L’Asie à l’aube d’une nouvelle séquence / Entretien avec François Godement

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  • François Godement

    François Godement

    Conseiller spécial pour l’Asie et les États-Unis à l’Institut Montaigne. Ses ouvrages récents sont Les Mots de Xi Jinping (Dalloz, 2021) et La Chine à nos portes – une stratégie pour l’Europe (Odile Jacob, 2018).

  • Barthélemy Courmont

    Barthélemy Courmont

François Godement – Il faut d’abord se souvenir que la phrase attribuée à Deng Xiaoping, d’ailleurs apocryphe puisque l’on ne sait pas vraiment si elle a été prononcée, avait un sens conjoncturel. Elle était destinée à protéger une phase de développement que la Chine voulait pacifique, parce qu’elle avait besoin des autres et de leurs investissements. On peut ajouter qu’elle suit ce qu’on peut appeler le nadir de l’influence régionale chinoise, en 1976-1978. En effet, cette période a vu non seulement la fin du maoïsme et de son idéologie, mais aussi des basculements régionaux, comme la défaite des Khmers rouges au Cambodge et les difficultés de la Chine avec le Viêtnam. Même pendant cette longue période d’incubation de la diplomatie de Deng Xiaoping, des tensions ont ainsi existé, comme donc la guerre avec le Viêtnam en 1979 et des affrontements autour de Taiwan en 1996. À partir de 1989, pour des raisons peut-être aussi liées au contexte intérieur, le budget militaire ne va cesser d’augmenter et ce, très fortement. La tendance au renforcement militaire de la Chine n’est donc pas née avec Hu Jintao ou avec Xi Jinping : c’était également une constante à l’époque de Deng Xiaoping.

Cela dit, vous posez un choix : est-ce le rapport de forces qui a changé ou est-ce la perception des voisins ? Je ne pense pas encore tout à fait que ce soit le rapport de forces, et c’est là tout le paradoxe. C’est l’ombre portée de la Chine, l’expectative de sa puissance future, la crainte qu’a chacun d’un conflit avec elle– non pas seulement parce que l’on aurait peur d’elle mais parce que personne ne veut tout simplement d’un conflit –, qui lui permet d’aller de plus en plus à la limite dans un certain nombre de domaines, de tester la ligne rouge sans la franchir. Les Chinois ont d’ailleurs une maîtrise d’eux-mêmes et de leurs déploiements qu’il faut saluer. Il n’y a pas encore de conflit ouvert et le rapport de forces n’a pas fondamentalement changé. Aujourd’hui encore, non seulement la marine et les moyens américains dépassent très largement les moyens chinois, qui, de plus, ne sont pas testés et n’ont pas connu de véritables combats à part quelques escarmouches avec les Vietnamiens, ce qui ne suffit pas pour acquérir l’expérience des manœuvres modernes. Mais le rapport de forces ne s’est pas non plus inversé avec le Japon, bien que les Japonais soient évidemment très inquiets pour l’avenir.

Il s’agit donc d’autre chose : un tournant qui peut être présenté comme une nouvelle séquence, après la montée en puissance réussie de la Chine sur le plan économique, et qui peut être soutenu par des considérations de sécurité économique. En effet, l’approvisionnement en hydrocarbures dépend largement du Moyen-Orient et celui en matières premières de la totalité du monde, de sorte qu’un tiers du produit intérieur brut (PIB) chinois arrive par les eaux. Il paraît donc logique que la Chine adopte une sorte de « défense de l’avant ». On peut aussi essayer de justifier cette position par la prise de responsabilités que l’on a tellement demandée à Beijing sur le plan international : comment pourrait-elle le faire sans instruments militaires ? Il n’y a que les fanatiques du soft power qui peuvent s’imaginer avoir une influence internationale sans puissance dure.

Il faut donc citer toutes ces circonstances. Fondamentalement, il reste deux points durs : le nationalisme, qui est à la fois une colonne vertébrale du régime, un moyen de mobilisation et un ultime recours en cas de difficulté politique ou idéologique interne ; et un irrédentisme sur le plan territorial, qui se manifeste dans des proportions tout à fait inattendues – on a beau dire qu’aucune de ces revendications n’est complètement nouvelle, qu’elles ont toutes été exprimées à un moment ou à un autre, il reste extraordinaire que la Chine connaisse à la fois des conflits sur la souveraineté maritime en mer de Chine de l’Est et en mer de Chine du Sud, avec l’Inde sur le plan terrestre et probablement aussi, dans une certaine mesure, avec la Corée du Nord. Ces deux aspects sont, sinon nouveaux, en pointe, et tiennent à une confiance en soi plus grande de Beijing.

Si je creuse un peu, je dirais que le déclencheur a été l’année 2008-2009, quand la grande crise financière occidentale a vu l’élite chinoise se diviser en deux camps : ceux qui pensent que les États-Unis vont décliner rapidement et ceux qui font remarquer que ce déclin sera plus lent. Ces deux camps ont beau ne pas être tout à fait d’accord, ils laissent malgré tout voir comment la Chine imagine son avenir. Je pense que c’est ce qui a encouragé le changement. Il y a eu aussi, probablement, des considérations de politique intérieure.

François Godement – Deux conjonctures se rejoignent, mais ne sont pas les mêmes. Au Japon, il existe maintenant depuis quinze ans une atmosphère que je qualifierais de décliniste, pour utiliser un terme français. Les deux situations se ressemblent d’ailleurs beaucoup, non pas sur les questions démographiques, mais peut-être concernant les problèmes que l’on peut avoir avec les élites. Voyez celui qui est probablement le meilleur journaliste international japonais, Yoshi Funabashi, et ses thèses sur les scénarios-catastrophes du Japon : c’est extraordinaire, c’est un pessimisme fondamental, qui n’est pas arrivé en 2010, mais qui s’est imposé quand les Japonais se sont rendu compte, après la crise asiatique de 1997, qu’ils ne pesaient absolument rien par rapport aux Américains, malgré leur poids économique de l’époque. Ils avaient, pour adopter l’économie libérale, promu une libéralisation économique intérieure qui les rendait moins efficaces. Ce sentiment est donc venu avant la montée de la Chine qui, à son tour, leur a donné l’impression d’être dépassés, enveloppés par une puissance démographiquement et économiquement ascendante. Le rapport entre les budgets militaires est désormais de un à trois.

On a ainsi deux pays face à face : l’un, la Chine, qui a pour spécialité d’utiliser les conflits territoriaux comme irritant dans les relations avec ses voisins, tout en repoussant leurs solutions pour l’avenir ; et un autre, le Japon, qui s’est avéré incapable de résoudre l’un ou l’autre de ses contentieux territoriaux avec ses voisins et se retrouve dans une situation de vulnérabilité que la Chine exploite.

Il existe aussi une problématique plus générale, qui est l’attitude des États-Unis dans la région depuis 1945. Tout en étant de loin la puissance dominante et en assurant la sécurité, ils n’ont jamais traité les questions de souveraineté regardant les zones contestées, ni encouragé des pourparlers. C’est-à-dire que les États-Unis ont probablement trop montré que cette phase de transition et d’incertitude régionale leur convenait. Aujourd’hui, les choses se retournent.

François Godement – Les observateurs veulent absolument y voir une évolution, mais je verrais plutôt une continuité dans la problématique de la péninsule coréenne vue par Beijing. Évidemment, les différents facteurs pèsent plus ou moins selon les époques. Mais l’un de ces facteurs est indiscutable, c’est la stabilité et la survie du régime du Nord, que jamais la Chine n’a mises en cause. Même quand, en 2010, Pyongyang s’est lancée dans des provocations envers le Sud, la Chine a joué son rôle de protecteur, notamment à l’Organisation des nations unies (ONU). C’est tout à fait notable, quoi qu’elle pense des frasques d’un régime qui, en réalité, avait dû imaginer que puisque les relations chinoises se détérioraient avec le Japon, il pouvait se permettre d’agir dans le ressac de la vague. Cet état de fait ne s’est jamais démenti.

Ensuite, la question de la péninsule coréenne a toujours été un jeu de bascule entre grandes puissances voisines. La Chine le sait bien, et elle a donc utilisé le conflit coréen. Avec les États-Unis d’abord : cela a constitué l’argument numéro un de la diplomatie américaine pour l’engagement de Beijing. Avant les pourparlers à six existaient les pourparlers à quatre, puis la Chine est devenue l’hôte de ces échanges, afin d’amener de force les Nord-Coréens à la table des négociations et en les incitant à composer. Beijing n’a donc délivré que des rencontres, soit qu’elle ne puisse pas faire plus – quand les Nord-Coréens ne se laissaient pas faire –, soit qu’elle ne veuille pas davantage, estimant qu’elle récoltait suffisamment de dividendes à être incontournable dans un dossier qu’elle n’a jamais fait avancer.

En revanche, il est net que Séoul est placée devant des choix stratégiques difficiles. Son opinion publique, avec la mémoire de l’Histoire et la raideur japonaise à l’encontre de la péninsule, empêche un gouvernement d’être pro-japonais et d’aller au-delà de la coordination de défense trilatérale avec Tokyo et Washington. Des années de discussions pour un renforcement de la coopération militaire avec le Japon n’ont ainsi pas abouti. En parallèle, Séoul oscille entre sentiments d’ouverture et d’hostilité vis-à-vis de la Chine, quand celle-ci se montre en protectrice de la Corée du Nord. Fin 2010, l’opinion sud-coréenne était ainsi braquée contre Beijing, ceci d’autant plus que les revendications historiques étaient ravivées. Un tel sentiment existe donc, et le président Lee Myung-bak l’a parfaitement incarné. Mais lui-même, sur la fin de son mandat, a quelque peu changé d’orientation en décidant, dans l’intérêt d’une future réunification, de jouer un jeu de bascule avec la Chine et de tenter de faire pression sur le Nord. Il a viré à 180 degrés et, au fond, Park Geun-hye, qui lui a succédé, a suivi et amplifié cette ligne. Autrement dit, je pense toujours, avec un peu d’ironie, que certains présidents sud-coréens ont été à la fois pacifistes et progressistes. Roh Moo-hyun avait dit que la Corée du Sud serait un jour amenée à s’affirmer dans un jeu d’équilibre entre la Chine et le Japon, ce qui avait déclenché la colère des conservateurs, mais se révèle vrai aujourd’hui.

Alors, qui tient qui ? Combien la Corée pèse-t-elle aux yeux de Beijing, notamment pour aider à l’isolement du Japon, en particulier sur les questions territoriales ? La Corée du Sud est le pays le plus engagé avec la Chine du point de vue économique, avec près de 38 % de ses exportations dirigées vers ce pays et des millions de touristes ou d’étudiants sur le sol chinois. La symbiose économique, et même humaine, est de plus en plus forte. À l’évidence, Séoul ne pourra donc pas se dégager de ces relations. En outre, tout conflit serait catastrophique pour l’économie et la société sud-coréenne. Pourtant, les accords de défense vont dans le sens inverse. On peut donc bien dire que la Chine a progressé, mais s’est elle-même liée.

François Godement – Je pense d’abord que ce n’est pas la Chine qui décide, mais la Corée du Nord. Ses dirigeants, quelle que soit leur extraordinaire inaptitude économique et la dimension invraisemblable de leur dictature, ont fait preuve de sens tactique et stratégique, y compris en écartant encore une fois la tutelle chinoise, comme l’a fait Kim Jong-un. Il suffisait de lire les revues chinoises pour voir qu’on lui conseillait, en gros, d’obéir aux conseils de Beijing. Malgré tout, il a purgé son oncle et fait litière de l’ingérence chinoise. Ainsi la Chine ne fait-elle finalement pas ce qu’elle veut de ce pays.

Selon moi, elle avance tout de même vers l’hypothèse d’une réunification, mais ne sait pas plus que quiconque dans quelles conditions celle-ci se fera. Elle pourrait aussi prendre la forme d’une consolidation et d’une survie du régime nord-coréen dans un cadre accepté, avec deux systèmes. Un effondrement reste probable, mais cela fait vingt ans qu’on l’attend. Je pense que, quoi qu’il arrive ce jour-là, la Chine voudra alors avoir des gages de la part de la Corée du Sud sur sa posture stratégique ultérieure.

François Godement – Pour dater le compromis historique avec Taiwan, qui tient encore aujourd’hui, on pourrait remonter au consensus de 1992 et à la rencontre de Singapour en 1993. Pour moi, cependant, il a réellement été établi par Hu Jintao. Lien Chan, qu’il avait invité en Chine en 2006, demeure d’ailleurs un atout pour Beijing dans le système politique taïwanais, même s’il suscite aussi beaucoup d’hostilité.

Je crois que le président Ma Ying-jeou est allé aussi loin qu’il le pouvait pour donner satisfaction à la Chine sur les questions de politique étrangère, notamment en adoptant un système de revendications territoriales parallèle et congruent avec celui de la Chine, pour montrer qu’en aucun cas Taiwan ne se rangerait dans un autre camp. Toutefois, la Chine ne lui a pas rendu service de ce point de vue, et tout futur gouvernement sera un interlocuteur plus difficile pour Beijing. À rebours, je pense que la croyance en la garantie de sécurité américaine est plus faible aujourd’hui qu’il y a dix ans.

En outre, les liens économiques et humains entre les deux Chine sont immenses, et j’ai du mal à imaginer une répétition de l’époque Lee Teng-hui : après les élections, il y aura un parti d’opposition démocratique, mais dans lequel le démocratisme sera en pointe, et non pas l’indépendantisme. Par ailleurs, la Chine a eu quelques difficultés de politique intérieure à Hong-Kong. Elle s’en est finalement tirée avec une certaine modération, mais ce n’est pas encourageant pour les gens de Taiwan, qui voient bien que passer à « un pays, deux systèmes » serait un recul pour leurs institutions.

La grande interrogation reste de savoir si Taiwan peut redevenir une cause nationale en Chine. Le début du mandat de Xi Jinping avait été marqué par le sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), au cours duquel il avait déclaré qu’il allait falloir accélérer le pas sur les questions taïwanaises. Pour le moment, cela n’a pas été suivi d’effets. J’aurais tendance à dire que, paradoxalement, Taiwan serait justement en cause si Xi Jinping devait démarrer des accommodements territoriaux et entrer dans une véritable définition des positions chinoises en mer de Chine du Sud ou dans un processus de négociation avec le Japon. En effet, cela rendrait alors nécessaire de défendre la primauté chinoise sur une île dont plus personne ne conteste qu’elle soit chinoise d’une manière ou d’une autre. Pour l’instant, Taiwan a été protégée par le fait que l’assertivité de Beijing se soit déployée autour d’elle, ce qui a rendu une offensive idéologique moins nécessaire sur le plan intérieur.

François Godement – Le problème est la méthode utilisée pour les revendications territoriales. On ne peut pas nier qu’il y a un grand vide dans ce domaine, ni que le statu quo n’est pas excessivement favorable à la Chine, dans la mesure où Taiwan n’en fait pas partie – si l’on ajoutait ce que détient Taipei à ce que détient Beijing, on arriverait par contre à une empreinte chinoise assez forte dans le cadre de ce statu quo.

Tout le problème réside donc dans la méthode et la capacité de négociation. La Chine est capable de négociations bilatérales, elle en a déjà menées par le passé. Dans ce cas précis, il y a toutefois un problème de fond : si elle délimite ses revendications dans un cadre bilatéral, elle sera ensuite contrainte d’appliquer la même méthode de délimitation à d’autres cas et aura alors d’emblée révélé son jeu, ce qu’elle ne veut pas faire. Il y a aussi cet argument un peu massue, qui est que le temps joue de toute façon en sa faveur : au fil des années, elle se renforce et la négociation devient plus difficile pour les autres. Pour moi, il s’agit néanmoins d’une zone d’échec de la diplomatie chinoise, et ce malgré son influence et la crainte qu’ont les différents pays d’entrer dans un conflit – même le Viêtnam, qui a été le plus fortement secoué il y a un an et demi, a finalement choisi de ne pas entrer dans la confrontation. D’autres pays ont très clairement choisi des assurances militaires : ne parlons pas des Philippins, qui sont les plus faibles et les plus exposés, mais les Singapouriens et les Malaisiens ont opté pour ce que l’on appelle le « hedging ».

Je pense qu’il s’agit désormais d’un vrai problème pour la Chine, car ils ne sont pas dans un cadre démocratique et tout dirigeant qui montrerait un peu plus de propension à une négociation équilibrée courrait des risques considérables en matière de politique intérieure. De plus, tous les pays n’aimeraient rien tant que de voir les Chinois affaiblis. Faire preuve de faiblesse est le piège de la grande puissance.

François Godement – Avant tout, il faut dire que ce pivot n’est pas un échec. L’Asie est, en effet, la seule zone où les Américains ont maintenu un niveau d’engagement constant de leurs forces, ainsi que la modernisation de celles-ci, spécialement maritimes. Leur déploiement est tout à fait considérable. Certes, les accords signés n’impliquent pas l’établissement de bases, mais permettent stationnements, escales, etc. Et ils sont nombreux. Là où l’ensemble de la région était encore récemment dans une problématique de type « nous ne voulons pas payer pour la défense américaine », les États la recherchent et la courtisent désormais, y compris le Japon, malgré ses contradictions internes et les revendications de la population d’Okinawa. La Chine a ainsi été le meilleur propagandiste pour la politique américaine de retour, et les Américains ne cachent pas cette réalité.

Par contre, il y a une ambiguïté fondamentale dans la position américaine, qui était déjà celle existant sur Taiwan : Washington ne montre sa force que pour ne pas avoir à s’en servir. Leur position est ainsi affaiblie, car l’administration Obama fait en Asie ce qu’elle ne fait pas ailleurs, de l’Ukraine à la Syrie, en passant par la Libye. Cet état de fait pèse beaucoup, et l’idée que Washington n’est pas prête à quitter le Moyen-Orient et l’Asie du Sud ne peut que faciliter un aventurisme chinois et des avancées régulières. De ce point de vue, l’administration Obama est conservatrice, stabilisatrice, ce qui est déjà une bonne chose, mais elle ne met absolument pas à mal le jeu chinois.

Et puis, il y a les accords commerciaux, comme le partenariat transpacifique (TPP) – si le Congrès le ratifie, car il serait hasardeux d’exclure l’hypothèse d’un rejet au vu de sa composition actuelle. Il faut souligner que, quand l’administration Obama s’est installée, beaucoup de doutes ont été exprimés sur sa diplomatie commerciale. Barack Obama lui-même n’était pas un libre-échangiste convaincu et fanatique. Il a été pris de vitesse, par exemple, par la diplomatie commerciale qu’ont menée les Européens à l’égard de la Corée du Sud. Ces derniers ont également engagé des négociations avec l’Inde et le Japon. Le TPP a été mis en doute pendant au moins deux ans, avant d’être finalement conclu. Ceci dit, on constate que l’objectif de ce traité, sinon ultime, au moins intermédiaire, était l’ouverture du Japon. La situation stratégique est telle que, pour des raisons géopolitiques, l’administration Abe s’est rangée totalement en sa faveur, pour donner satisfaction aux États-Unis. Cela ancre les Américains dans la région pour longtemps, même si des choses surréalistes figurent dans le texte, comme par exemple l’engagement vietnamien à laisser fonctionner des syndicats libres. On peut se poser des questions mais, de ce point de vue, l’administration Obama a réussi. Je le souligne car cela remet en cause l’absence de mouvement politique par le haut en Europe : ce n’est pas que nous manquons d’administrations capables de négocier des accords, mais il n’existe visiblement pas de volonté politique assez forte. On s’épuise en polémiques sur l’autre traité, le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), mais que l’on y soit favorable ou non, il faut bien constater que nous avons perdu l’initiative en Asie.

Je ne jetterai donc pas la pierre sur B. Obama. Si j’élargissais, je dirais même que l’Asie reste globalement la plus grande réussite de sa politique étrangère.

François Godement – Je pense qu’un pivot pragmatique s’est mis en place avant même la présidence actuelle, à la partir des déceptions et des difficultés avec la Chine, en 2008-2010, et avec la notion qu’il fallait davantage équilibrer notre politique étrangère, chercher ailleurs. François Hollande l’a ensuite beaucoup développé.

La France a ses points forts et ses points faibles. Un point fort est son industrie d’armement, qui dispose d’une empreinte en Asie beaucoup plus forte que celle des Anglais, par exemple. Nous sommes le premier fournisseur militaire de la Malaisie, nous avons un contrat avec l’Inde, beaucoup d’espoirs avec l’Australie, des rapports soutenus avec Singapour, un accord de coopération dans les industries de défense avec le Japon, etc. Il existe une diplomatie commerciale, qui a été forte depuis 2012. Toutefois, c’est une stratégie française, hors du cadre européen. Ceux qui sont hostiles à l’Union européenne peuvent s’en réjouir, en disant qu’elle ne pèse pour rien, mais il faut souligner que les grandes percées économiques sont toutefois en réalité généralement aidées par des considérations économiques ou stratégiques européennes – là encore, il faut voir le TPP et le lien avec la volonté géopolitique chinoise. L’approche française est donc intéressante, mais reste plus tactique que stratégique. Nous n’arrivons pas, nous qui nous disons si Européens, à prolonger l’Europe en la matière.

Personnellement, je trouve qu’il y a un équilibre déclaratif dans la position française sur l’Asie, qui est de ne jamais se fâcher avec la Chine. Cela amène un silence sur les droits de l’homme et sur les sujets territoriaux. Dans la mesure où nous raisonnons uniquement dans un cadre national, nous pouvons difficilement faire plus, mais nous n’y gagnons pas particulièrement en crédibilité.

François Godement – Les Chinois le font avant tout parce qu’ils savent le faire. Ils sont aujourd’hui les plus grands promoteurs de travaux publics et d’infrastructures au monde, et sont en surcapacité chez eux. Ensuite, de leur point de vue, l’horizon maritime est bloqué par des puissances économiques ou technologiques à la fois liées aux États-Unis et plus avancées. Le terrestre, pour sa part, est un jeu encore ouvert, dans lequel une montée d’influence chinoise reste possible. Ainsi le mouvement vers l’ouest s’amplifie-t-il depuis vingt ans. Il ne faut pas oublier que, pour les Chinois, le Moyen-Orient s’appelle l’Asie de l’Ouest et reste dans leur zone.

La question des infrastructures est peut-être aussi le reflet d’un moment particulier, celui de l’apogée de l’accumulation chinoise de finances, le problème de la stérilisation du dollar et de leur faible rendement putatif. Depuis un ou deux ans, les Chinois ont donc pris toutes sortes de décisions pour exporter des devises, du tourisme de masse à la libéralisation de certaines franges de la balance des comptes, et même aux projets gigantesques comme la « route de la soie ». À ce sujet, on peut s’interroger : il s’agit d’une initiative, et non d’un plan, sortie toute armée d’une parole de Xi Jinping – qui accumule par ailleurs beaucoup de pouvoir. Elle a fait effet d’entraînement. J’ai écrit, et je ne le regrette pas, que c’était aussi un « grand bond » vers l’extérieur, avec tous les risques que les « grands bonds » chinois comportent [1]. La problématique est désormais un peu différente : la Chine n’est pas encore à court de capitaux, mais elle en exporte autant volontairement qu’involontairement. Les projets sont vraiment allés très loin : canal au Nicaragua, visite au Pérou promettant un chemin de fer transandin, TGV sibérien dont on ne voit pas forcément la rentabilité économique, etc. Il y aura forcément des échecs, mais comme au poker, il s’agit d’une formidable ouverture de jeu.


  • [1] NDLR : François Godement et Agatha Kratz, « “One Belt, One Road” : le grand bond de la Chine par-delà ses frontières », China Analysis, European Council on Foreign Relations, 15 juin 2015.