La lutte anticorruption en Chine : « la chasse aux tigres et aux renards » / Par Barthélemy Courmont et Emmanuel Lincot

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Si l’histoire des élites politiques chinoises semble étroitement liée à celle de la corruption, dont le système mandarinal de sélection et de privilèges des fonctionnaires de l’Empire et ses excès furent la principale manifestation [1], cette réalité s’est accentuée en marge des développements économiques du pays au cours des trente-cinq dernières années. Dès les années 1980, la corruption était en effet identifiée comme un phénomène grandissant, au point d’être la cible des manifestants de la place Tiananmen en 1989. Cette tendance n’a fait que croître depuis. S’agit-il, dès lors, d’un avatar de la croissance chinoise et des mutations économiques et sociales qui l’accompagnent ou, à l’inverse, d’un « mal nécessaire » permettant de consolider les institutions et d’offrir une stabilité dont la Chine a su tirer profit pour se hisser au rang de grande puissance ? D’un côté, la corruption en Chine génère des inégalités sociales et impose des privilèges de plus en plus inacceptables pour une opinion publique qui demande des comptes. De l’autre, en renforçant les dispositifs de lutte contre la corruption, comme c’est le cas depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping avec une campagne contre « le luxe, le formalisme et la bureaucratie », l’État-parti s’expose à un effet boule-de-neige dont il pourrait faire les frais. Ainsi la lutte contre la corruption en Chine, présentée comme l’une des priorités du gouvernement depuis 2012, est-elle porteuse d’incertitudes, en plus d’être souvent assimilée à des règlements de comptes politiques davantage qu’à une véritable campagne de transparence.

La poussée de la société civile

Les succès du modèle chinois au cours des trois dernières décennies se traduisent essentiellement par la modernisation du pays et l’émergence d’une classe moyenne. Sur ce second point, on note un effet accélérateur au cours de la décennie en cours, plusieurs indicateurs convergeant autour de chiffres donnant 500 millions de personnes appartenant à cette catégorie en 2020, pour 50 millions en 2010 [2]. L’émergence de cette classe moyenne se caractérise par un accès à la société de consommation pour un grand nombre de Chinois, mais également par des niveaux d’études en hausse et par une généralisation de l’information et des médias sociaux [3]. La Chine compte ainsi actuellement la plus grande communauté d’internautes au monde et les réseaux sociaux se sont considérablement développés, notamment Weibo. Et c’est sur Internet que s’expriment le plus ardemment les dénonciations d’abus de pouvoir et de cas de corruption, autant que les exigences d’une société soucieuse de lutter contre les inégalités galopantes. L’opinion publique chinoise réclame ainsi une plus grande justice sociale, la fin des privilèges et une lutte plus transparente – et plus efficace – contre les cadres corrompus.

Voilà désormais plus de vingt-cinq ans que la répression de Tiananmen a enterré la dernière illusion de pouvoir établir une société socialiste « à visage humain ». Depuis lors, la cupidité, la corruption, l’ostentation ont remplacé les valeurs traditionnelles de moralité, de vertu et de justice. Les solidarités familiales ont elles-mêmes été mises à mal par la politique de l’enfant unique. En somme, le quotidien d’une part croissante d’hommes et de femmes est en proie à une très grande vulnérabilité. La consommation, voire le luxe tapageur qu’arbore une minorité privilégiée de la population n’en sont que plus illustratifs. Pourtant, des voix s’élèvent, dénonçant la recherche de l’avantage individuel, de la veulerie, de la soumission au pouvoir brut ou de l’absence totale de dévouement au bien public. Elles émanent des dissidents et des intellectuels, qu’ils soient libéraux, conservateurs ou plus largement issus de la nouvelle gauche.

La corruption croissante est ainsi perçue comme pouvant établir un décalage entre les élites et la population, avec à terme un risque de crise de légitimité de l’État-parti [4]. D’ailleurs, dès le lancement de la campagne anticorruption, la société civile chinoise s’est largement répandue sur les activités suspicieuses de dirigeants d’entreprises, de cadres locaux du Parti ou de dirigeants municipaux. La rapidité des échanges sur Internet, conjuguée à la détermination et l’intransigeance d’une population lassée des privilèges de certains, a ainsi engendré une multitude d’actions dans des délais très rapprochés. En effet, la réponse des autorités s’est rapidement matérialisée par de nombreuses arrestations.

La politique anticorruption de Beijing répond donc à une très forte demande de la population. En ce sens, tout manquement des autorités à leurs « obligations » est immédiatement l’objet de très vives critiques. Pour autant, cette marge de manœuvre à première vue étroite peut également apparaître comme une opportunité pour les dirigeants chinois d’asseoir leur légitimité. Le président Xi Jinping a bien compris cette nécessité de réactiver le « mandat céleste » de la Chine impériale, lui qui est souvent perçu comme un nouvel empereur. Il concluait d’ailleurs un discours prononcé lors de la 5e séance du Bureau politique, le 19 avril 2013, en rappelant que « nous devons protéger réellement les droits et intérêts légitimes du peuple afin de maintenir la droiture de nos cadres, l’intégrité de notre gouvernement et l’exemplarité dans la conduite des affaires politiques ». Si ce devoir n’est pas respecté, l’État-parti pourrait être plongé dans une crise de légitimité.

Entre nécessité et opportunisme politique

De fait, à peine arrivé au pouvoir, Xi Jinping s’est emparé du problème de la corruption, notamment à l’occasion d’un discours prononcé à Beijing le 16 novembre 2012, dans lequel il note que « de nombreux problèmes urgents […] doivent être résolus, notamment la corruption, la distance marquée avec le peuple, le formalisme et le bureaucratisme chez certains responsables du Parti ». En se plaçant au cœur de la lutte, l’État-parti répond aux attentes de l’opinion publique, mais s’assure dans le même temps le contrôle des informations pouvant filtrer sur les cas de corruption décelés, ce qui lui donne l’opportunité d’être au cœur du système, tout en dénonçant dans le même temps ses dérives.

Car le fonctionnement du régime chinois s’inspire encore largement – pour reprendre une expression chère au sinologue américain Richard Baum – de principes légués par le « léninisme consultatif » [5]. Dans la pratique, l’État-parti demeure oligarchique – dans ses structures – et profondément élitiste – par ses modalités de recrutement. Toute ouverture brutale au pluralisme politique entraînerait inévitablement sa chute. Le limogeage de Bo Xilai et son procès fortement médiatisé, en 2013, ont ainsi rappelé avec acuité qu’aucune voix dissonante – au niveau décisionnel – ne saurait être tolérée. Le régime continuera donc, selon toute vraisemblance, à recourir à des méthodes de coercition violente et de censure pour gouverner.

La présidence de Xi Jinping, souvent pointée du doigt comme dirigiste, s’inscrit dans cette tendance. La raison de cette fermeté est assez simple : l’élite communiste chinoise est obsédée par l’idée de décadence. Un État fort, une police et une armée puissantes permettront, pense-t-on en haut lieu, d’échapper à une « féminisation de la société », en d’autres termes à ce qui est perçu comme la multiplication des signes de faiblesse. Ni Xi Jinping ni Liu Yuan (fils de Liu Shaoqi) [6], tous deux très nationalistes et engagés contre la corruption, ne sont insensibles au spectre du déclin. Chacun est favorable à un renforcement de l’éducation militaire auprès des jeunes écoliers. Si la population semble plutôt indifférente à ce projet, elle ne manifeste pas moins son adhésion, d’une manière parfois exacerbée, aux thèses nationalistes que défendent, depuis plusieurs années, un certain nombre d’idéologues comme Wang Xiaodong ou Zhang Wenmu [7].

Faut-il cependant voir dans la lutte contre la corruption initiée par Xi Jinping un simple moyen de re-crédibiliser l’État-parti ou une opportunité de régler des comptes avec des rivaux encombrants ? Sans doute les deux à la fois : la lutte contre la corruption permet, pour Xi Jinping, de maintenir un pouvoir légitimé et, par voie de conséquence, plus fort. L’impératif est donc de rétablir la confiance.

D’où les interrogations concernant les orientations prises par cette lutte contre la corruption. Si Xi Jinping a insisté sur le fait qu’il n’épargnerait « ni les tigres ni les mouches », force est de constater que ce sont surtout les premiers, à savoir les personnalités les plus en vue – et potentiellement les plus encombrantes – qui semblent faire le plus les frais du renforcement des dispositifs de lutte contre la corruption. Bo Xilai, mais aussi les proches de Zhou Yongkang – on parle de plus de 300 personnes – en sont les exemples les plus significatifs [8]. Cette campagne anticorruption touche également les responsables de l’Armée populaire de libération – devenue à la faveur de ses augmentations capacitaires une rente de situation pour certains de ses membres –, comme les généraux Guo Boxiong et Xu Caihou, et dans leur sillage plusieurs dizaines d’officiers supérieurs. Sans doute les accusations de corruption sont-elles justifiées pour ces personnages, mais en éliminant ces cadres, ce sont aussi et peut-être surtout des rivaux réels ou potentiels que Xi Jinping met à genoux, avec la complicité supposée de ses prédécesseurs Jiang Zemin et Hu Jintao, et de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, dont la fortune est avérée mais qui ne semblent pas inquiétés. Difficile pour ces raisons de ne pas voir dans le ciblage de certains « tigres » une opportunité de faire le vide au sein de l’appareil politique.

Quels dispositifs pour lutter contre la corruption ?

Au-delà des discours et des exemples spectaculaires, la première grande réforme engagée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping est une gigantesque cure d’austérité imposée aux fonctionnaires, l’objectif étant de ne pas offrir à l’opinion publique le spectacle d’un pouvoir abusif et décalé des réalités sociales de la Chine contemporaine. Dans le même temps, les fonctionnaires dont la famille est installée à l’étranger se sont vus privés de promotion interne. On relève, en effet, que de nombreuses familles de fonctionnaires corrompus transfèrent des sommes considérables à l’étranger ; elles sont désormais directement visées dans le cadre de ce qui est présenté, depuis 2014, comme une « chasse aux renards », pour rester dans les images animalières qui caractérisent cette politique anticorruption et ceux qu’elle vise. On estime que près de 1 500 milliards de dollars ont ainsi été transférés depuis la Chine de manière illicite depuis 2003, ce qui en fait le pays le plus touché au monde par la fuite de capitaux. La lutte contre la corruption s’est également tournée en priorité vers des secteurs sur lesquels les soupçons sont les plus forts, comme les mines, l’énergie ou la construction. La stratégie, qualifiée de « chasse-mouches », consiste à débusquer de véritables filières corrompues à l’intérieur d’un secteur d’activité.

En pratique, Xi Jinping s’appuie sur la Commission centrale d’inspection de la discipline (CCID), établie dès la naissance de la République populaire de Chine (RPC), en 1949, mais jusqu’alors peu ou mal utilisée. Sa direction a été confiée à l’un des sept membres du comité permanent du Parti communiste chinois (PCC) et proche de Xi Jinping, Wang Qishan. Depuis fin 2012, elle aurait sanctionné près de 300 000 personnes. En revanche, et sans grande surprise, le système judiciaire reste assez opaque, dans la mesure où il est impossible de connaître le degré d’indépendance des juges chargés de l’instruction des personnes soupçonnées, ce qui renforce les doutes sur les opportunités offertes par cette campagne anticorruption à ceux qui en contrôlent le déroulement. Un demi-siècle après le début de la Révolution culturelle, ces pratiques ne sont pas sans rappeler le maoïsme.

Le Comité central du Parti a, par ailleurs, publié et distribué un Plan d’action sur l’établissement d’un système perfectionné de prévention et de punition contre la corruption pour les années 2013-2017, qui sert de repère pour voir dans quelle mesure les différents échelons du PCC sont mobilisés, mais qui est aussi un précieux indicateur permettant d’identifier les objectifs devant être atteints d’ici au prochain Congrès. Il s’agit donc d’un plan qui s’inscrit dans la durée, et sur lequel des comptes seront rendus au prochain Congrès, sans doute en vue de réaffirmer la nécessité de pousser plus loin les efforts en vue de mettre les tigres, les renards et les mouches à genoux.

Faillite des élites, faillite du système ?

Parmi les défis que soulève cette lutte contre la corruption figure tout particulièrement la représentation du pouvoir central au niveau local. Traditionnellement, le régime s’est appuyé sur des cadres régionaux, souvent corrompus mais fidèles à Beijing et opérant comme de véritables garants de l’unité nationale souhaitée par le PCC. Dès lors que c’est parmi ces cadres régionaux et locaux que se trouve la grande majorité des personnes sanctionnées, c’est tout un système qui doit être repensé, au risque de voir Beijing coupé de la base. La lutte contre les « mouches » et les « renards » pourrait donc se traduire par la perte de soutiens essentiels dans les comités locaux. L’ensemble du système sur lequel s’est appuyé le PCC fait ainsi face à une modification en profondeur.

De la même manière, et quelle que soit sa motivation, la lutte contre les « tigres » se traduit par des clivages et des divergences au sein des élites politiques dont il est difficile d’évaluer les conséquences dans la durée. Une chose est certaine : cette chasse aux renards s’est non seulement intensifiée en Chine mais aussi à l’extérieur des frontières. Les arrestations de caciques, comme celles évoquées précédemment, n’ont cessé depuis que Xi Jinping est à la tête de l’État. Surtout, ce dernier a rendu un hommage appuyé à Qiao Shi lors de ses obsèques, le 19 juin dernier. En Chine, les symboles parlent souvent bien plus que les mots : Qiao Shi était l’incarnation même des contradictions auxquelles le régime est confronté, écartelé entre la démocratie, l’État de droit et l’obéissance absolue au Parti. Sa très riche trajectoire politique est révélatrice des tensions qui opposent, aujourd’hui encore, les hauts dirigeants au sommet du Parti. Proche du réformateur Hu Yaobang, il fut marginalisé par Deng Xiaoping dans la course au pouvoir qui l’opposait alors à Jiang Zemin. Bien qu’ayant été définitivement écarté de la magistrature suprême, il n’en demeura pas moins, de 1993 à 1998, le numéro trois du régime et le très influent directeur de l’École centrale du Parti.

Il importe de rappeler ces précédents car Qiao Shi sut encore faire parler de lui dans le contexte de déchirements que connaissait le Parti, et qui devaient coûter la destitution au maire de Chongqing candidat à la magistrature suprême, Bo Xilai. En 2012, en effet, Qiao Shi publia un livre – De la démocratie et des lois – dans lequel il appelait à la construction d’un appareil juridique indépendant et d’une démocratie. Et alors que Jiang Zemin plaidait pour la clémence en faveur de Bo Xilai, Qiao Shi était l’un de ceux qui prônaient un châtiment exemplaire. La brutalité des purges mises en œuvre par Xi Jinping suivent, en cela, les exhortations de son mentor. Elles ont déclenché une avalanche de rumeurs sur les effets délétères de la campagne anticorruption. Ainsi, la mort de l’ancien procureur Man Ming-an, numéro deux de la Conférence consultative du peuple chinois de Hefei (province de l’Anhui) retrouvé pendu à son domicile, le 28 juillet 2015, montre l’extraordinaire complexité d’une campagne qui, bien loin d’être achevée, rencontrerait en réalité ses premières véritables résistances. Dans un contexte de crise aussi aigu, ce suicide apparaît bien comme une protestation adressée aux autorités. Manifestation symbolique qui n’en est pas moins lourde de sens, car la disparition tragique de Man Ming-an – principal acteur judiciaire du procès de Gu Kalai, ancienne épouse de Bo Xilai condamnée à mort avec sursis pour le meurtre du consultant anglais Neil Heywood en 2012 – montre, sans doute, que les dégâts causés par ces purges à l’intérieur du système n’en sont qu’à leurs débuts. Ainsi, Wang Qishan, président de la Commission de la discipline du Parti, a mis sur la sellette plusieurs autres personnalités.

Parmi elles, on compte Liao Yongyuan, un des directeurs de China National Petroleum Corporation (CNPC), numéro un des hydrocarbures chinois, mais aussi Wang Tianpu, directeur général de Sinopec, autre grand pétrolier, soupçonnés l’un et l’autre d’avoir entretenu des relations d’affaires suspectes avec le réseau de Zhou Yongkang. Il ne s’agit que de deux exemples parmi 10 000 autres cibles mises en examen et faisant partie de l’oligarchie des affaires, qui impliquent également de hauts cadres de l’armée : les généraux Zhan Guoqiao et Dong Mingxiang, respectivement directeurs de la logistique de la région militaire de Lanzhou et de Beijing, mais aussi Zhan Jun, ancien numéro deux de la province du Hubei. Ces purges touchent tous les secteurs, de l’industrie comme de l’armée. Elles dévoilent l’existence de solidarités horizontales entre des milieux sans liens a priori entre eux, mais suffisamment puissantes pour faire l’objet d’un démantèlement aussi urgent que systématique.

La restriction des libertés au service de l’emprise du Parti

Ces purges s’accompagnent aussi de restrictions visant à une reprise en main idéologique de ceux qui contestent la prévalence du Parti. Dès le printemps 2013, le PCC définissait les « sept sujets » dont l’évocation publique est strictement interdite, sous peine de poursuites judiciaires : les droits de l’homme, les erreurs historiques du Parti, les tensions dans la société civile, le droit des citoyens, l’indépendance de la justice, les privilèges de la nomenklatura et la liberté de la presse. La corruption revêt ici une autre acception : il s’agit de celle des idées, empruntées à l’Occident notamment, qui pourraient déstabiliser la légitimité du Parti. Sont particulièrement visées les universités ainsi que l’Académie des sciences sociales, mais aussi la presse et les réseaux sociaux, la littérature, les Tibétains, les Ouïghours, les dissidents, les organisations non gouvernementales ou encore les livres. Ainsi l’universitaire ouïghour Ilham Tohti a-t-il été incarcéré à vie en septembre 2014 pour avoir menacé la sécurité de l’État au Xinjiang. Ses étudiants continuent de subir des pressions policières et judiciaires. Par ailleurs, si la journaliste Gao Yu a été relâchée en 2015, le célèbre dissident Guo Feixiong a été récemment condamné pour une durée de six ans. La terreur s’exerce donc dans tous les milieux hétérodoxes. Ceci est le révélateur d’un Parti se montrant dur, mais aussi de la faiblesse structurelle de celui-ci à développer des moyens autres que répressifs. Un Parti que l’avocat dissident Chen Guangcheng n’hésite pas à qualifier de « pourri jusqu’au cœur » [9]. Déclaration qui rejoint l’analyse de l’artiste Ai Weiwei, affirmant ne pas pouvoir faire confiance à la justice de son pays [10], ou encore celle de l’épouse du prix Nobel Liu Xiaobo – Liu Xia – qui n’hésitait pas, dans une lettre adressée il y a déjà deux ans à Xi Jinping, à comparer le « rêve chinois » si cher aux autorités à un véritable « cauchemar » [11].

Mais cette restriction des libertés ne s’applique plus à l’encontre des seuls dissidents. Une véritable chasse aux fugitifs expatriés est organisée par ailleurs. Depuis le printemps 2015, la Commission de discipline a adressé à Interpol une liste d’une centaine de Chinois, dont 25 % de femmes, convaincus de corruption et réfugiés à l’étranger, pour près de la moitié d’entre eux aux États-Unis. Tous font l’objet d’une demande d’extradition du gouvernement chinois. L’opération est la partie émergée d’une vaste campagne qui a déjà rapatrié près de 700 fuyards dans 69 pays différents, et plus particulièrement en Afrique, où nombre de hauts cadres ont su trouver refuge grâce à des complicités locales. Jusqu’à récemment, seuls la Tunisie, l’Afrique du Sud et le Kenya coopéraient avec le gouvernement chinois. Mais dans le contexte du sixième Forum Chine-Afrique (FOCAC), qui a eu lieu en décembre 2015 en Afrique du Sud, il est désormais nécessaire pour Beijing d’afficher que cette opération « mains propres » s’étend à d’autres pays. En cela, les autorités chinoises ont opéré un changement : alors qu’elles s’étaient longtemps appuyées sur des hommes de réseaux pour faciliter leurs implantations industrielles, elles les écartent désormais, craignant des dérives mafieuses ou des comportements qui iraient à l’encontre de leurs prérogatives régaliennes ou qui seraient de nature à entacher la réputation de leurs entreprises.

D’après l’organe d’information Caixin, ce sont en réalité plus de 10 000 Chinois vivant sous couverture, avec un nouveau passeport africain voire une nouvelle nationalité, qui se seraient réfugiés sous les latitudes africaines. Parmi ces personnes recherchées pour corruption figurait une « célébrité » : Sam Pa, alias Xu Jinghua [12]. Il est l’un des symptômes de la « Chinafrique » : ancien espion, cofondateur d’un groupe très puissant basé à Hong-Kong – officieusement connu sous le nom de 88 Queensway Group –, il utilisait au moins sept identités différentes. Arrêté le 8 octobre 2015, cet ancien protégé de Su Shulin, cacique également écroué, fréquentait certains chefs d’État africains, comme Robert Mugabe, ou encore des généraux congolais. Il est soupçonné en haut lieu d’avoir exploité une douzaine de concessions pétrolières en Angola, mais aussi des mines de diamant au Zimbabwe, ainsi que de fer et de bauxite en Guinée. Ces rencontres interpersonnelles semblent avoir été facilitées par le délitement de l’Union soviétique et du régime cubain, très actifs dans la région durant la guerre froide, mais aussi par une relation privilégiée entretenue avec le président angolais, José Eduardo Santos. Depuis lors, l’ancienne colonie portugaise est devenue l’un des principaux fournisseurs de pétrole à Beijing. Même observation pour nombre de pays africains qui ont accueilli sur leur sol, et par la médiation d’hommes de l’ombre, de grandes zones économiques spéciales entièrement financées par la Chine : Chambishi et Lusaka en Zambie, Jinfei à Maurice, Ogun et Lekki au Nigeria, Suez en Égypte et bientôt Dong Guan en Éthiopie.

La chasse à la corruption est donc de nature polysémique. Elle vise, sur le plan idéologique notamment, des cadres ou dissidents qui s’opposent à la politique de Xi Jinping, soit dans un intérêt oligarchique pour les premiers, soit par un attachement au libéralisme politique pour les seconds. Elle est également une pratique de positionnement tactique, voire plus lointainement stratégique, et avec un objectif final : sauver le Parti d’une crise de corruption majeure qui pourrait entraîner dans sa chute l’équipe dirigeante. Cette finalité recouvre des priorités qui dépassent de loin les seules frontières de la Chine et revêt une dimension planétaire, comme l’illustre l’exemple africain. Toutefois, on peut sérieusement douter de son efficacité, dans la mesure où les structures de l’État se confondent avec celles du Parti [13]. Autrement dit, la corruption est inhérente au système clientéliste chinois [14] et est prompte à s’engendrer d’elle-même, logique que nourrit l’absence de séparation entre les pouvoirs.


  • [1] Le système mandarinal, imposé au début du VIIe siècle et appliqué par toutes les dynasties jusqu’en 1905, est une sélection par concours des hauts fonctionnaires lettrés et éduqués dans la tradition de Confucius. Basé sur une reconnaissance du mérite et des aptitudes intellectuelles, ce système a également produit des privilèges pour les Mandarins, et développé la corruption aux différents échelons de l’administration impériale.
  • [2] Leslie L. Marsh et Hongmei Li (dir.), The Middle Class in Emerging Societies. Consumers, Lifestyles and Market, New York, Routledge, 2015. Si on estime que les classes moyennes dépasseront les 40 % de la population chinoise en 2020, elles représentaient en 2015 environ 30 % de la population.
  • [3] Lire Daniel Kübler, Hanspeter Kriesi et Lisheng Dong (dir.), Urban Mobilizations and New Media in Contemporary China, Londres, Ashgate, 2015.
  • [4] Andrew Wedeman, Double Paradox. Rapid Growth and Rising Corruption in China, New York, Cornell University Press, 2012.
  • [5] Richard Baum, China Watcher. Confessions of a Peking Tom, Seattle, University of Washington Press, 2010.
  • [6] Né en 1951, Liu Yuan est le fils de Liu Shaoqi, ancien président de la RPC de 1959 à 1968 et victime de la Révolution culturelle. Il est, depuis 2010, commissaire politique du Département général de la logistique de l’Armée populaire de libération.
  • [7] Wang Xiaodong est l’une des figures de proue du camp néoconservateur et nationaliste, mais par ailleurs défenseur du développement de la démocratie en Chine, qu’il estime nécessaire au discours nationaliste. Zhang Wenmu est, pour sa part, l’un des promoteurs de la défense de l’intérêt national chinois dans le monde. Lire Suisheng Zhao (dir.), Construction of Chinese Nationalism in the Early 21st Century, New York, Routledge, 2014.
  • [8] Zhou Yongkang, l’un des principaux dirigeants chinois de ces dernières années, fut notamment responsable de la sécurité. Il est un ancien membre du Comité permanent du Bureau politique du PCC, avant son arrestation et son exclusion du Parti en décembre 2014. Le 11 juin 2015, il fut condamné à la prison à perpétuité pour « recel de corruption, abus de pouvoir et révélation intentionnelle de secrets d’État » par un tribunal de Tianjin, à l’issue d’un procès à huis clos.
  • [9] Chen Guangcheng, L’avocat aux pieds nus, Paris, Globe éditions, 2015, p. 115.
  • [10] Barnaby Martin, Hanging man. The arrest of Ai Weiwei, Londres, Faber and Faber Limited, 2013.
  • [11] « L’épouse du dissident chinois Liu Xiaobo évoque un “cauchemar” », Le Monde, 14 juin 2013.
  • [12] Sébastien Le Belzic, « Sam Pa : la face sombre de la Chinafrique », Le Monde, 3 juin 2015.
  • [13] Voir Jean Pierre Cabestan, Le système politique chinois. Un nouvel équilibre autoritaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [14] Voir Stéphanie Balme, Entre soi. L’élite du pouvoir dans la Chine contemporaine, Paris, Fayard, 2004.