Juin 2016
« La géopolitique a basculé dans une autre dimension » / Entretien avec Enki Bilal
État, nation, mondialisationRIS N°102 – Été 2016
Enki Bilal est né à Belgrade en 1951, avant que sa famille ne s’installe à Paris en 1960. Passionné de dessin et de littérature, il se tourne vers la bande dessinée. En 1971, il remporte un concours organisé par le journal Pilote. Il rencontre son premier grand succès en 1979, avec Les Phalanges de l’Ordre noir, co-signé avec le scénariste Pierre Christin. Une année après, il publie La Foire aux immortels, qui ouvre la trilogie « Nikopol », et marque un tournant vers un univers futuriste, visionnaire et prospectif. Dans Partie de chasse (1983), E. Bilal et P. Christin mettent en scène l’histoire de la Révolution russe et l’affrontement entre deux générations de communistes. En 1989 sort son premier film, Bunker Palace Hôtel. Artiste multiple, il ne cesse d’élargir sa palette, signant par exemple en 1991 les décors du ballet Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev. En 1998, il publie Le Sommeil du monstre, premier des quatre volumes de la série « La Tétralogie du monstre », dans lequel il évoque la mémoire collective, individuelle et prospective de la guerre de Yougoslavie. Son dernier ouvrage, La couleur de l’air, paru en 2014, clos la trilogie « Coup de sang », entamée en 2009. Il y imagine un effondrement et une réinvention du monde. Considéré comme l’un des créateurs les plus impressionnants de la bande dessinée actuelle, Enki Bilal revient, pour La Revue internationale et stratégique, sur son rapport à la géopolitique.
Pascal Boniface et Marc Verzeroli – En quoi votre parcours personnel et professionnel vous a-t-il conduit à vous intéresser aux questions géopolitiques ?
Enki Bilal – Je pense tout simplement que l’endroit où je suis né détermine pas mal de choses. Je suis né au début des années 1950 à Belgrade, en Yougoslavie, sous le règne de Tito, personnage héroïque pour tous les Yougoslaves de l’époque, sauf quelques opposants emprisonnés, dictature soft oblige. L’ensemble des Yougoslaves, avec tout ce qu’il y avait d’ouvert ethniquement, religieusement, avait une sorte de dette de reconnaissance vis-à-vis de Tito, simplement parce qu’il avait été le héros d’une guerre. Il avait résisté au nazisme, puis a très vite été considéré comme fréquentable par l’Occident en s’opposant à Staline. C’était un personnage rassurant pour l’époque, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières.
Mon père, lui, était déjà parti en France et son « voyage d’affaires » commençait à durer. La situation était assez particulière parce qu’il avait été le tailleur de Tito au sortir de la guerre. Il s’était battu à ses côtés, au milieu des partisans. Tito lui a proposé des cadeaux en nature à la fin du conflit, comme il le faisait avec pas mal de ses compagnons. Mais mon père, très orgueilleux et intègre, a refusé. Il ne voulait pas entrer dans le système du Parti communiste. Il rêvait alors d’indépendance et, surtout, d’Occident. Il voulait réussir sa vie de maître-tailleur en France, où il était allé une première fois en 1936.
Le fait que lui ne soit pas là, dans ces années 1950-1960, créait une sorte de tension que ma mère supportait courageusement. Je pense que le fait de naître, de vivre durant cette période, et d’avoir cette d’épée de Damoclès aussi, avec ce père absent, m’a finalement fait prendre conscience de ce qu’était la pression politique. Il y avait également une communauté de Russes tout près de l’endroit où l’on habitait. On sentait là aussi une forme de tension, parce que Staline restait le frère trahi par Tito.
Lorsque j’arrive en France, à neuf-dix ans, je découvre évidemment un autre monde. Un monde en guerre lui aussi, avec l’Algérie, pays dont j’ignorais alors totalement l’existence. À cet âge, j’ai déjà non pas une forme de culture politique mais, en tout cas, une sensibilité, une sensibilisation à ces choses-là. Et puis, je découvre en France une langue qui me séduit totalement, que je trouve sublime. Je découvre la bande dessinée franco-belge, qui va décupler ma passion du dessin.
Je fais ensuite des études classiques, jusqu’au moment où je remporte un concours organisé par Pilote. J’ai lors la possibilité de proposer mon travail à René Goscinny, à Jean-Michel Charlier et à toute cette prestigieuse équipe du Pilote des années 1970. C’est ainsi que je débute réellement dans la bande dessinée. Ma rencontre avec Pierre Christin est également déterminante. Il est le premier en France, je crois, à amener dans la bande dessinée la notion de politique, de social, d’abord par des histoires très françaises et régionales, ensuite par des livres vraiment ouverts sur l’international, dont Les Phalanges de l’Ordre noir et Partie de chasse. Le virus vient donc de l’enfance, mais il s’est aussi développé ensuite.
Justement, Les Phalanges de l’Ordre noir (1979) et Partie de chasse (1983) sont des ouvrages éminemment politiques, voire stratégiques. À l’époque, la bande dessinée, c’est pourtant tout sauf de la géopolitique.
Enki Bilal – Absolument. Il y avait tout de même eu, dans les années 1970 et avec un peu de retard, le « mai 1968 » de la bande dessinée, avec des dissidences très violentes, dont R. Goscinny a beaucoup souffert, notamment avec Claire Bretécher, Marcel Gotlib et Nikita Mandryka qui quittent alors Pilote pour fonder L’Écho des savanes. De même avec Métal hurlant. Une partie des « nouvelles stars » de la bande dessinée s’émancipe totalement, veut être libre, parler un langage d’adulte, etc.
Mais la notion de géopolitique est venue avec Les Phalanges de l’ordre noir et Partie de chasse, deux livres très complémentaires. L’un traite de la mémoire de la guerre d’Espagne, ravivée en temps réel à la fin des années 1970 par un groupe de vieillards, anciens franquistes, qui reprennent du service de manière absurde et réveillent d’anciens des Brigades internationales. C’est un livre que j’aime beaucoup. L’autre, Partie de chasse, est né d’un désir personnel de renouer avec mes origines de l’Est. Pierre ne s’est pas fait prier, étant lui-même passionné par ce monde opaque.
Je pense que cela était aussi dû au fait que durant toute mon adolescence à Paris, j’ai pris sans le vouloir fait et cause pour l’Union soviétique. Pour des raisons très simples : à l’école, je me rends rapidement compte que mes petits camarades sont tous proaméricains d’une part et, d’autre part, qu’ils n’aiment pas l’Est. Tout ce qui vient des États-Unis est sublime, formidable. Ils confondent Belgrade, Bucarest, Budapest, croient que le Rideau de fer est une réalité physique, que dans ces pays il fait toujours gris, froid, que les gens sont tristes, etc. Je deviens prorusse par réaction.
Ce qui est tout de même étrange pour quelqu’un qui vient de Belgrade.
Enki Bilal – Oui. Ce qui ne m’empêchait pas d’aimer les États-Unis, le cinéma américain, etc. Mais évidemment, quand on a quatorze ans, c’est presque de l’ordre du jeu.
Pour moi, Partie de chasse est donc un retour. Et en même temps, on sentait à ce moment-là qu’il se passait des choses, d’abord avec Solidarnosc, Lech Walesa qui apparaît, les chantiers de Gdansk, etc. Nous partons donc sur cette histoire qui, finalement, va annoncer la chute du communisme.
Et qui est une histoire du pacte de Varsovie, dont la Yougoslavie ne fait pas partie : vous vous êtes donc projeté sur un autre monde que le vôtre. Comment avez-vous vécu, comme jeune adolescent, à la fois l’échec du printemps de Prague et l’intervention soviétique et, parallèlement, la guerre du Viêtnam. Ces événements ont-ils été des marqueurs politiques pour vous ?
Enki Bilal – Bien sûr. J’étais parfaitement conscient de ce qu’était le pouvoir soviétique et me rendais tout à fait compte que ma sympathie de pure réaction par rapport à mes petits camarades proaméricains ne tenait pas. Il y avait aussi eu 1956, dans un pays voisin du mien – Belgrade et Budapest sont toutes proches –, mais je ne me souviens pas vraiment en avoir entendu parler, à Belgrade. J’avais à peine cinq ans.
La guerre du Viêtnam vient ensuite inconsciemment conforter l’idée que le monde est politique et que la géopolitique est une entité englobante de la planète elle-même, que l’on est soumis à des forces qui sont celles du pouvoir des hommes, des humains, des systèmes politiques, économiques, idéologiques, qui finissent par créer des tensions. À ce moment-là, entre 1974 et 1976, je travaille avec P. Christin sur des thématiques franco-françaises, mais j’ai quand même envie de me confronter à l’idée des dictatures. Je sais à ce moment-là que ce sera un peu mon vecteur, mon moteur.
À la mort de Tito, prenez-vous conscience des fragilités de la Yougoslavie ? Êtes-vous inquiet ?
Enki Bilal – Un petit peu, mais je suis en même temps et surtout surpris par l’espèce de système collégial alors mis en place. A posteriori, on comprend tout à fait que c’était la seule sortie possible pour qu’il n’y ait pas un chaos immédiat. J’ai malgré tout quand même été étonné que tout cela explose à ce point une dizaine d’années à peine plus tard.
Le hasard m’avait d’ailleurs ramené à Belgrade pour le tournage de mon premier long métrage : pour des raisons de moyens financiers, de coproduction, nous allions vers l’est. J’avais même passé plusieurs jours à visiter les incroyables studios Mosfilm, à Moscou, mais il n’y avait pas de possibilité d’accroche : c’était trop tôt. Je tourne donc Bunker Palace Hôtel à Belgrade. Et je vois dans les cafés, les pâtisseries, les restaurants où j’allais étant enfant, des photos d’un type que je ne connais pas et qui remplacent celles de Tito. Une espèce de visage poupin, sans charisme aucun. Je demande à l’un des acteurs yougoslave, serbe, de qui s’agit-il. Il me répond : « c’est Milosevic, ça a l’air de marcher pour lui ». Il me dit que lui ne l’aime pas, mais que « il réveille la fierté serbe ». C’était en 1988, et on sait très bien comment les choses ont ensuite dégénéré.
Donc à la mort de Tito, je ne suis pas spécialement inquiet. Autant je n’ai pas été surpris par la chute du Mur, autant je ne m’attendais pas à cela en Yougoslavie, même si je savais que la situation était fluctuante.
À ce sujet, il y a une partie du conflit yougoslave de la décennie 1990 qui, je ne comprends pas pourquoi, a totalement échappé aux médias, aux analystes que j’ai pu lire à ce moment-là : c’est la dimension religieuse du conflit, comme si elle posait déjà problème. Cela m’a surpris car c’était selon moi l’une des grandes raisons de cette guerre, alors qu’on ne voulait y voir que les règlements de compte entre nationalistes serbes et croates. Je connais bien ces deux nationalismes. Le premier est un nationalisme terrien, rural, lié au sol, à la terre des ancêtres, au sang versé, etc., et cela continue aujourd’hui avec l’indépendance du Kosovo, que les Serbes n’ont toujours pas digérée. Le second, proche du national-socialisme, a une dimension plus idéologique. On imagine ce que cela donnait sur les terrains de football, à Zagreb, entre l’Étoile rouge de Belgrade et le Dinamo Zagreb, et inversement à Belgrade : c’est là que cela a surtout commencé, dégénéré et annoncé le conflit.
Comment vivez-vous la façon dont les médias parlent du conflit dans les années 1990 ?
Enki Bilal – Assez mal. Je savais que je devais faire quelque chose sur ce thème. J’étais alors en train de préparer mon deuxième film, qui s’arrête par manque d’argent, et me retrouve un peu désemparé. Arrive L’Obs, en 1993-1994, qui propose de m’envoyer en Yougoslavie, me donnant carte blanche si j’ai envie de faire quelque chose sur cette guerre. Je suis très tiraillé et finis par décliner parce que j’ai la conviction que mon rapport à ce conflit doit être – je ne suis pas journaliste – un rapport d’auteur. Je sais alors que mon prochain livre se fera là-dessus, et c’est comme cela que je trouve l’idée du Sommeil du monstre, qui est pour moi l’un de mes livres les plus importants, au même titre que Partie de chasse avec P. Chistin. D’une certaine façon, c’est « mon » Partie de chasse.
Je pars sur l’idée de trois orphelins qui naissent à deux jours d’intervalle et sont dans le même lit à l’hôpital de Sarajevo Kosevo, sous les bombes. On les retrouve adultes, trente ans plus tard. L’un des personnages a alors une hypermnésie qui lui permet de revenir jusqu’au jour de sa naissance. De manière un peu incroyable, et impossible en fait mais c’est en quelque sorte une fable, il se souvient de tout. Je raconte ma guerre à travers ses souvenirs, je mets ce que je ressens dans la tête de ces personnages.
Lorsque le conflit a démarré, très vite, il y a eu un papier d’Alain Finkielkraut dans Le Monde qui m’a alerté. Je me suis dit « c’est incroyable, la guerre commence à peine et il est en train de prendre fait et cause pour les Croates en disant que les Serbes sont des monstres ». Je commence d’abord par écrire une réponse et plus j’écris, plus je me rends compte que les choses sont très compliquées, très complexes, et je comprends d’autant moins comment lui a pu les simplifier à ce point. Plus on veut répondre en argumentant, plus on se dit que c’est inextricable, qu’il faut peser chaque mot, etc. Comment peut-on être aussi laxiste ? Je me dis finalement que je ne vais pas y arriver et, surtout, que cela n’a pas de sens.
À part certains journalistes sur le terrain, des grands reporters comme Jean Hatzfeld, à qui j’ai fait un clin d’œil dans Le Sommeil du monstre où l’un des personnages s’appelle Nike Hatzfeld, j’ai donc trouvé les prises de positions caricaturales et simplistes. Il faut y ajouter cette absence totale d’analyse et même de discernement du fait religieux.
Comment interprétez-vous cette lecture de la plupart des journalistes et intellectuels médiatiques, qui ont pris fait et cause de façon complètement manichéenne et binaire ? Comment a-t-on pu en arriver à diaboliser les Serbes et à exonérer les autres de toute responsabilité, à oublier le passé de Franjo Tudjman, d’Alija Izetbegovic ?
Enki Bilal – J’ai des bribes d’explication. Je précise d’abord que je ne suis pas Serbe. Mon père était Bosniaque, d’un village entre Sarajevo et Mostar, musulman. Le nom Bilal est un nom musulman, je ne l’ai d’ailleurs appris que beaucoup plus tard. Mon père était musulman laïque, il ne pratiquait pas. En outre, Musulman était une nationalité que Tito avait décernée aux gens de Bosnie. Ma mère, elle, était Tchèque et catholique, également non pratiquante. Parfait statu quo religieux familial, donc. Tout cela fait qu’aujourd’hui ce sujet me passionne d’autant plus. Je respecte ceux qui croient, mais j’ai une profonde aversion pour ceux qui sont dans le le prosélytisme, d’où mon problème avec le monde religieux régressif d’aujourd’hui.
Je crois qu’il y a eu un réflexe, par exemple celui, allemand, de reconnaître immédiatement la Croatie, qui a réveillé le vieux fond, le réflexe pavlovien et mitteleuropéen des zones d’influence de toute l’histoire du continent. Tout à coup, l’Allemagne va naturellement vers la Croatie. La Slovénie, elle, s’en va tout de suite, en trois jours et à peine quelques morts, vers l’Autriche-Hongrie. Mais les Allemands mettent le grappin trop tôt : ils reconnaissent la Croatie, ce qui énerve profondément les Serbes qui, eux, ne sont pas vraiment appréciés du reste de l’Europe – même s’il y a eu une forme de solidarité historique entre la France et la Serbie –, parce qu’ils sont orthodoxes et appartiennent la sphère russe.
Il y a donc des réflexes pavloviens, là aussi. Les Russes et les Serbes sont toujours très proches, de même que les Grecs : je pense que les Serbes ont aussi payé cette appartenance à une Europe non validée intrinsèquement, intellectuellement, à un monde qui n’est pas occidental.
Il s’agit donc presque de réflexes historiques. Le bombardement en 1999 par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), sans aucune autorisation ni aval, pour venir en aide au Kosovo, dont on savait qu’il était un repaire de mafieux de toutes sortes qui n’avaient absolument rien à voir avec la démocratie, était aussi surréaliste. Enfin, il manquait, au milieu de ce chaos, ce que j’ai regretté le plus, une Europe forte qui aurait pu, qui aurait dû étouffer le conflit dans l’œuf.
On pourrait voir dans la guerre du Kosovo le signe presque avant-coureur de la guerre d’Irak, sans feu vert des Nations unies.
Enki Bilal – J’ai toujours considéré la Bosnie comme une forme de laboratoire de ce que pourrait devenir le monde entier : c’était clairement le cas de la guerre de religion larvée qui s’y produisait. Quant au nationalisme serbe, très terrien, très enraciné dont je parlais, c’était la campagne, le monde rural, inculte, qui ne supportait pas, dans le cas de Sarajevo, la ville moderne, métissée. Car avant tout cela, toutes les religions fonctionnaient très bien ensemble. Sarajevo, c’était magnifique. Quand j’y allais enfant, j’éprouvais à la fois du trac et de la fascination. Les odeurs n’étaient pas les mêmes qu’à Belgrade, c’était d’un exotisme incroyable à tous points de vue. Il y avait toutes les religions, on sentait que les gens étaient différents, mais cela marchait très bien : il y avait une vraie énergie, et c’est ce que n’ont pas supporté les nationalistes bosno-serbes qui entouraient la ville. D’où ce bombardement fou et aveugle.
Je reviens au religieux car c’est, pour moi, le grand danger. Je l’avais écrit dans Le Sommeil du monstre, en 1997, dans lequel j’annonce un ordre obscurantiste mondial. Cet ordre – que j’ai appelé « Double O » pour Obscurantis Order – m’a été inspiré par le talibanisme afghan, qui venait d’émerger en 1995. On entend pour la première fois parler en 1994-1995 de ces étudiants en théologie, de lapidations de femmes, du non-droit à l’éducation pour elles, de mains coupées, etc. Pour ne pas pointer un seul des monothéismes, j’imagine une coalition de fous de dieu qui mêle les extrémistes musulmans, chrétiens et juifs. Leur objectif : punir l’Occident, le soumette, anéantir la culture, la pensée, réduire le nombre de mots à 500, tout un ensemble de choses un peu absurde… et pour finir frapper évidemment les symboles que sont New York, Paris. Je rappelle qu’on est alors en 1997.
Aujourd’hui, pour moi, la géopolitique a basculé dans une autre dimension où le religieux a pris une place prépondérante. Le Bien et le Mal sont de nouveau face à face. La dynastie Bush, père et fils, avait de quoi jubiler. L’Union soviétique battue, le communisme effondré, on a vite fait de se fabriquer un ennemi… religieux.
Il y a certes le religieux, mais aussi les nationalismes, qui restent importants. Si Tito a par exemple été aussi populaire, c’est bien parce qu’il avait résisté nationalement, tant aux Allemands qu’aux Soviétiques. Quand on observe aujourd’hui la Russie de Vladimir Poutine, la Chine de Xi Jinping, n’avez-vous pas le sentiment que l’échelon national, la fierté nationale sont toujours des moteurs importants, même dans un monde globalisé ?
Enki Bilal – Cela n’a pas disparu, bien sûr, et le nationalisme risque même de prendre à nouveau de l’ampleur en Europe, l’Union européenne n’ayant pas réussi à créer un semblant d’unité d’entité. De plus, la question des migrants fait que montent le Front national et les populismes partout.
La fin des deux idéologies « à l’ancienne » ne signifie pas la fin des nationalismes. Le capitalisme vainqueur a proposé un nouveau monde, labellisé sous des termes plus doux, plus rassurants : globalisation, mondialisation. Tout cela produit une machine qui commence aussi à laisser sur le bas-côté énormément de victimes économiques. Et puis il y a l’émergence de la Chine, qui remet un peu plus les nations au centre du jeu. Mais en tout cas, le religieux a amené cette espèce de croisade intégriste musulmane, qui est en fait le pendant de ce qu’avait pratiqué le christianisme, une sorte de crise d’adolescence d’une religion jeune.
Nous sommes donc dans un monde très déstabilisé, et ce n’est évidemment pas Donald Trump qui va nous rassurer, ni Vladimir Poutine, dont on sait qui il est et d’où il vient, c’est-à-dire du KGB. Je pense cependant que l’on a raté l’occasion de le flatter plutôt que l’humilier. À l’inverse, étendre l’OTAN jusqu’à la frontière ukrainienne était de la provocation.
Quel regard portez-vous sur le rôle et la place de la France dans le monde, sur la politique étrangère de notre pays ?
Enki Bilal – Déjà, il y a eu l’histoire de la Libye et cette intervention peu préparée et assez gênante. Inversement, tout le monde a reconnu qu’il fallait aller au Mali, et même l’opposition disait que c’était formidable. Je ne suis, pour ma part, pas certain qu’il soit si opportun de partir en guerre. Je pense aussi que François Hollande y a trouvé un moyen d’exister à un moment difficile de son début de quinquennat : il n’avait pas de résultats à l’intérieur, il s’est donc donné une sorte de carrure. Je trouve cela dangereux.
Sur la Syrie, la France avait-elle le bon discours ? Celui de Laurent Fabius était peut-être un peu buté. Après l’échec de la démocratie en Libye, était-il aussi simple de dire qu’il fallait aider les « gentils rebelles », les démocrates ? Bachar Al-Assad est un dictateur et doit partir, mais il y a eu également la tergiversation américaine. Il est donc difficile de dire si la France avait raison ou non. C’est un peu comme la Yougoslavie : on ne sait pas quoi faire, on sait qu’intervenir ne fonctionne pas, on voit ce que cela a donné en Irak. Nous avons néanmoins, selon moi, un très bon ministre de la Défense : je trouve que Jean-Yves Le Drian a donné une assise à ce discours politique qui était un peu flou.
Mais je ne sais pas trop quoi penser de tout cela, c’est une question assez délicate. Il est absolument certain que si nous étions intervenus, si l’on avait chassé B. Al-Assad, la Syrie serait aujourd’hui proche de la Libye. Toute cette zone est un enfer absolu, il est évident que cela aurait forcément dégénéré. On ne peut pas imaginer développer tout à coup une démocratie quand les gens n’ont jamais vécu dans un monde pluraliste.
Une autre évolution stratégique remarquée outre la fin du monde bipolaire, plus majeure parce qu’elle met fin non pas à quatre décennies mais à cinq siècles d’histoire, est la fin du monopole occidental sur la puissance. Comment voyez-vous l’Occident et son rapport avec le reste du monde dans cette période historique où les autres émergent ?
Enki Bilal – En fin de compte, c’est l’affaiblissement des États-Unis et le non-envol de l’Europe, qui n’en profite pas. Même sur le traité Tafta, par exemple, on est encore une fois – il y a heureusement enfin des réactions, même de François Hollande – soumis à une espèce de fascination des États-Unis. Nous l’avons tous culturellement, je pense notamment au cinéma américain. Dans tous les domaines, c’est une machine de guerre : Hollywood est ainsi l’arme la plus incroyable jamais inventée, qui, en plus, produit des effets qui nous font du bien. Mais il est très dangereux d’avoir cette faiblesse-là en politique, et on a en plus l’impression que les États-Unis cherchent à nous affaiblir, puisqu’ils n’ont évidemment pas intérêt à ce que nous devenions prospères.
Ce monde occidental un peu à l’ancienne, celui du XXe siècle, est en train de se scléroser. Si l’on fait le bilan des deux mandats de Barack Obama, la déception prime tout de même, alors qu’on était tous heureux de voir enfin un Noir arriver à la tête des États-Unis. À l’arrivée, on voit que les choses ne sont pas si simples.
Il y a donc une forme d’assèchement, cet Occident si puissant de la deuxième moitié du XXe siècle est en train de s’effriter. Il y a évidemment la Chine, qui fait peur parce que c’est une masse incroyable, puissante, avec des dirigeants malins, qui n’ont pas oublié leurs réflexes totalitaires. La Corée du Nord s’agite un peu, mais peut être quand même dangereuse. Il y a également la Russie qui, je crois, aurait dû être un partenaire de l’Europe, et ne le sera pas. La Turquie, enfin, fait peur elle aussi, avec Recep Tayyip Erdogan qui se radicalise, s’islamise. Tout cela est assez déstabilisant.
Dans votre série « Coup de sang », vous envisagez une recomposition géographique du monde. Cela correspond-il à quelque chose en particulier ou est-ce davantage de l’ordre du jeu ?
Enki Bilal – Cela part d’un jeu, puisqu’il s’agit avant tout d’une fable. Il n’empêche que le point de départ est que l’on fait tellement de mal à cette planète qu’elle-même décide de se réorganiser, de s’ébrouer, comme le ferait un animal. C’est de l’ordre du western, il s’agit de mettre les humains à l’épreuve.
Le 11-septembre a totalement asséché mon travail sur la géopolitique entrepris sur Le Sommeil du monstre. Je voulais développer le thème de cet obscurantisme religieux, mais le 11-septembre arrive plus ou moins comme je l’avais écrit quatre ans auparavant. Donc, je pars ailleurs. « Coup de sang » est une façon de parler de la planète, et non plus des mécaniques humaines, des systèmes politiques humains : faisons table rase et voyons comment, dans l’esprit westernien, des survivants vont être mis à l’épreuve. C’est pour moi une forme de récréation, une parenthèse.
Vous vous intéressez beaucoup au sport. Quel regard portez-vous les rapports entre le sport et la géopolitique ?
Enki Bilal – Sport et géopolitique ont marché main dans la main au XXe siècle. Le sport fut une vitrine, surtout dans la deuxième moitié du siècle, et même dans la première avec les Jeux de 1936. Car une jeunesse saine, qui triomphe, gagne, bat des records sert les systèmes dictatoriaux. Cela a pris de l’ampleur avec l’Union soviétique, la République démocratique allemande (RDA). Le sport est populaire dans le monde entier, il y a la notion de jeu, de plaisir, ainsi que le paramètre de l’identification, qui permettent d’en faire un outil de propagande. Il agit aussi comme un opium : un pays gagne des médailles aux Jeux olympiques, remporte une Coupe du monde de football, et la population le prend comme un baume, la pauvreté passe beaucoup mieux, ce qui est surprenant.
Alors que les idéologies s’affrontaient durant ces années, que reste-t-il aujourd’hui ? L’argent. Par exemple, j’adore le football mais cela m’ennuie quand même de voir le fric fabriquer des équipes de clubs qui n’ont plus rien à voir avec les villes qu’ils représentent. Combien de Parisiens, voire de Français au PSG, combien de Londoniens ou d’Anglais à Chelsea ?
Je pense que l’aspect géopolitique du sport s’est dissous, je crois même que l’impact des Jeux olympiques n’est plus tout à fait le même qu’avant. En tout cas, le tableau est moins clair. Comme la finance… qui achète tout ça.
Le 4 mai 2016.