Septembre 2016
Le Brésil et la crise de système / Entretien avec Christophe Ventura
Émergence(s)RIS N°103 – Automne 2016
La Revue internationale et stratégique – Peut-on comparer la situation actuellement traversée par le Brésil à celles d’autres pays dits émergents, ou cette crise désormais systémique est-elle une histoire proprement brésilienne ?
Christophe Ventura – Les deux dimensions s’imbriquent. La crise du pays s’inscrit clairement dans un contexte international qui, depuis le début des années 2010, et surtout depuis 2013, est nettement moins favorable aux grands émergents, en particulier aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ces derniers ont vu leur expansion économique entravée par les effets de la crise systémique – économique, sociale, politique, géopolitique, environnementale – déclenchée en 2008 par la crise financière des subprimes.
Ainsi, le ralentissement durable du commerce international – en 2015, ce dernier s’est contracté pour la première fois depuis 2009 – et de la croissance mondiale – 3,2 % selon le Fonds monétaire international (FMI) en 2016 [1] – affecte les économies émergentes. Celles-ci sont majoritairement pourvoyeuses de matières premières, de ressources naturelles – spécifiquement les pays latino-américains –, de produits manufacturés ou de services sur les marchés mondiaux, notamment à destination des pays du Nord. Or, la demande s’y affaisse continuellement.
Dans ce contexte, plusieurs phénomènes sont venus s’entremêler et briser l’élan des BRICS. Tout d’abord, le plongeon de la demande de matières premières et de ressources naturelles s’est accompagné d’un effondrement de leurs cours – en 2015, ils ont été les pires depuis un quart de siècle. Et même s’ils remontent sensiblement en 2016, on est loin des niveaux antérieurs. Dans le même temps, la Chine, dont l’économie a tiré la croissance mondiale tout au long des années 2000 – et en particulier des pays latino-américains –, a vu sa propre croissance fondre de moitié entre 2007 (15 %) et 2015 (moins de 7 %). C’est bien sûr toujours beaucoup, mais l’empire du Milieu, devenu entre-temps le premier partenaire commercial du Brésil et le deuxième de l’Amérique latine, a largement réduit sa consommation de matières premières. Pour le Brésil, dont la part des produits primaires dans le total des exportations représentait 65 % en 2014 contre 52 % 2007, le choc a été frontal [2].
Un autre obstacle s’est posé au milieu du chemin de l’émancipation des BRICS : la Réserve fédérale américaine (FED). En relevant, fin 2015, ses taux pour la première fois depuis dix ans et en réitérant depuis sa volonté de prolonger graduellement cette hausse en fonction de l’évolution des conditions économiques mondiales et américaines, l’institution a déclenché trois phénomènes : une fuite de capitaux des économies émergentes vers les États-Unis, le renchérissement programmé du coût des dettes publiques libellées en dollars, la dépréciation des monnaies locales. Cette dernière induit une augmentation du prix des importations et nuit à la consommation intérieure.
Ainsi, le tableau s’est progressivement assombri depuis deux ou trois ans pour les BRICS et l’ensemble des émergents. Le Brésil et la Russie, touchée de surcroît par des sanctions liées au dossier ukrainien, sont en récession. L’Afrique du Sud, maillon faible économique des BRICS, la frôle, et la Chine, pour sa part, se remobilise sur son marché intérieur et envisage un changement de modèle économique plus endogène pour tenter de compenser ces chocs globaux. Quant à l’Inde, dont la croissance dépasse désormais celle de la Chine au prix du saccage de son environnement, elle fait face à la persistance de grands problèmes sociaux et de chômage.
Aujourd’hui, les difficultés politiques et / ou géopolitiques des BRICS dans ce contexte de crise économique sont multiples. Le Brésil traverse sa plus grave crise politique et démocratique depuis le retour de la démocratie en 1985. L’Afrique du Sud fait face au reflux du Congrès national africain (ANC) dans un contexte de crise sociale aigüe. De son côté, la Russie est aux prises avec l’Union européenne (UE) et les États-Unis. La Chine entame une mutation longue de son système économique, tandis que le rapport de forces global avec les États-Unis s’affermit dans toute la région Asie-Pacifique. Enfin, l’Inde se rapproche de Washington sur plusieurs dossiers : nucléaire, climat, défense.
Tous ces paramètres paralysent ce bloc en tant que contre-projet hégémonique. Ses aspirations géopolitiques sont au point mort. D’ailleurs, comme en ont témoigné les conclusions du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) le 24 juin 2016 ou celles de celui de Beijing intervenu le lendemain entre les deux pays, la Chine et la Russie privilégient désormais leur rapprochement bilatéral – géopolitique, économique et militaire – pour répondre à cette nouvelle donne géopolitique et renforcer leurs intérêts communs face aux États-Unis.
Ce reflux des émergents est nécessaire à la première puissance mondiale pour contenir sa perte d’hégémonie relative sur le plan mondial. De ce point de vue, remarquons que le pouvoir de la FED – de par ses simples annonces –, conjugué à la fonte des prix et de la demande des matières premières, lui est en réalité bien plus efficace pour réduire l’alliance géopolitique des BRICS que n’importe quelle autre stratégie.
Rien ne peut prouver à cette étape une implication directe des États-Unis dans la crise brésilienne, mais il est clair que les nouvelles autorités et Michel Temer répondent bien plus directement aux intérêts américains dans la région que le Parti des travailleurs (PT) et Dilma Rousseff.
Comment ce reflux des émergents s’est-il concrètement matérialisé dans le cas brésilien ?
Christophe Ventura – La situation du Brésil, poids moyen des BRICS, incarne à sa manière ce reflux et nous rappelle que c’est la question économique qui est au départ de sa crise politique et démocratique actuelle.
Le retournement de cycle 2010-2013, qui a également frappé l’ensemble de la région latino-américaine, a conduit le gouvernement de Dilma Rousseff à affronter une crise sociale, qui s’est transformée en une crise politique qu’il n’avait pas anticipée et qu’il n’a pas su gérer. Dès 2013, à quelques mois de la Coupe du monde de football, le pays a été traversé par une vague de contestation sociale inédite – largement impulsée par des secteurs de la population ayant bénéficié des politiques du « Lulisme » pendant les années 2000 – contre le renchérissement du coût de la vie, le retour du chômage, de l’inflation, la baisse des investissements publics dans les infrastructures et les services publics (transports, éducation, santé, etc.), la corruption. Et ce, tandis que l’État voyait ses ressources financières se réduire à mesure que la situation économique internationale se dégradait.
Réélue dans ce contexte fin 2014 sur un programme de continuité des politiques de redistribution sociale, d’investissement de la puissance publique dans le développement économique et de lutte contre la pauvreté et les inégalités, Dilma Rousseff ne va pas l’appliquer une fois réinstallée au pouvoir. Face à la crise économique, elle va au contraire chercher à répondre aux exigences des secteurs financiers et industriels de São Paulo connectés aux courants dominants de l’économie mondiale.
Le gouvernement va ainsi mettre en place une politique d’ajustement néolibéral et d’austérité. Coupes dans les budgets sociaux, les investissements publics et les infrastructures, blocage des salaires minimums, projet de loi dérégulant le système de retraites, politique d’exonérations fiscales pour les entreprises, etc., vont former l’ossature de sa politique économique. Ce qui va progressivement lui faire perdre l’appui de son électorat populaire et des mouvements sociaux jusqu’à ce qu’elle devienne, durablement, impopulaire.
C’est sur ce terrain fertile que la droite, qui a indéniablement remporté la bataille hégémonique dans la rue et les médias avec la récupération opportuniste du thème de la corruption – le scandale Petrobras [3] –, a pu mener son offensive et lancer son coup de force juridico-institutionnel contre la présidente élue. De ce point de vue, la crise que rencontre le Brésil trouve un déclenchement et des développements qui lui sont singuliers. D’autres scénarios auraient pu être écrits, notamment par le gouvernement de Dilma Rousseff.
Les représentations du Brésil sur la scène internationale se sont appuyées sur sa démocratie et son économie, deux dimensions sur lesquelles l’image du pays a totalement changé en quelques années. Cet état de fait est-il de nature à remettre en cause le rayonnement international du pays, ainsi que ses initiatives diplomatiques en vue d’intégrer les cercles décisionnels internationaux ?
Christophe Ventura – À court et moyen termes, indéniablement. Ces deux éléments – démocratie et économie – participaient largement du soft power à la brésilienne. Avec le coup d’État juridico-institutionnel et le piètre spectacle offert par un système politique à bout de souffle, l’image du Brésil dans le monde s’étiole.
La crise économique a réduit les capacités du pays en matière d’animation d’une politique internationale ambitieuse. De plus, Dilma Rousseff s’est moins investie que son illustre prédécesseur sur le terrain international, par tempérament et nécessité intérieure. Ces facteurs expliquent en partie le recul du poids du Brésil sur la scène internationale. Mais il faut également prendre ici en compte les bouleversements tragiques intervenus au Moyen-Orient (conflit en Syrie) ou en Afrique (Libye et Mali), qui ont puissamment altéré les équilibres sur lesquels se déployaient les dynamiques Sud-Sud antérieures. Celles dont le Brésil était l’un des moteurs et promoteurs, en particulier dans ces deux régions.
Aujourd’hui, le gouvernement intérimaire de M. Temer ne convainc pas, ni même les milieux d’affaires internationaux dont il souhaite pourtant satisfaire rigoureusement chacune des exigences : discipline budgétaire, privatisations – notamment à terme de l’entreprise pétrolière Petrobras et du secteur électrique –, austérité sociale, maîtrise de l’inflation, taux de change flottants, politique fiscale favorable aux entreprises et aux investisseurs, etc. Entaché directement – contrairement à celui de Dilma Rousseff – par le scandale « Lava Jato », ce gouvernement ajoute à la crise économique par son manque de légitimité, de crédibilité et de popularité. Il n’apparaît pas comme un élément de stabilité retrouvée.
Le pays a-t-il seulement la capacité de réagir ?
Christophe Ventura – Si nous sortons de la séquence actuelle pour nous projeter à long terme, oui. Au-delà des convulsions politiques et économiques du moment, la trajectoire du Brésil dans les relations internationales est claire. Aujourd’hui septième puissance économique mondiale, le champion sud-américain fait d’ores et déjà partie de la douzaine de pays qui écrira l’avenir de notre système-monde. Ce pays-continent dispose d’atouts considérables, qui joueront un rôle significatif. D’ici quelques années, le Brésil sera la première puissance agricole mondiale, tandis que les besoins alimentaires vont exploser à mesure que la population humaine va s’accroître – 10 milliards d’individus vers 2050. Il sera l’une des principales puissances énergétiques mondiales, dispose d’un territoire immense et riche, d’une population jeune qui aspire à la meilleure formation, ses capacités technologiques et militaires s’accroissent, son système d’alliances internationales s’est puissamment développé et diversifié, etc.
La situation actuelle peut-elle remettre en cause le leadership du pays au niveau de l’Amérique latine, son rôle de chef de file de l’intégration régionale ?
Christophe Ventura – Le Brésil a changé de statut dans la région. De pôle de stabilité et de puissance hégémonique consensuelle ayant soutenu tous les processus progressistes ces dernières années, il est devenu l’épicentre de la crise économique et politique latino-américaine.
Le leadership brésilien semble désormais se réorienter en faveur d’un réalignement néolibéral et pro-Washington. Le gouvernement intérimaire précise les contours de sa politique régionale. Il prône, aux côtés du nouveau président de droite argentin Mauricio Macri, une refonte du Marché commun du Sud (Mercosur) pour le rendre compatible avec les logiques dominantes du libre-échange international, le rapprocher de la libérale Alliance du Pacifique, dont les membres (Chili, Colombie, Mexique [4], Pérou) sont les principaux partenaires des États-Unis dans la région, et le rendre compatible avec la signature, par ses pays membres, d’accords bilatéraux avec l’Union européenne (UE) et les États-Unis.
Cette orientation générale devrait se retrouver dans tous les espaces de l’intégration latino-américaine. À la condition que le gouvernement intérimaire réussisse à destituer définitivement Dilma Rousseff. Il s’agira alors pour le nouveau gouvernement d’affaiblir la gauche latino-américaine dans toutes ces enceintes.
En réalité, ce processus a même déjà commencé. Le Mercosur traverse sa plus importante crise diplomatique et devient un terrain d’affrontement régional. Le Brésil, l’Argentine et le Paraguay, trois pays désormais à droite, refusent la présidence pro tempore du bloc au Venezuela – démarrée selon le calendrier institutionnel le 1er juillet 2016 – au motif que celui-ci ne respecterait pas l’ensemble des critères commerciaux d’adhésion, ce que récuse catégoriquement Caracas. L’Uruguay, pour sa part, tente de trouver des médiations. Depuis le 29 juillet, le Venezuela affirme assumer la présidence, tandis que ses trois adversaires ne la reconnaissent pas. Ces derniers se sont prononcés pour une « direction collégiale » sans le Venezuela, jusqu’à la prochaine présidence argentine de décembre et une sortie négociée du pays du bloc. Pour le moment, le blocage est total et pourrait déboucher sur une remise en cause du Mercosur lui-même.
Bien sûr, un retour de la présidente élue rebattrait les cartes, tout en limitant les possibilités du pays à assumer un rôle d’animation offensive de cette intégration du fait des nouvelles difficultés économiques et du recentrage de tous les pays latino-américains sur leurs agendas et difficultés domestiques.
La diplomatie brésilienne est-elle rentrée dans le rang ?
Christophe Ventura – Il faut bien comprendre à quoi correspond M. Temer. Homme d’un programme économique – qui n’a pas été celui choisi par les Brésiliens en 2014 lors de l’élection présidentielle – et d’un réalignement géopolitique, il représente des secteurs et des intérêts économiques et financiers qui ont décidé de rompre le pacte qui les liait au PT. Dans un contexte d’exportation massive de matières premières à bon prix, ce pacte assurait à ces secteurs de gros profits. En échange, ils acceptaient une politique de redistribution sociale qui ne touchait pas à leurs marges et qui stimulait la consommation intérieure et le crédit. Ce modèle militait également en faveur du développement d’un axe Sud-Sud, notamment avec la Chine. La crise passant par-là, ces secteurs économiques et financiers ont rejeté leur ancien accord, considérant qu’il ne fonctionnait plus et qu’il devenait préjudiciable à leurs intérêts. C’est pourquoi ils prônent dorénavant une (ré)insertion plus marquée du pays dans les courants dominants du libre-échange et de la finance internationale, auprès des États-Unis et de l’UE.
La diplomatie brésilienne reflète et incarne cette nouvelle orientation. Sur le plan régional, il s’agit de désolidariser le Brésil de ses alliances avec les pays progressistes – ce que le nouveau ministre des Relations extérieures (et ancien candidat de la droite contre Dilma Rousseff en 2010) José Serra appelle le « bloc bolivarien » –, de les marginaliser et de se rapprocher des pays libéraux. Cette diplomatie doit servir l’ouverture commerciale du Brésil et l’affranchir, toujours selon les termes du ministre, « des connivences et des préférences idéologiques d’un parti politique et de ses alliés extérieurs ». Le gouvernement intérimaire cherche à redevenir attractif auprès de la finance internationale et à montrer qu’il renoue avec sa crédibilité, en tout cas du point de vue des critères des banques d’affaires, du FMI ou de la Banque mondiale, dont le retour pourrait être à l’ordre du jour.
Mais cela ne signifie pas mécaniquement la rupture avec tout ce que le Brésil a construit depuis dix ans. Au contraire, la nouvelle diplomatie du pays prétend utiliser les espaces et les outils disponibles pour développer ses nouvelles orientations.
Ainsi, c’est bien en Chine que M. Temer effectuera son premier voyage officiel à l’étranger en septembre 2016, si Dilma Rousseff est définitivement destituée. Et ce, pour des raisons pragmatiques : la Chine est – et va rester – le premier partenaire commercial du Brésil. Comme l’Argentine ou d’autres pays passés à droite, le Brésil ne peut se couper de son nouvel écosystème international construit sous la gauche. De plus, la situation économique des États-Unis et de l’Europe n’est pas à ce point reluisante que Brasilia puisse se passer de ses autres partenaires. C’est pourquoi J. Serra a insisté sur le fait qu’il ne mettrait pas fin à la diplomatie Sud-Sud mais que, là aussi, il la libèrerait du « populisme mondial », du « bla-bla-bla » et l’intègrerait dans une diplomatie « Sud-Sud, Sud-Nord, Est-Ouest ».
La diplomatie brésilienne va en fait soutenir la multiplication d’accords bilatéraux favorables aux secteurs d’exportation, notamment dans l’agriculture et les énergies – conventionnelles et vertes. Ce faisant, cette orientation induira une prise de distance avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dirigée par le brésilien Roberto Azevêdo, et son cadre multilatéral défaillant.
La centralité des objectifs commerciaux et économiques réduira les exigences sur d’autres terrains, notamment la réforme des institutions internationales. L’OMC, mais aussi le Conseil de sécurité des Nations unies, dont J. Serra explique qu’il n’est plus la revendication la plus urgente de son pays.
Alors que la Chine est à présent bien implantée en Amérique latine et que les États-Unis cherchent à regagner une certaine influence dans la région, la quête brésilienne d’une autonomie peut-elle pâtir de cette situation ?
Christophe Ventura – Indéniablement. Pris entre la baisse structurelle de ses moyens pour affirmer cette autonomie et sa crise démocratique et politique dont les vainqueurs actuels tirent profit pour réaligner le pays dans la roue des autres puissances, le Brésil redevient plus dépendant qu’autonome.
Le pays est déjà traversé par un puissant mouvement de contestation interne et de profondes inégalités. La situation pourrait-elle aussi contrarier la montée d’une certaine classe moyenne ? Avec quelles conséquences politiques ?
Christophe Ventura – Il est toujours difficile de définir cette classe, à mon sens plus idéologique que directement sociopolitique. Je préfère parler de « classes consommatrices », qui ont accès – par leur patrimoine, revenus ou crédits – à l’offre capitaliste (biens de consommation, propriété, mobilité physique et sociale) et qui, de facto, adhèrent à ce système tant qu’elles en bénéficient.
Les gouvernements du PT ont sorti plus de 40 millions d’individus de la grande pauvreté en dix ans. Une bonne partie a rejoint ces classes consommatrices, mais en tant que « pauvres consommateurs », pas en tant qu’éléments d’une classe moyenne stabilisée et patrimoniale. Avec l’éclatement de la crise, leur ascension a été stoppée net. Beaucoup renouent aujourd’hui avec la précarité, le chômage – qui dépasse les 10 % et qui pourrait atteindre 14 % cette année –, la pauvreté.
Ce mouvement est général en Amérique latine. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), entre 25 et 30 millions de personnes – sur les 72 millions sorties de la pauvreté et les 94 millions entrées dans la classe moyenne dans les années 2000 [5]– sont désormais susceptibles de retomber dans la pauvreté. En l’absence de patrimoines sociaux ou socialisés durables, leur vulnérabilité s’accroît à mesure que leurs revenus directs fondent.
Le Brésil se dirigerait-il ainsi vers une nouvelle « décennie perdue » ?
Christophe Ventura – Il est trop tôt pour le dire. En effet, la société brésilienne est très vivante et regorge de ressources. Le discrédit de tous les partis politiques – y compris de gauche – dissimule une forte mobilisation des mouvements sociaux, très puissants sur le territoire. Tous les jours, sous les radars médiatiques nationaux et internationaux, de nombreuses actions se multiplient contre l’impopulaire gouvernement intérimaire et en faveur du respect de la légitimité démocratique et de la justice sociale. Ces mouvements écriront une partie du futur brésilien.
La crise que traverse le pays, dont le scandale Petrobras apparaît comme l’élément paroxystique, montre chaque jour un peu plus la nécessité d’une réforme en profondeur du système politique. Un tel sursaut est-il envisageable ?
Christophe Ventura – Il est en effet incontournable et souhaité par la société civile. Cette réforme, qu’avait essayé d’introduire sans succès Dilma Rousseff en 2013 au Congrès, qui l’avait désavouée, est la revendication première des mouvements sociaux et d’une partie de la gauche. Ainsi, le Front Brésil populaire (Frente Brasil Popular) et le Front peuple sans peur (Frente Povo sem Medo) – qui regroupent syndicats, mouvements sociaux et populaires, éléments du PT et d’autres partis de gauche, Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), etc. – exigent une réforme de la loi sur le financement des partis politiques et, surtout, la convocation immédiate par référendum – avant les élections de 2018 – d’une assemblée constituante exclusive portant sur la question de la réforme du système politique. Dilma Rousseff et Lula soutiennent cette proposition qui, selon eux, devrait déboucher sur l’organisation d’élections anticipées.
L’émergence brésilienne aurait-elle dû / pu se traduire par un changement de modèle économique ?
Christophe Ventura – « Dû », oui. Et les événements actuels sont là pour le rappeler douloureusement. Le problème du Brésil est celui de tous les pays latino-américains. Leur modèle de développement, essentiellement basé sur l’extractivisme et l’exportation de matières premières et de ressources naturelles à faible valeur ajoutée, est excessivement dépendant des marchés internationaux, de leur demande, de leurs capitaux et de leurs technologies. De ce point de vue, la place qu’ils occupent dans la division internationale de la production et des échanges est toujours la même depuis l’annexion à l’économie européenne en 1492.
« Pu » est une autre question. Lula et Dilma Rousseff ont gouverné dans des conditions particulières : ils ont toujours été contraints de le faire en coalition avec d’autres partis du centre et de la droite – ceux qui les trahissent aujourd’hui. Au plus fort, le PT a représenté 30-35 % de l’électorat. La majorité des Brésiliens n’a jamais été en faveur de la révolution ou du socialisme pour leur pays. C’est un point qui peut paraître basique mais qu’il faut rappeler.
Comme les autres gouvernements progressistes, le gouvernement brésilien a cherché à répondre à l’urgence sociale. C’était son mandat impératif, celui pour lequel il a été élu, et celui qu’il a respecté.
La dette sociale du Brésil, comme celle du Venezuela, de la Bolivie ou de l’Argentine, était abyssale après vingt ans de dislocation néolibérale des sociétés. C’est cela qui a orienté les choix – le crédo extractiviste et la reprimarisation de l’économie accompagnés d’une stratégie de diversification des alliances géopolitiques en période de « boom » de la demande mondiale –, dans un rapport de forces droite-gauche donné.
De plus, rappelons que le Brésil et les autres gouvernements nationaux-populaires ont investi dans de nouvelles formes d’intégration et de nouvelles diplomaties d’influence dans le monde – à la suite à leur rejet conjoint, en 2005, du projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), à l’époque promu par les États-Unis de George W. Bush. Ce choix copernicien a également eu des conséquences et un prix à payer pour les pays de la région.
C’est le Brésil qui, en promouvant avec le Venezuela des structures d’intégration régionale sans les États-Unis – Union des nations sud-américaines (Unasur), Communauté d’États latino-américains et caribéens (Celac) –, mais avec Cuba (Celac), a poussé le plus loin l’avantage latino-américain dans les années 2000.
Bien sûr, on peut regretter que ces pays n’aient pas été en mesure de consolider leurs administrations, de former des cadres de gestion technique capables d’accompagner des projets d’industrialisation à long terme, de socialisation de l’économie, etc. Mais dix ou douze ans, en régimes démocratiques hautement conflictuels, soumis dans certains pays à de multiples tentatives de déstabilisation, suffisent-ils pour tout cela ? Et ce, dans des nations du Sud meurtries par les cycles antérieurs, dont la souveraineté des économies est faible et dans lesquelles les États ne sont pas enracinés dans des strates historiques centenaires ? Cela fera sans doute l’objet de débats à l’avenir.
En somme, le Brésil a-t-il échoué à pérenniser son émergence ?
Christophe Ventura – Comme je le signalais, je pense que la trajectoire du Brésil s’écrira vers toujours plus d’émergence sur la scène internationale. Dans quelles coalitions d’alliances et au service de quel projet, c’est toute la question. Ce pays n’a pas le monopole de la fragilité de son modèle économique, ni de la crise. Les modèles économiques des pays du Nord sont malades et inadaptés au monde qui vient. Ils produisent de multiples crises qui mènent le monde vers plus d’instabilité et de chaos. Ce sont d’ailleurs ces économies et leurs acteurs qui ont provoqué le marasme actuel, notamment en Amérique latine. Même le FMI ne sait plus le cacher et tire la sonnette d’alarme.
Voyez-vous une capacité de rebondir à court terme ?
Christophe Ventura – Je pense que le Brésil et l’Amérique latine vont, dans l’immédiat, vers plus d’instabilité et de conflictualité. Le rythme et l’intensité dépendront des oscillations des marchés mondiaux et de l’évolution des rapports de forces internes entre droites et gauches désormais à la lutte dans les sociétés, les médias et les appareils d’États.
- [1] « Trop faible, depuis trop longtemps » selon les mots du rapport Perspectives de l’économie mondiale, Washington, avril 2016.
- [2] Chiffres fournis par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc).
- [3] Il s’agit de l’affaire dite « Lava Jato » (« Kärcher »), nom de code de l’enquête pour corruption lancée en 2014 contre la société pétrolière Petrobras et une trentaine d’autres entreprises. Elle révèle un système de surfacturation des investissements du champion pétrolier au profit des principales entreprises de travaux publics du pays et de pots-de-vin (3,5 milliards d’euros en dix ans) versés par ces dernières aux principaux partis politiques au pouvoir.
- [4] Le rapprochement commercial avec Mexico est une priorité de la diplomatie du gouvernement intérimaire.
- [5] Selon le PNUD, entre 2002 et 2013, les classes moyennes sont passées de 108 millions d’individus (21 % de la population) à 202 millions (35 % de la population). Informe Regional sobre Desarrollo Humano para América Latina y el Caribe 2016, New York, juin 2016.