« La France perd de sa voix et de son rôle » / Entretien avec Nicolas Dupont-Aignan

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  • Nicolas Dupont-Aignan

    Nicolas Dupont-Aignan

    Député de l’Essonne, Président de « Debout la France », candidat à l’élection présidentielle de 2017.

  • Pascal Boniface

    Pascal Boniface

    Directeur de l’IRIS

Nicolas Dupont-Aignan – Le général de Gaulle disait : « On peut-être grand même sans beaucoup de moyens : il suffit d’être à la hauteur de l’Histoire ».

Je pense que le propos s’applique comme jamais à la problématique de l’influence de notre pays sur la scène internationale. Hélas, par manque de fierté et de volonté de la part de ses dirigeants, notre pays n’est guère à la hauteur d’une Histoire qui, par conséquent, s’écrit de plus en plus sans lui.

Quel gâchis, car comment ignorer de réels atouts, comme le siège permanent au Conseil de sécurité, l’existence d’un outil militaire et d’un réseau diplomatique qui sont très loin d’être négligeables, un rang économique finalement assez stable – la France étant considérée comme la cinquième ou sixième puissance économique du monde –, une langue parlée par plus de 200 millions de locuteurs, des secteurs de pointe, une attractivité touristique impressionnante, et même aujourd’hui une « French touch » des plus vendeuses, etc.

Je pense ainsi que la France néglige son influence mondiale qui, sans égaler sur tous les plans celle des mastodontes chinois ou américain, pourrait être bien plus développée et dynamique si ses gouvernants le voulaient. Mais ceux-ci, englués dans un horizon européen réducteur et vide de toute vision politique, ont décrété la « petitesse » de la France pour prétexter la nécessité d’une soumission à Bruxelles et à Berlin – une soumission en réalité délétère pour tout le monde. À force de se dire petit, on le devient… Et sans s’épargner le ridicule : quand je pense que la seule commémoration napoléonienne à laquelle le gouvernement français a accepté de participer ces quinze dernières années a été le 200e anniversaire… de Trafalgar !

Nicolas Dupont-Aignan – De moins en moins, hélas. Depuis que ses dirigeants fatigués ont décidé de la faire basculer dans ce qu’il faut bien appeler une tentative de normalisation euro-atlantiste, la France perd de sa voix et de son rôle. Comment pourrait-il en être autrement puisque, sommée de s’aligner ou de s’effacer, ses élites s’exécutent dans l’enthousiasme ? !

Dès lors qu’il a réincorporé le commandement militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), devenu à partir de 1989 le bras armé des États-Unis dans le monde, notre pays a ainsi perdu la marge d’autonomie politique qui était la sienne depuis 1966 : le recul dans la vente des Mistral à Moscou et le suivisme à l’égard des Allemands et des Américains, qui disputent à la Russie son influence sur son « étranger proche » – voire « très proche » –, en sont en l’occurrence une illustration pathétique, surtout si l’on songe à la politique d’équilibre relatif entre Moscou et Washington que Paris avait jusqu’alors toujours veillé à maintenir.

Prise dans une espèce de nombrilisme occidentaliste, notre diplomatie en vient à oublier l’essentiel : l’histoire, la géographie, les amitiés anciennes, les valeurs et l’image qu’incarne la France. Pourtant, comme le disait Napoléon, « la politique d’un État est dans sa géographie » : de fait, si les États-Unis, île mondiale protégée par deux océans, peuvent mettre le feu au Proche-Orient et à l’Eurasie sans trop craindre pour leur sécurité immédiate, il n’en va pas de même pour les pays européens, bien plus exposés !

Dans ces conditions, comment imaginer une seconde que la tentative de hold-up des États-Unis sur l’économie européenne, à travers le traité de libre-échange transatlantique – une dangereuse resucée de l’AMI [1] –, puisse servir nos intérêts et priorités économiques, à savoir l’emploi, la croissance et le bien-être des Français ?!

Nicolas Dupont-Aignan – La France, ainsi que je le souhaite avec beaucoup d’autres, doit retrouver davantage que son rang : sa vision du monde et le courage de la porter, qui en sont les préalables. L’héritage toujours actuel du général de Gaulle, dont on méconnaît les combats homériques face aux Anglo-Saxons pour faire reconnaître la France libre et le GPRF [2] durant la Seconde Guerre mondiale, aurait à cet égard bien des choses à nous apprendre…

Outre sa propre part à l’action internationale pour le développement, la sécurité et la paix, notamment dans ses zones d’influences traditionnelles, la France apporterait beaucoup à tous en donnant libre cours à sa volonté de faire vivre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’émergence d’un monde réellement multipolaire, une approche « objective » des relations internationales refusant les idéologies – comme celle, si nuisible, du « choc des civilisations » –, l’exception culturelle et linguistique, une francophonie plus active et féconde, etc.

Rattrapé par le réel et le poids de ses responsabilités passées, notre pays s’est remarquablement engagé au Mali et en Centrafrique pour éviter le chaos, là où ni l’Europe, ni les États-Unis, ni la Chine n’ont levé le petit doigt. C’est cette veine, traditionnelle, de notre politique étrangère qu’il faut davantage faire revivre aujourd’hui, à rebours des errements qui nous ont conduits à détruire l’État libyen et menacer le pouvoir syrien. Lorsque la France renonce, comme elle l’avait fait au début des années 1990 en Yougoslavie face aux initiatives dangereuses de l’Allemagne et des États-Unis, elle ne rend service ni à elle-même ni aux autres : elle aurait ainsi dû à cette époque imposer la non-ingérence et le refus de tout changement des frontières par la violence. En revanche, lorsqu’elle a refusé de participer à la guerre d’Irak, elle a forcé le respect de tous, y compris de ses alliés éconduits qui ont fini par remiser leur aigreur initiale pour laisser place à une certaine forme de reconnaissance.

Imagine-t-on le rôle crucial que pourrait jouer aujourd’hui notre diplomatie en Ukraine si elle n’était pas à ce point à la botte des Américains, de Bruxelles et des Allemands ? Les Russes seraient sans doute preneurs d’une médiation qui, au fond, ne ferait que reconnaître leur propre légitimité d’acteur incontournable en Europe orientale. Quel autre pays que la France pourrait mieux accomplir cette tâche ?

Nicolas Dupont-Aignan – L’ordre mondial de ce début de XXIe siècle a vu la concrétisation de la vision internationale du général de Gaulle, tant raillée dans les années 1960 par les pseudo-modernes bercés par la croyance complètement fausse en un prétendu « sens de l’histoire » condamnant à mort les États-nations. De la fin de la guerre froide est ainsi issu le monde multipolaire que l’ancien chef de la France libre avait inlassablement annoncé ! À l’arrivée, la Russie a bel et bien « bu le communisme comme un buvard boit l’encre » et « le communisme est passé » mais pas la France.

Aujourd’hui, la société internationale reste largement dominée par les États, même si les acteurs économiques et non gouvernementaux voient leur rôle évoluer – mais pas au point de supplanter ceux-ci. On entend beaucoup gloser aussi sur l’émergence d’une société mondiale unique, grâce aux progrès du commerce et des nouvelles technologies, ou à cause du caractère global de certains enjeux comme le réchauffement climatique. Je n’en crois rien : au contraire, j’ai le sentiment que face aux défis du monde de plus en plus nombreux, l’activité internationale, c’est-à-dire le concert des États et des peuples, doit s’intensifier et se renforcer.

Pour ce faire, il est indispensable de conforter les États, qui demeurent quoi qu’on en dise le cadre privilégié, le seul cadre efficace même, de l’expression de la démocratie et d’un développement humain maîtrisé. L’utopie cosmopolite et hyper-individualiste tend à mes yeux vers une sorte d’anomie, d’anarchie généralisée d’où il ne pourra rien sortir de bon. C’est aussi pour cette raison que je combats l’Union européenne en tant que cadre supranational ayant la prétention de « dépasser » ses États membres, c’est-à-dire en clair de supplanter et de dissoudre les nations dans un ensemble improbable et incertain.

Ceci dit, le monde d’aujourd’hui présente des particularités conjoncturelles, déterminant les défis extérieurs qu’il nous faut relever : réintégrer pleinement la Russie dans le concert international en lui reconnaissant toute la place qui lui revient, est l’un des principaux, car le préalable à la résolution d’une foule d’autres problèmes. Symétriquement, les États-Unis doivent admettre qu’ils ne jouent plus aujourd’hui le même rôle de défenseur du monde libre qu’avant 1989 et qu’ils peuvent même parfois être nuisibles à la stabilité et à la tranquillité des nations. Ce serait un grand service qu’ils se rendraient, à eux-mêmes mais aussi à tous, s’ils cessaient d’envisager leur rapport au monde selon l’alternative de l’isolationnisme et de l’interventionnisme, deux facettes d’une seule et même médaille désormais obsolète et pas à la hauteur de ce que devrait être leur contribution à la stabilité internationale. Ils devraient se convaincre qu’ils ne sont pas les « vainqueurs » de la guerre froide, auxquels tout serait désormais permis. Tant qu’ils raisonneront ainsi et agiront en conséquence, ils mettront surtout en scène leur propre impuissance face à un monde qui a tourné la page du vieil impérialisme. Enfin, n’oublions pas la Chine – et avec elle d’autres émergents –, même si cette grande puissance n’a pas encore complètement acquis sa nouvelle stature ni sa nouvelle place.

Nicolas Dupont-Aignan – Sur de nombreux fronts diplomatiques, la France devrait jouer un rôle moteur, un rôle d’apaisement des tensions et d’entraînement pour la mise sur pied de coopérations fécondes entre les nations et les peuples.

Que nous soyons capables de renouer avec une politique « de grand large » qui fait beaucoup défaut aujourd’hui, et nous serions en mesure de contribuer à écrire de nouvelles pages de l’histoire du monde, notamment dans les aires géographiques et culturelles où notre parole compte et est beaucoup plus attendue qu’on ne le croit : je pense bien sûr aux pays où la France est historiquement présente, en Afrique et en Asie, mais aussi dans les Amériques et en Océanie. Partout, nous devrons, dans le concert des nations, réintégrer la place que nous avons laissée en jachère sans gain ni nécessité, développer la francophonie, multiplier les partenariats scientifiques, culturels, industriels, politiques et stratégiques. C’est en pesant plus lourd, et en en ayant la volonté, que la France sera plus entendue et pourra davantage peser sur les destinées du monde.

Sur le terrain des coopérations concrètes, je pense que la France a toujours un grand rôle à jouer en matière scientifique, technique et culturelle, autant de domaines où elle se distinguait particulièrement il y a quelques années encore. Enfin, sur le défi global du réchauffement climatique, il lui faudrait sans doute aussi retrouver un peu plus de leadership.

Plus spécifiquement, j’évoquais plus haut le rôle de médiateur actif qu’elle devrait jouer entre la Russie et l’Occident. Ce pourrait être crucial dans la résolution de la guerre civile en Ukraine comme en Syrie, et plus généralement dans la nécessaire reprise en main du Proche-Orient qui aujourd’hui, hélas, est menacé par le chaos. En Ukraine, il faut obtenir la fédéralisation et la neutralisation du pays, qui doit devenir un trait d’union entre l’Ouest et la Russie. L’Ouest doit définitivement renoncer à étendre l’OTAN dans l’ancienne URSS, conformément à l’engagement, même informel, qui avait été pris au début des années 1990 en marge des « accords 2 + 4 ». Il faudra aussi, sauf à prétendre « dérussifier » ce territoire, cesser de provoquer Moscou sur la question de la Crimée, devenue russe depuis plusieurs siècles : cette terre doit être, une fois pour toutes, reconnue comme une part intégrante de la Fédération de Russie.

Au-delà, c’est à un règlement d’ensemble que notre pays pourrait concourir : la Russie doit de son côté ne plus laisser planer le moindre doute sur le tracé de ses frontières occidentales, en acceptant la rétrocession d’au moins une partie d’anciens territoires roumains (Bessarabie, Bucovine) à la Roumanie et en rassurant définitivement ses anciens vassaux ou satellites sur leur intégrité et leur appartenance à l’aire ouest-européenne. S’il n’y a pas lieu de remettre en cause la souveraineté russe sur Kaliningrad, légitime « trophée » de l’Armée rouge à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, il serait sans doute souhaitable aussi de trouver un début de solution au problème lancinant de la présence parfois massive de Russes aux confins de l’ex-URSS, par exemple en Lettonie.

Partant, la réintégration pleine et entière de la Russie dans la communauté internationale pourrait débloquer bien des dossiers épineux où l’action de cette dernière est indispensable, notamment au Proche-Orient, en Syrie, en Irak et en Palestine.

Nicolas Dupont-Aignan – Votre question démontre que la fin de la guerre froide, qui fut bien évidemment une bonne nouvelle pour tout le monde, a laissé derrière elle une ambiguïté qui est restée pendante et qu’il nous faut absolument surmonter : quelle doit être la place dans le monde des deux anciennes superpuissances, les États-Unis et la Russie ? Je crois pour ma part, comme je vous l’ai indiqué, que ce serait une erreur gigantesque de vouloir enfermer la Russie dans le rôle d’un pays de second rang, d’un pays vaincu dont on attendrait qu’il se soumette à un ordre international dessiné pour une large part par un Occident vainqueur aux points.

D’une part, parce que ce ne serait pas réaliste, les Russes n’ayant aucune intention de se laisser marginaliser comme on l’a vu en Géorgie et en Ukraine. Et plus on provoquera leur orgueil national blessé, plus ils s’estimeront agressés et en droit de se défendre. Ils en conservent d’ailleurs les moyens militaires et stratégiques, à défaut de pouvoir compter sur une puissance économique de premier plan.

Mais ce serait aussi un mauvais service à rendre à un Occident ivre d’une omnipotence en réalité paradoxale, car de moins en moins assurée à l’heure où s’impose chaque jour davantage l’aspiration à un monde multipolaire. Le meilleur exemple, ou plutôt le pire, en est l’intervention catastrophique des États-Unis et de leurs alliés en Irak, qui a détruit l’État moderne, renvoyé les différentes communautés du pays à leurs divisions les plus insurmontables et jeté dans les bras du radicalisme religieux les sunnites de Mésopotamie. J’ajoute que le peuple américain n’a jamais été tenté dans la durée par l’impérialisme, car ce n’est pas dans sa culture. C’est cette fatale lassitude que traduit le brusque désengagement militaire décidé par Barack Obama dans plusieurs zones de conflit après des années de guerre sans grand résultat. L’Ouest doit donc s’en convaincre : s’il n’a rien à gagner dans des secteurs géographiques qui n’ont d’ailleurs jamais été dans son aire de civilisation et restent souvent « compliqués », il a assurément tout à perdre d’une confrontation sans fin avec une Russie dont la place ne serait pas reconnue ni normalisée.

La France devrait à mon sens engager une diplomatie vers les États-Unis et la Russie tenant compte de cette situation. Vis-à-vis des États-Unis, notre pays doit demeurer un allié et un ami, un partenaire fiable mais respecté. La France fait partie de l’aire occidentale qu’elle a pour beaucoup contribué à façonner à travers les siècles. Il n’est donc pas question de renier ces liens, il n’en a d’ailleurs jamais été question, même lors de la sortie du commandement militaire intégré de 1966. De Gaulle voulait simplement que notre pays soit respecté et conserve une marge d’autonomie pour apporter sa partition positive et singulière aux relations internationales. La problématique me semble identique aujourd’hui sur l’essentiel et nous devons d’urgence rééquilibrer notre position, trop favorable à Washington au mépris de nos propres intérêts – on l’a encore vu avec les Mistral, ou avec l’impatience de nos dirigeants de se soumettre aux conditions de Washington dans la négociation sur le traité de libre-échange transatlantique.

Rééquilibrer nos relations respectives avec les Américains et les Russes, qui sont liées jusqu’à un certain point, ne signifie pas pour autant tenir la dragée haute à l’Amérique pour se jeter aux pieds de Moscou. Les Russes défendent leurs propres intérêts qui ne sont pas toujours les nôtres. Néanmoins, dans l’émergence d’un monde multipolaire plus harmonieux, les intérêts de nos deux pays convergent clairement. Surtout, la France et la Russie ont conscience d’être des voisins qui doivent s’entendre et ont su par le passé tisser des relations fructueuses qui pourraient connaître une nouvelle étape. J’ai évoqué une intensification de nos liens scientifiques et industriels, qui se concrétisent déjà par exemple en matière de lanceurs spatiaux. On pourrait en faire beaucoup plus. La France doit aussi devenir un partenaire économique et commercial beaucoup plus important de la Russie. Songeons que ce pays dispose de la superficie la plus vaste de tous les pays du monde… Acteur incontournable de la scène internationale, il est aussi clairement une partie de notre avenir d’Européens occidentaux et de Français.

Nicolas Dupont-Aignan – Dans son « Discours pour la France » prononcé en mai 1992 à la tribune de l’Assemblée nationale, Philippe Séguin avait mis en garde contre le danger de « faire l’Europe » à n’importe quel prix. Accepter, en l’espèce, de bâtir une fausse Europe, une Europe à la sauce allemande, c’était, soulignait-il, courir le risque d’affaiblir la France et de consacrer l’hégémonie de l’Allemagne, sans pour autant – ironie suprême – construire aucune Europe digne de ce nom. À l’époque on l’avait accusé de « germanophobie »…

Vingt-cinq ans plus tard, même les avocats les plus fervents de l’intégration supranationale européenne se plaignent amèrement de l’affaiblissement de notre pays, incapable de faire contrepoids à cette Allemagne qui, décidément, pèse de plus en plus lourd et donne le sentiment de tout décider en Europe. Outre que la chose ne manque pas de sel de la part de gens qui, après avoir systématiquement soutenu tous les traités depuis Maastricht, ne sont visiblement pas à une contradiction près, c’est la preuve incontestable que Philippe Séguin a eu raison avant tout le monde. Et il suffit de regarder la réalité en face : une identité politique synonyme d’insoumission et de recherche de l’intérêt général sommée de s’aligner sur une culture de l’obéissance, un État unitaire et centralisé devant s’abjurer pour embrasser la « vraie foi » du fédéralisme germanique, une industrie française mise à genoux par un cadre macroéconomique qui lui nuit, des gouvernements qui vont prendre leurs ordres budgétaires – et leurs coups de règles sur les doigts – à Berlin, le référendum de 2005 bafoué sur injonction extérieure tandis que la Cour de Karlsruhe s’arroge le droit de faire le tri dans les règles des traités européens, la politique française en Europe couchée devant le moindre désir d’Angela Merkel… Le tableau actuel est proprement effarant et effrayant !

Entendons-nous bien : au-delà des formules chocs pour tirer la sonnette d’alarme, je n’affirme pas que l’Allemagne d’aujourd’hui ressemble à celle des années 1930. Non, elle ne ressemble même pas à celle du Kaiser Guillaume II, mais bien plutôt à celle de Bismarck qui voulait assurer l’hégémonie européenne de son pays par le commerce et les traités – et dont le portrait continue de trôner en majesté au-dessus du bureau du ministre de l’Auswärtiges Amt [3].

Mais les points communs s’arrêtent là. Car les gouvernants français portent, de leur côté, une écrasante responsabilité dans cette situation, dont nos voisins certes profitent habilement par une politique virtuose de cavalier seul national, mais qu’ils ne nous ont nullement imposée. La cause profonde de ce déséquilibre, de cette obséquiosité tricolore qui rappelle de très mauvais souvenirs, est le complexe d’infériorité des élites hexagonales qui, depuis le printemps 1940, sont persuadées que la France ne pèse plus rien et doit se régénérer à l’ombre d’un « grand frère » qui aurait beaucoup à lui apprendre. La chose n’est pas nouvelle. Le général de Gaulle, dans les années 1950, dénonçait déjà cette dérive aux étranges accents vichystes, alliant la volonté de construire l’Europe pour se débarrasser de l’État-nation français à un esprit de soumission vis-à-vis de l’Allemagne : « Les Monnet et autres Pleven considèrent que la France n’est qu’un petit pays ; qu’elle ne fait pas le poids pour jouer un rôle mondial ; qu’elle n’a donc qu’à se soumettre aux autres. Fabre-Luce vient même d’écrire que, les Français ayant fait depuis deux siècles la preuve qu’ils n’étaient pas capables de se gouverner, l’intégration supranationale allait permettre aux Allemands de nous apprendre l’organisation et la discipline. Tout ça est monstrueux ! Monstrueux ! » [4] Or, que font les Allemands en 2015 avec l’adhésion enthousiaste de gouvernants français complices, sinon « nous apprendre l’organisation et la discipline » ? ! Sauf que cela est totalement irréaliste, enfonce le pays au lieu de le redresser et propulse le Front national à des scores stratosphériques… Car, pour imiter les recettes de l’Allemagne, il faudrait que les Français deviennent à leur tour des Allemands, ce qui est tout bonnement aberrant !

Je pense, comme Philippe Séguin, que le meilleur service à rendre à l’Allemagne, c’est de lui faire sentir des limites dont elle n’a pas toujours, du fait du poids de l’histoire et de la géographie, spontanément conscience. C’est le rôle historique de la France qui doit en conséquence cesser de singer sa voisine, au plus grand malheur de tous. Rompre avec l’impasse de l’Europe à l’allemande implique d’en finir avec notre appartenance à l’Union européenne, monétaire notamment. C’est le préalable de la nécessaire redéfinition de nos relations avec l’Allemagne, avec qui nous ne formons plus un « couple » depuis longtemps. Il faut ainsi revenir au principe fondamental qui avait présidé à la réconciliation franco-allemande : l’égalité politique entre les deux pays en Europe, qui aujourd’hui n’existe plus. Au-delà, je suis persuadé que nos deux pays, remis sur un pied d’égalité, loin de se faire à nouveau la guerre comme certains en agitent l’épouvantail pour sauver leurs chimères européistes, seront à même de mettre enfin en place les coopérations adultes et responsables qui, de toute façon aujourd’hui, à l’exception de quelques magistrales réussites comme Airbus, ne cessent de s’étioler.

Nicolas Dupont-Aignan – Je ne pense pas que l’Occident ait dans un passé récent réellement détenu un quelconque monopole de la puissance, pas même ces vingt dernières années. Car à bien y regarder, on se rend compte que la suprématie militaire et stratégique ne suffit plus vis-à-vis de peuples qui demeurent insoumis face aux injonctions extérieures et autres tentatives de « nation-building ». Est-ce d’ailleurs vraiment une nouveauté ? Depuis l’échec de la malheureuse expédition du Mexique sous le Second Empire français, cette réalité n’a cessé de se développer, jusqu’à la décolonisation un siècle plus tard.

De fait, s’il est possible de gagner la guerre à coups de canon, on perd toujours la paix si l’on est incapable de s’associer les populations. On l’a vu à la fin de la guerre d’Algérie, où l’armée française l’avait emporté sur le terrain mais pas dans les cœurs ni les esprits. On l’a vu aussi en Afghanistan, au Viêtnam, en Somalie, en Irak, etc. À l’heure où la nécessité d’une intervention terrestre au Proche-Orient se fait de plus en plus pressante, nous serions tous bien inspirés de ne pas l’oublier… Le plus dur en Syrie sera de gagner la paix.

À ce facteur universel et intemporel, il faut par ailleurs ajouter ce qu’Emmanuel Todd a magistralement anticipé il y a une dizaine d’années dans son livre Après l’empire [5], qui pointait les incompatibilités structurelles des États-Unis, notamment politiques, culturelles et militaires, avec l’impérialisme au sens plein du terme. En particulier, comme beaucoup de pays occidentaux, et plus encore que la plupart d’entre eux, les États-Unis veulent limiter le nombre de leurs pertes sur le champ de bataille, ce qui restreint l’efficacité de leurs interventions dans le cadre des guerres « asymétriques ».

Une Amérique qui plafonne dans ses capacités militaires est un facteur convergent avec la montée en puissance des anciens non-alignés : Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud… – auxquels il faut peut-être ajouter désormais la Russie. Ces puissances émergentes développent leur économie et des outils militaires de diverse puissance, et il faudra incontestablement compter avec elles à l’avenir, de manière croissante.

Pour autant, si cette redistribution des cartes va équilibrer un peu plus le jeu de la puissance au détriment de l’Occident, je ne crois pas que celui-ci va être complètement supplanté. Il reste à de nombreux égards un modèle central, un modèle de référence, pour assurer le développement humain. Et c’est tant mieux.

Nicolas Dupont-Aignan – On entend souvent dire que l’Afrique est un continent d’avenir et on a sans doute raison. Tout d’abord parce que ce continent présente des marges de progression importantes, qu’il s’agisse de développement économique, sanitaire ou encore politique. Et, bonne nouvelle, on constate depuis quelque temps de réelles améliorations, notamment à travers certains pays-pilotes, qui laissent enfin présager une élévation globale de la richesse et de la qualité de vie en général, non plus la stagnation tendancielle ou les reculs dramatiques qu’on a pu connaître par le passé.

Cet arrachement de l’Afrique au sous-développement chronique, que nous devons aussi bien aux populations, aux États, à l’aide internationale qu’aux acteurs non gouvernementaux, doit être consolidé et systématisé pour permettre un réel décollage de ce continent longtemps regardé comme handicapé. Bien sûr, il y a encore énormément à faire : la maîtrise des naissances, la modernisation des structures socio-économiques, l’enracinement de la démocratie, la lutte contre les ferments ou foyers de violence, l’accès plus égal aux médicaments et à l’eau potable, etc. Mais on peut raisonnablement espérer que bientôt, deux à trois décennies peut-être, voire avant, l’Afrique pourra enfin tirer parti de ses immenses richesses, jusqu’alors laissées en jachère ou pillées par des multinationales peu scrupuleuses…

Naturellement, la France a un grand rôle à jouer dans ce processus, aussi bien du fait de ses relations historiques avec plusieurs pays africains, qu’en tant que puissance européenne voisine de premier plan. Notre pays y a conservé de solides positions, ce dont témoignent aujourd’hui encore les interventions de notre armée au Mali ou en Centrafrique, sans le concours d’autres puissances autres que régionales. Être pleinement au cœur du développement de l’Afrique est une nécessité pour nous à plusieurs titres : favoriser le maintien de populations facilement tentées par un exil loin d’être toujours si avantageux, stabiliser économiquement et politiquement des régions fragiles, être intégré aux circuits d’enrichissement qui se mettront en place pour favoriser notre propre croissance, bénéficier de la présence d’une population immigrée en France qui peut être un formidable atout dans les échanges de plus en plus denses avec ces pays, etc.

Pour ce faire, la France doit accompagner le processus de modernisation de l’Afrique francophone, y compris en favorisant le processus démocratique, en renforçant ses liens et son aide au développement de manière plus efficace et plus ciblée. L’aide en nature est une piste à explorer, à cet égard. Enfin, l’Afrique suscite des convoitises croissantes, par exemple de la part de la Chine, qu’il faudra surveiller de près pour empêcher que la France soit déclassée.

Nicolas Dupont-Aignan – J’estime qu’il faut agir pour la stabilité, la tranquillité et le développement humain, dont l’action pour la préservation de l’environnement fait partie. C’est à mon sens la meilleure définition que l’on peut donner à la « morale » dans le champ des relations internationales.

Après, je suis extrêmement sceptique face à la diplomatie qui se revendique explicitement de la morale, sous couvert de défense des droits de l’homme ou de la création de régimes démocratiques par la force. « Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions » dit-on, et rarement cette maxime aura été plus à propos que sur la scène internationale. Le « droit d’ingérence », le « nation-building », le « respect du droit international », que revendique aujourd’hui l’Occident, je suis désolé de le dire, masque bien souvent une politique de canonnière, de « big stick », au service d’intérêts unilatéraux, sans aucune considération pour le reste du monde.

J’ai bien sûr en tête le précédent irakien, où un apôtre entre tous du droit-de-l’hommisme diplomatique, Bernard Kouchner, avait applaudi à tout rompre la guerre d’agression américaine au nom de la destruction d’une dictature. Mais depuis le chaos semé en Irak et la propagation du cancer Daech, on ne l’entend plus guère… Idem sur la question libyenne ou encore afghane. Tout ceci rappelle, la colonisation en moins, l’attitude des puissances européennes à la veille de la Première Guerre mondiale. Enfin, que dire d’une invocation du droit international pour contester la politique des autres alors que, en premier, on l’a rompu ? Depuis la violation du droit au Kosovo, l’Occident a perdu toute légitimité à faire la leçon à la Russie qui l’a parfaitement compris et s’appuie sans retenue sur ce précédent – dans la défense légitime de son propre pré carré d’ailleurs, la plupart du temps.

Je pense ainsi qu’il serait grand temps de revenir à la diplomatie traditionnelle, qui a sa propre morale même si elle n’est pas parfaite, et d’en finir avec la prétendue « diplomatie morale » qui est en réalité surtout moralisatrice et au service d’intérêts qui n’ont pas grand-chose à voir avec la morale…

Nicolas Dupont-Aignan – Je ne pense pas qu’il s’agisse réellement d’un concept bien charpenté et utilisable à travers le temps. Au contraire, je dirais que cette formule renvoie à un moment de notre histoire où les successeurs du général de Gaulle, en particulier son principal rival et opposant, ont accédé au sommet de la Ve République et repris à leur compte une ligne politique faisant pour ainsi dire « partie du décor ».

Je pense plutôt qu’il existe une certaine permanence de l’intérêt français sur la scène mondiale, faite de préservation de notre indépendance politique et de notre autonomie d’action, de la promotion de nos intérêts économiques et commerciaux comme tous les autres pays, de la diffusion d’une vision du monde et de la civilisation qui peut être plus tolérante et plus ouverte que d’autres, d’une volonté de paix et de respect des cultures qui est peu commune. Enfin, n’oublions pas que le français reste la langue des diplomates, une langue précise et pertinente pour permettre à des hommes de cultures mentales et linguistiques éloignées de bien se comprendre.

« Il faut être pour la France » écrivait Richelieu dans ses mémoires. L’injonction vaut toujours près de quatre siècles plus tard, alors qu’on nous serine avec la soi-disant disparition de l’ordre westphalien et le prétendu avènement du post-nationalisme européen. Les reculs inquiétants de nos positions internationales sous les présidences successives de Nicolas Sarkozy et François Hollande doivent nous conduire à nous ressaisir.


  • [1] NDLR : Accord multilatéral sur l’investissement.
  • [2] NDLR : Gouvernement provisoire de la République française.
  • [3] NDLR : Die Auswärtiges Amt (AA) est le nom du ministère allemand des Affaires étrangères.
  • [4] NDLR : Cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome I, Paris, Fayard, 1994, p. 67.
  • [5] NDLR : Emmanuel Todd, Après l’Empire, Paris, Gallimard, 2003.