La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales / Par Pascal Boniface

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La lutte contre la corruption n’est plus seulement un phénomène sociétal spécifique à chaque pays mais est devenue un phénomène stratégique qui s’étend à l’échelle planétaire. Partout dans le monde, des mouvements, généralement issus de la société civile, se mobilisent contre la corruption, principalement celle des dirigeants politiques. Cette dynamique touche tous les continents, sans distinction entre les régimes démocratiques et les autres, ni entre les responsables politiques élus et ceux qui ont accédé au pouvoir par d’autres moyens. Ce phénomène d’ampleur mondiale est le fruit de la mondialisation : la globalisation, avec l’augmentation phénoménale de la richesse mondiale, crée en effet plus de tentations. Dans ce contexte, l’accès au pouvoir peut être la source d’un enrichissement plus important qu’auparavant. Mais si la corruption a permis à certains dirigeants de s’enrichir davantage que leurs prédécesseurs, il n’y a pas, pour autant, plus de dirigeants corrompus qu’autrefois.

Ce n’est donc pas qu’il y a plus de corruption qu’auparavant, mais que les populations s’en rendent désormais compte plus facilement et le supportent moins. Le phénomène n’est pas plus fort, mais son acceptation sociale a fortement diminué. En effet, pendant très longtemps, les peuples se sont accommodés de la corruption, soit parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de moyens d’information pour en connaître l’existence ou les rouages, soit parce qu’ils se sentaient impuissants pour lutter contre un phénomène dont ils soupçonnaient l’existence mais qu’ils percevaient comme une fatalité indépassable. Cette époque est désormais révolue. Non pas que la corruption ait été vaincue, non pas qu’il n’y ait plus de corrompus au pouvoir, même parfois dans certaines démocraties avec le feu vert d’électeurs consentants. Mais globalement, elle suscite des mobilisations et des mouvements d’opposition bien plus puissants qu’auparavant, dont les gouvernements, démocratiques ou non, doivent tenir compte.

Des paramètres sociétaux renouvelés

Les moyens d’information permettent désormais de savoir plus facilement ce qui était auparavant caché et inaccessible. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) permet aux citoyens d’être mieux éclairés et de se mobiliser plus aisément. La lutte contre la corruption est en fait le corollaire de la demande de démocratisation qui existe à l’échelle mondiale. Il y a bien sûr toujours une différence entre les systèmes démocratiques et les régimes qui ne le sont pas, mais il y a désormais une opinion publique et une société civile qui, très souvent, protestent contre la corruption, même dans les pays où le peuple ne désigne pas directement ses dirigeants. Si Xi Jinping a ainsi fait de la lutte contre la corruption une priorité, c’est bien qu’il a conscience que cela en est une pour ses compatriotes. Il n’a pas à craindre pour sa réélection mais il sait qu’il a besoin, pour diriger le pays, d’un degré d’assentiment des Chinois, dont Mao Zedong pouvait se passer en son temps.

Très souvent, le mouvement anticorruption prend sa source dans un exemple concret, qui parle à tous et apparaît comme inacceptable, car les peuples ont déjà supporté beaucoup, depuis longtemps. Un beau storytelling permet de mobiliser largement les sociétés civiles et les réseaux sociaux, qui agissent alors de façon virale. Se crée une vague de protestations qui pèse sur les autorités – une fois encore, indépendamment de la nature du régime. Les pays émergents – dont les systèmes politiques diffèrent très fortement – sont souvent les plus sensibles à ces mouvements du fait de phénomènes communs : croissance économique depuis plusieurs années qui se ralentit désormais, émergence d’une classe moyenne qui a les moyens de savoir et de se faire entendre. En ce sens, l’Inde, le Brésil et la Chine ont bien des points communs, au-delà de leurs différences politiques. Ces sociétés civiles se développent selon trois critères : le degré de développement économique, le degré d’alphabétisation et l’histoire particulière de chaque pays qui fait réagir les populations de façon spécifique.

« Mettre fin à la corruption est cruciale pour réaliser un développement durable », déclarait Ban Ki-moon lors de la sixième Conférence des États parties à la Convention des Nations unies contre la corruption, qui s’est tenue à Saint-Pétersbourg en novembre 2015. Pour son voyage en Afrique, au cours du même mois, le pape François avait, lui aussi, insisté sur le besoin d’intégrité et d’honnêteté. Arrivé en Centrafrique le 29 novembre, il a rappelé « l’importance capitale que revêtent le comportement et la gestion des autorités publiques », dont les responsables doivent être « des modèles pour leurs compatriotes » [1]. À Kampala (Ouganda), il a évoqué la nécessité de gérer de façon responsable les ressources naturelles du pays. Au Kenya, dans un stade rempli de 50 000 personnes, il a dénoncé la corruption : « Chaque fois qu’une personne accepte un pot-de-vin dans sa poche, il détruit son cœur, sa personnalité et sa patrie. » [2] Dans ces trois pays, qui figurent parmi les plus corrompus au monde, et au-delà, s’adressant à tous les Africains, le pape était certain de toucher le plus grand nombre et de mobiliser autour de lui, ainsi que de susciter de nouveaux soutiens, au-delà du seul cercle des croyants.

Un phénomène transcendant

Selon une étude de Transparency International menée en 2005, 62 % des ménages indiens reconnaissaient avoir déjà versé des pots-de-vin pour bénéficier de services publics de base [3]. Le 5 avril 2011, un vieil activiste disciple de Gandhi, Anna Hazare, a commencé une grève de la faim, annonçant qu’il ne la cesserait que lorsqu’une loi anticorruption serait votée. Un mouvement de soutien s’est rapidement organisé autour de lui, mêlant inconnus et célébrités. Cinq jours plus tard, le gouvernement annonçait un projet de loi. Celui-ci étant largement édulcoré, A. Hazare entama une nouvelle grève de la faim et fut inculpé pour rassemblement non autorisé et jeté en prison. La pression populaire poussa alors le gouvernement à capituler une nouvelle fois et à le libérer au bout de douze jours. Ces soutiens scandaient le slogan « Je suis Anna » chaque fois qu’un policier ou un fonctionnaire leur demandait un pot-de-vin. La corruption reprochée au Parti du Congrès a, par la suite, beaucoup pesé dans sa défaite aux élections législatives de mai 2014 et la victoire du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi.

Au Brésil, Dilma Rousseff se débat au sein d’un vaste mouvement de contestation. Le système politique du pays est considéré – du fait de l’émiettement des partis et de la nécessité de trouver des coalitions, entre autres – comme extrêmement corrompu. Une situation de plus en plus insupportable à une opinion – et surtout à une classe moyenne – de plus en plus informée, qui voit par ailleurs l’économie commencer à stagner et exige des changements.

Comme évoqué précédemment, le président chinois Xi Jinping a fait de la lutte contre la corruption une priorité. Il s’attaque aussi bien aux « tigres » qu’aux « mouches », à savoir à la fois aux hauts dirigeants – et à leur famille – qui se sont scandaleusement enrichis grâce à leurs positions, ainsi qu’aux petits chefs qui pratiquent une corruption de base qui empoisonne la vie quotidienne de leurs compatriotes. De nombreuses arrestations ont eu lieu, contribuant à rehausser ou à maintenir une certaine popularité du régime, malgré un relatif ralentissement économique. Juste après avoir pris le pouvoir, en 2012, le président avait déclaré que la corruption n’était pas seulement un problème significatif pour le pays mais également une menace pour son existence même. La corruption endémique peut, selon lui, conduire à l’effondrement du Parti communiste chinois (PCC) et à la chute de la Chine. Depuis, 270 000 cadres du PCC ont été sanctionnés pour corruption. Une politique qui a rendu Xi Jinping très populaire parmi l’opinion chinoise, qui ne supporte plus les avantages accordés aux fils et petits-fils des leaders de l’époque de Mao Zedong. Il a toutefois épargné ses proches. Le processus de lutte contre la corruption n’est pas transparent. Le contrôle de l’économie par un régime à parti unique est une source majeure de corruption ainsi que la tradition chinoise du « guanxi » [4].

En Afrique du Sud, le succès de l’abolition pacifique de l’apartheid a fait bénéficier le pays, et le Congrès national africain (ANC) qui le dirige, d’une aura internationale incontestable. Ce qui, après le départ de Nelson Mandela de la présidence, donne de mauvaises habitudes à l’ANC, qui jouit depuis l’abolition de l’apartheid du monopole du pouvoir. L’actuel président, Jacob Zuma, s’est ainsi fait construire un palais monumental dans sa ville natale, alors qu’il faisait face, par ailleurs, à 783 accusations de fraude et de corruption avant son élection. La corruption commence à susciter des réactions négatives, mais pas au point que les dirigeants soient inquiétés par la justice, qui ne s’intéresse qu’à très peu d’entre eux. C’est la face sombre de la fin de l’apartheid, une impunité qui ne pourra pas durer éternellement.

En Ukraine, le système généralisé de corruption avait justement constitué l’une des motivations des manifestants de Maïdan. Mais le nouveau régime semble avoir des difficultés à mettre fin à un système oligarchique existant en fait depuis l’indépendance du pays et ayant survécu à toutes les alternances politiques. Cette corruption endémique explique pourquoi, contrairement à la Pologne et à la Russie – qui ont de surcroît bénéficié pour la première de l’intégration européenne, pour la seconde de la montée des cours des matières premières énergétiques après 2003 –, l’Ukraine n’a connu ni véritable modernisation ni développement économique. Outre le surplace auquel les dirigeants, plus prompts à s’enrichir qu’à s’attacher au développement de leur pays, ont conduit ce dernier, la corruption pourrait à terme affaiblir le soutien stratégique des Occidentaux à Kiev. Le cas ukrainien est aussi – malheureusement – un exemple des limites des pouvoirs des sociétés civiles contre la corruption. À ce jour, les oligarques ont gagné la partie ; celle-ci n’est cependant pas terminée.

En Malaisie, pays réputé pour sa réussite économique et sa stabilité, le système politique a été gravement secoué par des révélations au sujet du Premier ministre, Najib Razak, accusé d’avoir détourné 640 millions d’euros d’une société publique créée à son initiative en 2009. En août 2015, des milliers de Malaisiens ont manifesté à l’initiative du mouvement bersih – « propre » en malais. Le gouvernement a voulu réprimer ce mouvement mais y a renoncé sous la pression de l’opinion.

La disparition et le meurtre de 44 étudiants au Mexique, en septembre 2014, après une manifestation qui a été un moment déclencheur pour l’opinion publique, serait le fait de policiers locaux corrompus, qui les auraient livrés à un cartel mafieux. Cette tuerie de masse a non seulement mis un peu plus en lumière l’importance déjà connue des cartels de la drogue, mais également les conséquences tragiques de la corruption des forces de l’ordre, tout en démontrant que la corruption n’est pas « seulement » un problème de bonne gouvernance ou de développement économique, mais débouche aussi sur de graves questions d’insécurité. Le collectif Rexiste – à mi-chemin entre exister et résister en espagnol – est devenu le fer de lance du mouvement anticorruption. En avril 2015, le Congrès mexicain a approuvé la création d’un système national anticorruption, mais cette loi ne s’appliquera aux responsables politiques que si le Parlement lève leur immunité. Le président, pour sa part, échappe à toute poursuite.

Le Guatemala a, lui aussi, vu récemment sa vie politique marquée par la lutte anticorruption. La Commission internationale contre l’impunité au Guatemala a ainsi accusé le président en exercice, Otto Pérez, d’avoir dirigé un vaste système de corruption, notamment sur l’imposition des importations. Le 3 septembre 2015, le président, sous la pression populaire, a été contraint de démissionner. En octobre, c’est le comique Jimmy Morales, tout à fait nouveau dans le paysage politique, qui a été élu avec 67 % des suffrages. Le fait de n’avoir exercé aucune responsabilité auparavant a largement joué en sa faveur, car il apparaissait en dehors d’un système de partis corrompus qui contrôlent le pays depuis le retour à la démocratie, en 1985. Il est toutefois soupçonné d’avoir des liens avec des groupes mafieux.

Non loin de là, au Honduras, des milliers de manifestants ont défilé le 19 juin 2015 pour demander la démission du président Juan Orlando Hernandez, qui aurait utilisé des fonds dévolus au système de santé pour financer sa campagne électorale. Il est désormais question, dans le pays, de créer un organisme de lutte contre la corruption sur le modèle du Guatemala voisin. Au Panama, le nouveau chef d’État élu en mai 2015, Juan Carlos Varela, a lui aussi promis une campagne anticorruption. Reste à prouver qu’il s’agit d’un véritable programme, et non d’une façon de mettre en cause la gestion de son prédécesseur.

En Europe, et tout d’abord au Monténégro, le président est soupçonné d’avoir organisé une corruption systématique : trafic de cigarettes à l’échelle européenne dans les années 1990, constructions côtières à des fins de blanchiment d’argent plus récemment. Depuis septembre 2015, l’opposition manifeste contre le régime, dans un pays qui a cependant été invité à rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En Moldavie, ensuite, la Banque centrale a découvert, en avril 2015, que trois établissements bancaires avaient accordé des crédits à hauteur de 1 milliard de dollars à des destinataires non identifiés, dans un pays dont le produit intérieur brut (PIB) s’élève à 9 milliards de dollars. Dans la Roumanie voisine, enfin, la sordide affaire de l’incendie de la discothèque du 4 novembre 2015 a déclenché une série de protestations contre la corruption, sans que l’on puisse pour autant en imputer la cause au gouvernement. La corruption avait toutefois failli empêcher l’adhésion du pays à l’Union européenne (UE). En novembre 2014, le président Klaus Iohannis a été élu sur un programme basé sur la lutte anticorruption.

Les États membres de l’UE ne sont pas non plus épargnés. En Espagne, les révélations sulfureuses se sont ainsi multipliées. Cristina de Borbón, la fille du roi Juan Carlos, et son mari ont été spectaculairement mis en cause dans une affaire mêlant détournement d’argent d’une fondation – à des fins personnelles –, fraude fiscale et trafic d’influence. L’affaire a été portée devant la justice, et leur procès s’est ouvert en janvier 2016. Tant le Parti populaire que le Parti socialiste ouvrier espagnol ont également vu certains de leurs hauts dirigeants être mis en cause. Ces différents scandales expliquent en grande partie la percée électorale de deux partis tout juste créés, Podemos (gauche radicale) et Ciudadanos (centre-droit), aux élections législatives de décembre 2015. Là encore, la corruption est considérée par les électeurs comme inacceptable en soi, et de surcroît comme l’une des causes de la difficile situation économique et sociale. En France, enfin, la grogne contre la corruption s’accompagne de résultats divers : certains responsables sont sanctionnés par leur propre parti, d’autres continuent sans souci leur carrière politique.

Les lendemains de la lutte contre la corruption

On le voit à travers ces quelques exemples – auxquels pourraient s’ajouter de nombreux autres –, la lutte contre la corruption génère des mouvements sur tous les continents et dans tous les régimes politiques. Il faut également avoir à l’esprit qu’elle a également été un argument de légitimation pour les talibans et l’État islamique, ce qui illustre de façon tragique les dégâts stratégiques que peut causer la corruption endémique.

Selon la Banque mondiale, les pots-de-vin seraient de l’ordre de 1 000 milliards de dollars chaque année [5], soit grosso modo le PIB du Mexique ou de l’Indonésie. D’autres estimations avancent que les sommes d’argent blanchies par an pourraient s’élever à 5 % du PIB mondial : l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime qu’entre 800 et 2 000 milliards de dollars sont en effet blanchis chaque année [6] – chiffres qui se rapprochent du PIB de pays comme l’Inde, l’Italie ou la Russie. Bien sûr, il est difficile à chiffrer l’informel et le dissimulé. Mais ces estimations donnent un ordre d’idée.

Les mouvements de lutte contre la corruption vont-ils l’emporter ? On peut nourrir un certain optimisme, mais il ne doit pas être excessif. Les mouvements ne réussissent en effet pas toujours à renverser les gouvernements corrompus. En Inde, au Nigeria, les accusations – fondées – de corruption ont ainsi beaucoup joué en faveur de l’alternance. Ce fut également le cas au Guatemala et au Panama, avec néanmoins beaucoup d’incertitudes sur le fait que les nouveaux pouvoirs prennent une direction opposée aux régimes antérieurs. En Ukraine, les espoirs du mouvement Maïdan, dont la revendication « pro-Europe » était aussi celle d’une gestion non corrompue du pouvoir, ont été déçus, et le mouvement spolié.

Toujours est-il que les dirigeants doivent aujourd’hui être plus attentifs. Si les sociétés civiles ne parviennent pas toujours à mettre fin aux pouvoirs corrompus, ceux-ci sont désormais beaucoup plus sous surveillance qu’autrefois. La partie n’est pas gagnée, mais elle est bien engagée. Le prochain horizon sera sans doute la lutte contre l’évasion fiscale.


  • [1] Sébastien Maillard, « La lutte contre la corruption, fil rouge du pape François en Afrique », La Croix, 30 novembre 2015.
  • [2] Ibid.
  • [3] Centre for Media Studies, India Corruption Study 2005, New Delhi, Transparency International India, octobre 2005.
  • [4] Le terme « guanxi » fait référence aux relations entre des individus s’accordant des faveurs mutuelles. Chaque individu dispose ainsi de plusieurs cercles de guanxi, qui occupent une place importante dans la société chinoise.
  • [5] Banque mondiale, « Le coût de la corruption », 8 avril 2004.
  • [6] ONUDC, « Money-Laundering and Globalization », disponible sur le site Internet de l’ONUDC.