique étrangère, mobilisable tous azimuts.

Genèse de la notion d’intérêt national

Dans The Two Faces of National Interest, W. David Clinton plonge dans l’Antiquité pour repérer et poser, à partir de l’œuvre de Thucydide relative à la guerre entre Athènes et Sparte, La guerre du Péloponnèse, des jalons à la notion d’intérêt dans le champ des relations entre entités politiques. Par la suite, sur le plan politique, ce « système de pensée [l’intérêt] va être délaissé sous l’effet de l’influence intellectuelle et politique croissante de la doctrine chrétienne » [30], celle-ci n’accordant que peu de place à cette notion et à cette pratique, et les guerres d’alors étant justifiées par d’autres raisons. Il faudra attendre l’époque moderne pour voir son contenu recouvrer une importance dans la conduite des affaires politiques, sous l’influence, notamment, du contexte d’émergence de l’État moderne et des travaux du philosophe et conseiller florentin, Nicolas Machiavel.

Dans The Idea of National Interest, premier véritable travail académique en la matière, Charles A. Beard retrace à grand trait la généalogie de la notion d’intérêt national dans le champ diplomatique et de la politique étrangère à partir de l’époque moderne. Par ce travail, l’historien cherchait à établir le moment à partir duquel la conduite de la politique extérieure des États allait être menée « au nom de » la poursuite de l’intérêt de l’État ou de la collectivité politique dans son ensemble. La filiation qu’il établit montre l’évolution des différentes formes d’intérêts promus à cette période dans la conduite des affaires politiques. Ainsi, autour des XVe-XVIe siècles, la notion d’intérêt se confond avec la « volonté du prince », les « intérêts dynastiques », l’« honneur du prince » – devenu plus tard « honneur national » –, la « raison d’État », autant de pratiques et de notions qui ont vu le jour au cours de l’histoire politique et diplomatique européenne qui court de l’apparition de l’État moderne à la Renaissance. Ayant émergé en réponse ou dans le prolongement de réalités historiques, politiques, diplomatiques, économiques différentes, ces notions, pour la plupart oubliées, ne recouvrent pas totalement celle d’intérêt national – le terme apparaîtra plus tard –, mais permettent de l’historiciser et de la concevoir comme un objet historique construit bien plus que comme une réalité statique. À titre d’exemple, l’on a souvent confondu les notions de « raison d’État », dont l’origine plonge dans les travaux de N. Machiavel [31], et d’« intérêt national », apparue plus tard. Celles-ci appartiennent à une même sphère de discours en relations internationales et partagent certaines fonctions communes, comme le fait de servir de justification aux décisions de politique étrangère. Elles diffèrent cependant – au moins dans l’ordre du discours, si ce n’est dans la réalité de la pratique – par l’institution ou le groupe social qu’elles entendent servir et au nom duquel elles sont mobilisées – l’institution étatique, à l’époque, ne se confond pas nécessairement avec la communauté qui compose l’État – et par leur contenu – sécuritaire, économique, etc.

Charles A. Beard décrit le processus d’émergence de la doctrine et la pratique de l’action politique menée en son nom en montrant le passage d’un intérêt confondu avec le bon plaisir ou la volonté du prince à un intérêt qui va concerner l’entité qu’il dirige. La transition de ce qu’il nomme les « intérêts dynastiques », au sein des régimes monarchiques européens d’alors, à l’intérêt du groupe ou des groupes sociaux formant l’entité politique considérée, voire plus tard à l’intérêt national, va notamment s’opérer dans les cités-États italiennes des XVe et XVIe siècles pour des raisons économiques et politico-diplomatiques. Pour l’historien, au moment où, sous l’effet du développement des échanges commerciaux, « les villes ont commencé à prospérer et les sociétés à être économiquement connectées » [32], ont émergé au sein de la société des groupes sociaux aux intérêts distincts de ceux du prince, qui ont conduit à l’idée d’un intérêt au-delà des seuls intérêts dynastiques, un intérêt supérieur en quelque sorte, dont les gouvernants se devaient de tenir compte dans leurs décisions et actions politiques, notamment dans les relations avec les autres acteurs européens. À cela s’ajoute le développement, toujours dans l’Italie de l’époque, du système de diplomatie moderne, dont la pratique va également, selon l’historien allemand Friedrich Meinecke, conduire à la redécouverte de la logique des intérêts des États. D’une manière générale, c’est donc dans l’Italie du XVIe siècle que F. Meinecke, C. A. Beard ou encore W. D. Clinton perçoivent véritablement l’émergence de la doctrine de l’intérêt national comme guidant l’action extérieure des États, avant qu’elle ne se répande ailleurs en Europe.

Dans l’histoire de la notion d’intérêt national, le XVIIe siècle et l’apparition du système westphalien occupent une place centrale. Pour C. A. Beard, repris par W. D. Clinton, c’est au début du XVIIe siècle que l’on trouve le premier texte mentionnant explicitement cette doctrine. On doit au duc Henri de Rohan, dans un traité publié à titre posthume en 1638, une première formalisation de ce que sont les intérêts des princes et des États de l’Europe de l’époque et une réflexion sur la façon dont la référence à l’intérêt, produit d’un acte rationnel et d’une réflexion en amont, devrait servir la conduite des affaires politiques et des relations entre les États. De l’intérêt des princes et des États de la Chrétienté [33], dédié au Cardinal de Richelieu, s’ouvre ainsi sur une formule largement reprise par la suite et qui sert de viatique à ce court traité : « Les Princes commandent aux peuples et l’intérêt commande aux Princes ». Dans cette époque de guerre de religion, et alors que se profilent la paix de Westphalie et l’avènement d’un système politique européen composé d’États souverains, le seul « bon vouloir » du prince ou de son intérêt va se doubler de la nécessité de prendre en compte une autre entité, « supérieure », publique, collective : l’État.

Si la pratique de défense des intérêts des États se développe à partir de l’époque moderne et de l’affirmation de l’État souverain, en revanche, l’expression même d’intérêt national ne va apparaître qu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, sous l’influence des révolutions américaines et françaises, et de l’affirmation de la nation comme corps politique et du peuple comme souverain. Dès lors, pour reprendre l’expression de l’historien anglais Edward H. Carr, la conduite des affaires internationales va être « gouvernée non par les intérêts personnels, les ambitions ou les émotions du monarque, mais par les intérêts collectifs, les ambitions et les émotions de la nation. » [34] La référence à la défense de l’intérêt national va peu à peu servir de moteur ou de justification à la politique étrangère des États. Cette doctrine, présente aux États-Unis dès leur création, va se répandre au-delà du seul continent européen et servir de grammaire commune aux acteurs politiques internationaux. La référence à l’intérêt national va devenir une constante des discours politiques, diplomatiques et militaires.

Définir l’intérêt national

Pour faire de l’intérêt national le moteur central de toute décision de politique étrangère, la définition objective a priori de ces intérêts devient bien souvent un passage obligé. En la matière, il s’agit bien souvent d’élaborer différents types ou catégories d’intérêts à protéger. L’enjeu est alors de hiérarchiser entre ce qui doit être promu en premier lieu au moment de prendre une décision ou défendu au moment de faire face à des menaces, ou encore l’atteinte qui déclenchera le recours à la force militaire. Cette classification peut s’opérer en fonction de la nature de l’intérêt – sécurité, économie, culture, etc. – et / ou prendre la forme d’une catégorisation hiérarchique basée sur l’importance de l’intérêt à défendre – vital, majeur, etc.

Traditionnellement, l’intérêt national se définit comme renvoyant à la défense et à la préservation de l’intégrité physique – territoire –, politique – souveraineté –, culturelle – valeurs – d’un pays et de sa société, à la promotion de la richesse économique de la nation et à la protection du bien-être matériel de la population [35]. Si le volet économique et matériel apparaît comme un élément devenu important au fil du temps, la dimension sécuritaire, telle que définie et promue par le paradigme réaliste, a cependant longtemps prévalu. La défense et la préservation de l’intégrité territoriale, politique, etc., en tant que répondant à l’intérêt national, renvoient ici à la survie de l’État et impliquent que toutes les décisions politiques, et donc les moyens à mettre en œuvre, soient adaptées à ces fins. Cet élément apparaît au cœur du corpus réaliste tel que défini par Hans J. Morgenthau [36] après la Seconde Guerre mondiale : « We assume that statesmen think and act in terms of interest defined as power » [37]. Dans cette optique, « the objectives of foreign policy must be defined in terms of the national interest and must be supported with adequate power » [38].

Ce qui caractérise également la représentation réaliste traditionnelle de l’intérêt national est la nature stable, permanente, voire immuable, de certains de ces intérêts. Ceux-ci pourraient découler de l’histoire pour certains, de la géographie pour d’autres, voire des deux, des traditions, de la culture politique, diplomatique et militaire. Cet aspect révèle ainsi l’idée qu’il y aurait un ou des invariants dans la définition de l’intérêt national – la sécurité et la survie du pays, et ce qui en découlerait sur le plan opérationnel, la sécurisation des voies de transports et des ressources énergétiques par exemple. Selon cette logique, il existerait des intérêts propres à l’ensemble de la communauté nationale en tant que telle. Ceux-ci seraient potentiellement déconnectés des préférences des différents groupes sociaux et intérêts particuliers, ou même des logiques administratives et bureaucratiques. Dans cette optique, l’intérêt national transcenderait les acteurs, ne serait pas fondamentalement soumis aux changements de gouvernement et serait peu sensible aux influences idéologiques.

Certaines définitions reposent, pour leur part, sur une hiérarchisation des intérêts, dont l’importance distingue le niveau de moyens à mettre en œuvre pour les préserver [39]. Les travaux en la matière s’attachent à décrire ces intérêts de manière objective et a priori. Dans cet ordre d’analyse, la hiérarchie des intérêts nationaux peut se diviser entre, par exemple, un « intérêt vital » et un « intérêt majeur ». Dans ce dernier cas, l’importance de l’intérêt à défendre demeure élevée, mais pas au point, pour le chef de l’État, de prendre le risque de déclencher une guerre [40]. La définition d’un intérêt vital peut alors prendre la forme d’une liste de critères à remplir, celle-ci variant selon les pays [41]. Un autre exemple de classification distingue entre intérêt lié à la survie de l’État, intérêt vital, intérêt important, intérêt périphérique [42].

En 1980, Alexander L. George et R. O. Keohane identifiaient trois valeurs guidant la politique étrangère des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et figurant des « intérêts nationaux irréductibles » : la survie physique des citoyens ; la liberté des citoyens de choisir leur mode de gouvernement ; la subsistance économique ou le bien-être économique et matériel de la population. Ces intérêts étaient censés être prioritaires par rapport à d’autres dans la formulation de la politique étrangère et fournir aux preneurs de décision des éléments d’aide afin de déterminer leurs choix [43].

D’autres mobilisent des démarches moins déterministes, donnant à l’intérêt national un caractère moins réifié. Le politologue américain Stephen D. Krasner estime que l’on peut définir l’intérêt national à partir des objectifs recherchés par les principaux décideurs en matière de politique étrangère. Il propose deux méthodes, l’une logico-déductive, l’autre empirico-inductive. Suivant cette seconde approche, la définition de l’intérêt national doit se baser sur les déclarations et attitudes des décideurs. Leurs préférences et leurs choix seront qualifiés comme relevant de l’intérêt national s’ils répondent à deux exigences : « premièrement, les actions des décideurs doivent être liées à des objectifs généraux et non pas exprimer les préférences ou besoins d’un groupe ou d’une catégorie particuliers, ou des ambitions personnelles. Deuxièmement, les préférences exprimées doivent s’inscrire dans la durée » [44]. D’autres encore estiment que l’intérêt national est ce que les gouvernants décident de nommer comme tel, ce qui le prive alors de son caractère systématique et objectif.

L’on pourrait multiplier les exemples de ce type ou de travaux s’attachant à définir et recenser empiriquement, par aires régionales ou par thématiques, ce que sont les intérêts nationaux d’un pays – pratique extrêmement courante aux États-Unis [45]. Bien plus que l’ingéniosité des chercheurs et praticiens à proposer des analyses, des définitions et des catégorisations, ces efforts permanents pour les adapter et les mettre à jour expriment, a contrario, la difficulté à définir empiriquement et objectivement ce qu’est un intérêt national. Dès lors, si sa définition se révèle si difficile, quelle fonction occupe le référent « intérêt national » pour continuer à être omniprésent dans les discours et la rhétorique diplomatiques et politiques ?

La fonction de l’intérêt national

Avant de devenir une notion analytique mobilisée dans le champ académique et médiatique pour tenter d’expliquer et d’analyser la politique étrangère, l’intérêt national est une notion pour l’action politique utilisée par les dirigeants des États [46].

Une fonction politique

La fonction première du discours de l’intérêt national concerne l’action des gouvernants. Dès son apparition, la doctrine de défense de l’intérêt national – même si on ne le nomme pas immédiatement comme tel – va être utilisée comme l’objectif, le moteur, le déterminant ou encore la justification de la politique étrangère des États. En la matière, les dirigeants peuvent avoir recours à la notion comme un objectif à atteindre, afin de tenter d’évaluer objectivement les enjeux d’une situation et donc rechercher la meilleure décision à prendre, voire comme un moyen de justifier leurs décisions et leurs actions – étant alors entendu que l’idée qu’il existerait un intérêt national constant, objectivement identifiable en toutes circonstances, n’est plus opérante. Dans ce cas de figure, la définition de l’intérêt national se confond avec une rhétorique politique de légitimation de l’action et ne saurait se présenter comme une évidence découlant mécaniquement et logiquement de considérations matérielles – politiques, historiques, géographiques, économiques ou stratégiques – ou culturelles ayant trait aux valeurs d’un pays.

Cette distinction entre critère servant d’aide à la décision et justification se retrouve chez de nombreux chercheurs, à l’image de ce que proposaient A. L. George et R. O. Keohane en 1980. Pour ces deux universitaires critiques à l’égard du concept, l’intérêt national entendu comme un critère objectif influençant ou déterminant la décision montre ses limites quand la logique de justification semble s’imposer, particulièrement à une époque où la prise en compte de l’opinion publique occupe une place si importante dans les facteurs déterminant les prises de décisions politiques [47]. Dans ce cas, l’intérêt national mobilisé par les gouvernants peut être considéré comme relevant de l’ordre du discours, telle une ressource ou une catégorie rhétorique, voire un label, ayant pour effet de légitimer, d’homogénéiser et d’unifier derrière un mot d’ordre commun un choix issu d’un processus au cours duquel se seraient entremêlés et agrégés confrontations de préférences ou d’intérêts sectoriels multiples – politiques, bureaucratiques, économiques, etc. –, contingences historiques, traditions, contextes, idéologies, micro-décisions, non-décisions, etc.

Une fonction analytique

La fonction analytique du discours de l’intérêt national a réellement pris de l’importance durant l’entre-deux-guerres et, surtout, après la Seconde Guerre mondiale. Elle a servi, en premier lieu, à rendre compte de relations internationales considérées principalement comme stato-centrées, conformément aux prémisses et à la grammaire analytique du paradigme réaliste alors dominant. L’intérêt national y figure un instrument d’analyse développé par les universitaires afin de décrire, de comprendre et d’évaluer la politique étrangère des États, et les fondements et les pratiques de la politique internationale. Cependant, bien plus qu’un concept à visée explicative objective, l’intérêt national comme instrument d’analyse se caractérise dans une large mesure par sa dimension normative et prescriptive. En l’espèce, il constitue l’objectif à atteindre, le but de toute politique étrangère. C’est ce que l’on retrouve sous la plume de H. J. Morgenthau : « Interest is the perennial standard by which political action must be judged and directed » [48]. Pour lui, l’intérêt national se définit en termes de puissance, ce qui signifie que toute décision et toute action en matière de politique étrangère seront gouvernées par la nécessité de le satisfaire, et donc potentiellement par le souci de renforcer la puissance de l’État.

Pour J. N. Rosenau, critique de la notion et de l’approche réaliste, les courants d’analyse peuvent se diviser en deux grandes catégories : les « objectivistes », principalement tenants d’une approche réaliste, pour qui l’intérêt national renvoie à une réalité objective et peut donc être objectivement déterminé et poursuivi, et les « subjectivistes », selon qui l’intérêt national est le produit changeant et subjectif des ambitions, de l’idéologie, de l’appartenance sociale, des trajectoires professionnelles, etc., des dirigeants d’un pays. Pour cette seconde catégorie, en somme, « the national interest is whatever the officials of a nation seek to preserve and enhance » [49].

Les recherches, commentaires, analyses et opinions sur la politique étrangère dépassent le seul champ universitaire. Le débat se trouve également alimenté par des analyses venues d’autres sphères professionnelles, telles que le journalisme, les think tanks, les études internes aux administrations, etc. – et d’autres supports de diffusion, comme les médias d’une manière générale. Des analyses tout aussi légitimes y sont produites, répondant, cependant, aux canons de leur propre champ d’activité. Or, bien souvent, elles font de l’intérêt national une notion immédiatement mobilisable comme facteur d’explication, amplifiant d’autant l’effet de naturalisation de son évidence comme pierre angulaire de la politique étrangère et des relations internationales. Leur profusion contribue à produire des effets sur la représentation générale et à imposer l’intérêt national comme une figure de langage évidente et déterminante, explicative en elle-même, sans questionnement de ce à quoi la notion renvoie réellement et de ses processus de fabrication.

L’intérêt national en questions [50]

Dire qu’une décision doit se prendre au nom de l’intérêt national ne renseigne ni sur l’intérêt en question, ni sur sa définition, ni sur son processus de fabrication. Et dire qu’une décision doit être prise en ayant à l’esprit que ses effets et résultats escomptés doivent être favorables à l’État semble relever du truisme, étant par ailleurs entendu que, dans le cas où l’on accepte l’idée que l’intérêt national guide la politique étrangère, ce n’est bien souvent qu’a posteriori que l’on saura si une décision a servi ou non cet intérêt.

Alors que la notion d’intérêt national s’est imposée dans la sphère publique, sa définition est toujours demeurée floue, tandis que son utilité pour comprendre et expliquer la politique étrangère a fait l’objet de nombreuses critiques. D’où l’enjeu de tenter d’évaluer ou de réévaluer son rôle dans les relations internationales actuelles. Cette catégorie, qui a servi de fondement à l’étude des relations internationales et structuré l’action des États, continue à être mobilisée dans les discours politiques officiels pour soutenir et justifier des actions politiques. On la retrouve dans de nombreux discours médiatiques qui tentent de rendre compte de la politique étrangère. Elle structure encore des discours académiques, sans que l’on soit toujours certain de savoir à quelle réalité elle renvoie.

Dans un monde d’interdépendances généralisées, comment se définit et se construit ce que les gouvernements continuent d’appeler l’intérêt national ? Des enjeux sécuritaires et stratégiques aux volets éthique, économique, environnemental et technologique, quels sont les facteurs qui déterminent la manière dont les États définissent ce qu’ils nomment leur intérêt national ? Intérêt national, intérêts nationaux, intérêts de l’État, intérêts vitaux, intérêts stratégiques, sécurité nationale : où commencent et où s’arrêtent la catégorie et la définition de l’« intérêt national » ? La notion a-t-elle un contenu fixe ou est-elle par essence mouvante ? N’est-elle qu’un discours, un label censé habiller des choix de politique étrangère d’une aura particulière et ainsi les justifier, ou bien s’appuie-t-elle sur des réalités matérielles ?

Partant de l’histoire et des usages faits de cette catégorie, ce dossier de La Revue internationale et stratégique tente de réinterroger certains éléments de la notion en mêlant études thématiques et par pays. À l’heure des identités transnationales et des sociétés multiculturelles (Christopher Hill) et des interdépendances commerciales (Jean-Marc Siroën), et alors que la prise en compte de considérations éthiques dans la conduite des affaires internationales se révèle impérative [51], l’intérêt national ne peut plus se définir sans se soucier des autres (Jean-Marc Coicaud). Dans le même temps, comme le suggère la campagne référendaire au Royaume-Uni en 2016, c’est au nom de conceptions différentes de l’intérêt national que, semble-t-il, deux camps se sont opposés, la définition et la satisfaction de l’intérêt national se trouvant alors confrontées aux aléas des décisions et choix démocratiques (Anne Deighton). Ce caractère hétérogène, mouvant, voire contradictoire de la définition de l’intérêt national se retrouve également au sein de la politique étrangère iranienne, l’intérêt national étant pris entre idéologie révolutionnaire religieuse et pragmatisme, entre préservation du régime politique et de l’État, entre motivation et justification de l’action politique (Vincent Legrand et Vincent Eiffling). Ce caractère évolutif de la définition de l’intérêt national se vérifie aussi en Chine, où les tentatives pour cerner de manière précise les contours de la notion laissent place à un important travail conceptuel (Antoine Bondaz), tandis qu’en France, la doctrine stratégique semble en faire une notion flottante, voire volontairement imprécise (Patrice Sartre). Enfin, à l’échelle globale, l’altération de la fonction traditionnelle des frontières, sous l’effet des migrations, du changement climatique (Bastien Alex) ou des nouvelles technologies de l’information et de la communication (François-Bernard Huyghe), oblige à repenser la définition de l’intérêt national dans une perspective éthique globale, c’est-à-dire, aussi, dans le souci de l’Autre (Jean-Marc Coicaud).


  • [1] « Address Before the Southern Commercial Congress in Mobile, Alabama », 27 octobre 1913. Cité par W. David Clinton, The Two Faces of National Interest, Baton Rouge / Londres, Louisiana State University Press, 1994, p. 18. Le texte complet est disponible en ligne à Gerhard Peters et John T. Woolley, The American Presidency Project.
  • [2] James N. Rosenau, « The National Interest », International Encyclopedia of the Social Sciences. Vol. II, New York, Crowell Collier / Macmillan, 1968.
  • [3] Chris Landsberg, « The Foreign Policy of the Zuma Government : Pursuing the “National Interest” ? », South African Journal of International Affairs, vol. 17, n° 3, 2010.
  • [4] Rajiv Kumar et Santosh Kumar, In the National Interest. A Strategic Foreign Policy for India, New Delhi, Business Standard Books, 2010.
  • [5] Timothy Edmunds, Jamie Gaskarth and Robin Porter, « British Foreign Policy and the National Interest », International Affairs, vol. 90, n° 3, Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, mai 2014.
  • [6] Condoleezza Rice, « Rethinking the National Interest. American Realism for a New World », Foreign Affairs, juillet-août 2008.
  • [7] Condoleezza Rice, « Campaign 2000 : Promoting the National Interest », Foreign Affairs, mars-avril 2000.
  • [8] Joseph S. Nye, Jr., « Redefining the National Interest », Foreign Affairs, juillet-août 1999.
  • [9] Peter Trubowitz, Defining the National Interest. Conflict and Change in American Foreign Policy, Chicago, Chicago University Press, 1998.
  • [10] Voir Manuela Semidei, « La politique étrangère en question ? », Revue française de science politique, vol. 19, n° 2, 1969.
  • [11] Charles A. Beard, The Idea of National Interest. An Analytical Study in American Foreign Policy, Chicago, Quadrangle Books, 1934.
  • [12] Pour une contribution soutenant l’idée que la définition de l’intérêt national des États est une construction, produit d’interactions sociales et influencé par les normes internationales, lire Martha Finnemore, National Interest in International Society, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
  • [13] James N. Rosenau, « National Interest », International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Crowell Collier / Macmillan, 1968.
  • [14] Henry Kissinger, USA Today, 22 novembre 1995, cité par Jutta Weldes, Constructing National Interest.The United States and the Cuban Missile Crisis, Minneapolis / Londres, University of Minneapolis Press, 1999, p. 4.
  • [15] Discours radiodiffusé, Paris, 10 décembre 1945.
  • [16] Georges Marchais, « Indépendance et souveraineté nationales », Le Monde diplomatique, février 1973.
  • [17] W. David Clinton, op. cit.
  • [18] Dario Battistella, « L’intérêt national. Une notion, trois discours », in Frédéric Charillon (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références inédites », 2002. Cette contribution est l’une des rares consacrées à la notion d’intérêt national en France. Elle est certainement le texte le plus complet et clair dans le champ français des relations internationales sur cette notion centrale. L’auteur offre une présentation critique et stimulante de la manière dont les trois principaux courants théoriques en relations internationales – réaliste, libéral, constructiviste – envisagent la notion.
  • [19] En Inde, depuis une dizaine d’années, la politique étrangère du pays est souvent présentée comme devant poursuivre un « intérêt national éclairé ». S’il ne s’agit pas encore d’une véritable doctrine, c’est néanmoins une référence régulièrement mobilisée.
  • [20] Au cours de son discours, la Première ministre britannique utilisera le mot « intérêt » une vingtaine de fois.
  • [21] Woodrow Wilson, op. cit.
  • [22] Woodrow Wilson, « War Message to Congress », 2 avril 1917.
  • [23] James N. Rosenau, op. cit.
  • [24] Joseph Frankel, National Interest, Londres / New York, Praeger Publishers, 1970.
  • [25] W. David Clinton, op. cit., p. 21.
  • [26] Ibid., pp. 21-22.
  • [27] Alexander L. George, Presidential Decisionmaking in Foreign Policy. The Effective Use of Information and Advice, Boulder, Westview Press, 1980 ; lire le chapitre co-écrit avec Robert O. Keohane, « The Concept of National Interests : Uses and Limitations ».
  • [28] Parmi les œuvres fondatrices, lire Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred A. Knopf, 1948 ; In Defense of the National Interest. A Critical Examination of American Foreign Policy, New York, Alfred A. Knopf, 1951.
  • [29] Sur la genèse intellectuelle et l’influence des acteurs de ce courant réaliste, lire les chapitres que leur consacre John Bew, Realpolitik. A History, New York, Oxford University Press, 2016.
  • [30] W. David Clinton, op. cit., p. 5.
  • [31] Eclairée plus tard par l’historien allemand Friedrich Meinecke, L’idée de la raison d’État dans l’histoire des temps modernes, Paris, Dalloz, 1973 (édition originale 1924).
  • [32] Charles A. Beard, op. cit., pp. 22-23.
  • [33] Henri de Rohan, De l’intérêt des princes et des États de la Chrétienté, édition établie, introduite et annotée par Christian Lazzeri, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
  • [34] Cité par Scott Burchill, The National Interest in International Relations Theory, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 24. Cette citation est issue de Edward H. Carr, Nationalism and After, 1945 ; on lui doit également The Twenty Years’ Crisis, 1939, œuvre centrale dans le développement de l’approche réaliste des relations internationales.
  • [35] À titre d’exemple, voir Benjamin Frankel (dir.), In the National Interest. A National Interest Reader, Washington / Lanham / Londres, The National Interest / University Press of America, 1990.
  • [36] J. Peter Pham, « What is in the National Interest ? Hans Morgenthau’s Realist Vision and American Foreign Policy », American Foreign Policy Interests, vol. 30, 2008.
  • [37] Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations, op. cit., p. 5.
  • [38] Ibid., p. 440.
  • [39] Alan G. Stolberg, « Crafting National Interests in the 21st Century », in J. Boone Bartholomees, Jr. (dir.), The U.S. Army War College Guide to National Security Issues. Volume II – National Security Policy and Strategy, 4e édition, juillet 2010, p. 3-14.
  • [40] Voir Donald E. Nuechterlein, United States National Interests in a Changing World, Lexington, The University Press of Kentucky, 1973.
  • [41] Voir également Joseph Frankel, op. cit, 1970, p. 73 et s.
  • [42] Alan G. Stolberg, op. cit.
  • [43] Alexander L. George, op. cit., p. 224.
  • [44] Stephen D. Krasner, Defending the National Interest. Raw Materials Investments and U.S. Foreign Policy, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 35.
  • [45] Voir, par exemple, pour les États-Unis, Peter Trubowitz, op. cit.. Pour la Chine, voir Shih Chih-yu et Yin Jiwu, « Between Core National Interest and a Harmonious World : Reconciling Self-role Conceptions in Chinese Foreign Policy », The Chinese Journal of International Politics, vol. 6, 2013.
  • [46] Cette distinction des usages de l’intérêt national entre concept pour l’action et instrument d’analyse est notamment proposée par James N. Rosenau, op. cit.
  • [47] A. L. George et R. Keohane, op. cit., p. 218 et s.
  • [48] H. J. Morgenthau, op. cit., 1948, p. 9, nous soulignons.
  • [49] J. N. Rosenau, op. cit.
  • [50] Même s’il revêt un autre sens, ce titre est cependant inspiré par l’ouvrage de Christopher Hill, The National Interest in Question. Foreign Policy in Multicultural Societies, Oxford, Oxford University Press, 2013.
  • [51] Lire notamment, Jean-Marc Coicaud et Nicholas J. Wheeler (dir.), National Interest and International Solidarity. Particular and Universal Ethics in International Life, New York, United Nations University Press, 2008.