Juin 2017
« La fonction sociale de l’artiste n’est pas toujours celle que l’on croit » / Entretien avec Marcel Amont
Contestations démocratiques, désordre international ?RIS N°106 - Été 2017
Né à Bordeaux en 1929, Marcel Miramon, ou Marcel Amont pour le public, se prépare à devenir professeur d’éducation physique quand il choisit la voie des arts du spectacle. Il commence notamment par mettre au point un spectacle musical agrémenté de quelques acrobaties. Arrivé à Paris en 1950, il s’impose sur la scène nationale à partir de 1956 en assurant la première partie d’Édith Piaf à l’Olympia. En 1962, il connaît un énorme succès avec ses titres « Le Mexicain » et « Bleu Blanc Blond », et commence à se produire hors des frontières françaises. Marcel Amont sera ensuite tout à la fois compositeur, acteur, animateur à la télévision et – un peu – écrivain. À partir des années 1980 et pendant une vingtaine d’années, sans délaisser la scène française, il rencontre tout autant de succès à l’étranger. En dépit de cette carrière internationale, il reste un fervent défenseur du pays de Gascogne, dont il est originaire, et enregistre même des disques – mise en musique des poètes béarnais. Marcel Amont continue encore aujourd’hui à se produire sur scène.
Pascal Boniface – Pourrions-nous revenir un instant sur votre parcours et sur ce qui vous pousse encore à monter sur scène à l’âge de 88 ans ?
Marcel Amont – J’ai renoncé à être professeur d’éducation physique il y a maintenant soixante-dix ans pour choisir, au grand dam de mes parents, le métier d’artiste. J’ai fait le Conservatoire d’art dramatique, joué les valets de Molière, été chanteur d’orchestre. En 1950, j’ai compris qu’il ne se passait pas grand-chose à Bordeaux. Alors, j’ai fait le grand saut vers la capitale où, évidemment, personne n’attendait le jeune Marcel Miramon. Puis, les choses ont commencé à fonctionner. Pourquoi aurais-je abandonné ?
Depuis, cela reste ma vocation, ma raison de vivre, et je ne vois pas à 88 ans ce qui pourrait me donner autant de plaisir. Et puis, je ne sais rien faire d’autre. Mais j’ai pris des risques à cette époque. Mon père disait toujours : « tu n’auras pas de retraite, tu te figures qu’on va te payer pour chanter des bêtises ? »
Quelles ont été vos influences et vos sources d’inspiration ?
Marcel Amont – L’arrivée du poste de TSF dans les foyers ouvriers – puisque de paysans, mes parents sont devenus ouvriers – a véritablement changé la vie. C’était très œcuménique. Du jour au lendemain, nous avions accès à tout, en vrac : Berthe Sylva, des chanteurs d’opéra, Ray Ventura, Jean Sablon, Charles Trenet. Tout cela cohabitait, c’était le Bombay de Salman Rushdie, il n’y avait pas de clivages, les influences étaient tous azimuts. Bien entendu, je préférais entendre Jean Sablon, Ray Ventura et ses Collégiens et, évidemment, Charles Trenet. Mais nous recevions toutes ces influences en même temps.
Quel était alors votre rapport à la géopolitique ?
Marcel Amont – Ma génération – j’avais dix ans au moment de la déclaration de guerre – a baigné dans une actualité terrible dès le plus jeune âge. Souvent, les gens qui ne connaissent pas l’histoire me disent : « à Bordeaux, vous étiez en zone libre ». Non seulement nous étions en zone occupée et nous avons connu la botte de l’occupant, mais en plus, il s’agissait d’une base sous-marine. Nous avons été bombardés pendant toute la guerre, qui plus est par nos amis, qui cherchaient à nous délivrer. Nous étions donc dans l’actualité la plus brûlante, la plus terrifiante à longueur de journée. On écoutait Londres et on voyait bien que ce qu’on lisait dans les journaux autorisés à la publication n’était pas cohérent. On suivait tout cela sur la carte en piquant des petits drapeaux. Je peux encore vous dire où sont Benghazi, El Alamein, Bir Hakeim, Smolensk, etc. On était plongé dans l’actualité des belligérants à longueur de journée. On vivait les privations, on n’avait pas à manger, on prenait des bombes et on écoutait les informations. Les gens de ma génération étaient au sein même de l’actualité : comment y échapper ?
Est-ce cette comparaison entre le discours officiel des journaux pétainistes et l’écoute de Radio Londres qui a forgé votre esprit critique ?
Marcel Amont – Bien sûr, totalement. Aujourd’hui encore, je continue à douter en permanence. Les gens assénaient à l’époque des vérités premières, même mes braves parents chacun de leur côté, avec beaucoup de bonne foi. Et puis, ils m’ont donné la chance de poursuivre mes études après l’école primaire. Cela est capital pour aider à se débarrasser éventuellement d’œillères familiales.
Deux vérités premières différentes donc, puisque votre père était communiste et votre mère catholique.
Marcel Amont – Différentes mais qui, tout compte fait, se rejoignaient. Mon père n’était pas inscrit au Parti – ce qui lui a sauvé la vie d’ailleurs pendant l’occupation.
Puis, grâce à l’école, on reste quinze jours sur Socrate, la maïeutique, le positivisme, Auguste Comte. Tout à coup, on a l’impression que l’on peut devenir critique sur tout un ensemble de sujets. J’ai donc développé mon esprit critique entre « papa coco » et « maman catho », plus le fait d’écouter Londres pendant que la presse et la radio pétainistes disaient autre chose, plus le fait que ce qu’on me disait à la maison et à l’école ne correspondait pas tout à fait.
C’est terrifiant d’ailleurs, je suis tellement hanté par le doute que je suis très désemparé par ce qui se passe autour de moi pratiquement depuis que je suis né, mais particulièrement en ce moment. Comme il serait merveilleux, comme ma mère et sa sœur, de pouvoir botter en touche. Botter en touche, pour moi, c’est croire en Dieu. J’aimerais bien, mais cela ne vient pas. Heureusement, il me reste quelques convictions solides sur des sujets que je juge essentiels.
En 1956, vous faites la première partie d’Édith Piaf. C’est aussi l’année du soulèvement de Budapest. Comment vivez-vous alors ces événements ?
Marcel Amont – Je n’étais déjà plus dans la mouvance de mon père. Je n’avais pas à me désintoxiquer d’une influence : c’était déjà fait. J’ai parfaitement compris, et mon père aussi je crois, même s’il n’en parlait pas – même plus tard après qu’il m’eut accompagné durant ma tournée en URSS.
L’insurrection de Budapest et la façon dont le pacte de Varsovie, enfin dont les Russes ont réagi était très violente. Je retrouvais ce que j’avais vécu : là où il y a toute forme d’occupation étrangère – y compris le colonialisme ! –, les vainqueurs tiennent la matraque. Il est évident que les peuples cherchent la liberté et se battent pour la gagner ; encore ne faut-il pas que les forces en présence soient disproportionnées.
Il y eut ensuite différentes crises dans les années 1960 : le mur de Berlin, les missiles de Cuba. Comment les avez-vous perçues, à la fois personnellement et en tant qu’artiste ?
Marcel Amont – Je ne suis pas un artiste engagé dans son répertoire. Je trouve que c’est la chose la plus difficile à faire au monde que de faire passer des messages, des idées dans des chansons. C’est un don qui n’est pas à la portée du premier venu ; les bonnes intentions ne tiennent pas lieu de talent ; ne s’appelle pas Georges Brassens – et quelques rares autres – qui veut. C’est très difficile de ne pas tomber dans la médiocrité du prêchi-prêcha.
Moi, je chante les fleurs et les petits oiseaux, ma vocation est d’amuser la galerie. Mais en tant que citoyen du monde, je me tiens informé. On savait très bien qu’à l’origine Fidel Castro n’était pas communiste, on connaissait le blocus que les Américains imposaient dans leur territoire de chasse et le fait que Cuba était le casino et le bordel des États-Unis.
Je n’ai pas réagi publiquement. En quoi étais-je pertinent aux yeux et aux oreilles des gens pour manifester mon opinion ?
Vous avez évoqué le mur et le blocus de Berlin, les couloirs aériens selon un itinéraire bien précis, etc. Il n’y avait en réalité pas d’après-guerre, la guerre continuait à travers le monde sous d’autres formes. Tout cela a tellement d’importance, mais il faudrait être spécialiste. On a des vues globales, on essaie de s’informer ; même si cela se passe à l’autre bout du monde, cela peut nous concerner directement demain matin. C’est là qu’il faut se référer aux spécialistes si le sujet nous intéresse. D’ailleurs, je ne peux pas réussir à comprendre que cela n’intéresse pas du tout certaines personnes. Un copain m’a dit un jour – je ne dirai pas son nom, un compositeur de talent : « toi qui t’intéresses à tous ces trucs, qu’est-ce que c’est cette histoire de Biafra ? » Il y avait déjà 1 million de morts.
Évidemment, en tant que citoyen de la République française, il va de soi que je m’informe également et, globalement, je sais généralement où je mets les pieds.
Au moment de la crise de Cuba, craignez-vous une guerre nucléaire ?
Marcel Amont – Nucléaire, je ne sais pas, mais nous étions inquiets de voir des fusées en face de la Floride, bien sûr. Mon ami Pierre Tchernia était aux États-Unis pour une émission et il craignait que la guerre éclate et de ne pas pouvoir rentrer. Tout le monde avait peur.
Plus généralement, comment percevez-vous les grandes évolutions actuelles ? Avez-vous le sentiment d’un progrès général ou que les situations se dégradent ?
Marcel Amont – Il semblerait, d’après ce que je lis à droite et à gauche – tiens, je n’avais pas pensé que cela pouvait être un lapsus –, qu’on tendrait globalement vers un progrès, mais en passant par des péripéties dramatiques, des combats d’arrière-garde de toutes sortes à travers le monde. Je regarde évidemment consterné ce qui se passe au Moyen-Orient, en Corée du Nord, et même aux États-Unis et en Russie.
Il est vrai que les progrès technologiques sont impressionnants. Je vois encore ma grand-mère allant à la fontaine portant une cruche sur sa tête. Et maintenant, je vois des choses tellement incroyables. Un jour, j’étais avec mes enfants et nous regardions une retransmission d’une émission à laquelle je participais : eux trouvent naturel de voir leur père à côté d’eux et sur l’écran en même temps.
Je vois bien qu’il y a des progrès. On me dit toujours : « dans les Pyrénées, au grand air, les gens vivaient sainement ». Mes deux grands-pères étaient bergers et sont morts dans la quarantaine d’un chaud et froid. Là, les progrès sont évidents. On opère des gens à distance, on envoie une fusée se poser sur un satellite, etc.
Mais au-delà de cet indéniable progrès technique, les gens vous semblent-ils plus heureux ou mieux traités qu’auparavant ?
Marcel Amont – Tout est relatif. Ma mère, qui avait six ans quand son père est décédé, me dépeignait sa vie d’orpheline : « tant que l’on n’a pas connu autre chose, on pense que c’est comme cela, la vie ». Depuis les milliards d’années où les cellules ont commencé à s’agglomérer et se combiner pour devenir l’Homo erectus, puis l’Homo Sapiens, à quel point en est-on, en 2017, de l’évolution ? Chi lo sa [1] ? Je ne suis pas assez pertinent pour vous dire si l’on est en progrès ou non. C’est une interrogation que je me pose beaucoup, comme tout le monde, je suppose et j’espère.
Revenons à l’artiste, à propos duquel vous avez précédemment évoqué la notion d’engagement. Lui accordez-vous une fonction sociale particulière ?
Marcel Amont – Oui, et elle n’est pas toujours celle que l’on croit. J’ai eu personnellement la chance, je le répète, que mes parents m’envoient faire « mes humanités », comme on disait.
Est-ce que s’engager signifie prendre parti professionnellement sur des sujets de société ou non ? Je n’en suis pas sûr. J’ai personnellement toujours voulu être dans la mesure. Je le redis, si l’on juge que l’on n’a pas le talent pour changer la société, pour donner à penser aux gens, ce n’est déjà pas si mal de les faire sourire. C’est là où cette fonction existe. Modestement.
Par exemple, je me suis intéressé sur le tard à la peinture, que je ne connaissais pas, parce qu’à l’école et même au lycée on n’en parlait pas du tout. Quand on pense que Sandro Botticelli a dû brûler toutes ses toiles pour ne plus peindre que des descentes de croix, parce que l’inquisition lui avait dit qu’il irait en enfer… J’aime mieux voir sa Vénus, mais il est vrai qu’à l’époque, il ne fallait gagner son paradis qu’en parlant de choses sérieuses, en n’évoquant que les choses de la religion. Guernica est un chef-d’œuvre « engagé » ; cela ne condamne pas Antoine Watteau, Raoul Dufy ou Paul Cézanne à l’oubli éternel ou au mépris.
On peut ne voir en cela qu’un plaidoyer pro domo, mais moi, je suis un amuseur et je me revendique comme tel. Mais je sais le prix de mon bulletin de vote, j’ai connu l’occupation, et j’essaie d’être un citoyen. Je pense que la fonction de l’artiste – c’est là un des sujets qui me préoccupe le plus – est d’apporter, à sa façon, quelque chose aux autres. Personnellement, je répète que je prétends leur apporter un peu de gaieté, de bonne humeur, avec des textes pas trop mal fichus, dont certains sont de gens comme Georges Brassens, Claude Nougaro et d’autres qui sont de mon cru. Et je pense que ce n’est déjà pas si mal.
Vous considérez qu’une chanson doit être mise en scène pour être valorisée. Pensez-vous qu’il en va de même pour le discours politique ?
Marcel Amont – Il est des textes qui, se suffisant à eux-mêmes, se dispensent de toute mise en scène ou de toute intervention gestuelle. Moi, c’est mon fonds de commerce de me mettre en scène et de jouer des personnages. Peut-on faire un parallèle avec le discours politique ? Il me semble que non. Cela peut fonctionner quand l’on est un tribun : autrefois, j’imagine qu’il en était ainsi, que Léon Gambetta ou Georges Danton devaient être des voix du tonnerre. J’ai vu des documents où l’on voit Lénine monter sur une charrette et parler : là, c’est le tonus qui passe dans la voix. Mais mettre en scène un discours, c’est quoi ? Je ne sais pas. Cela a son importance, tout de même. Est-ce qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi ? Là non plus, je ne suis sûr de rien. En tant que Béarnais, j’aime bien François Bayrou comme individu. Mais ses traces de bégaiement le desservent un peu, qu’on le veuille ou non, alors que le timbre généreux de Jean-Luc Mélenchon valorise son discours.
Vous avez animé l’une des premières émissions en couleur à la télévision française. Quel regard portez-vous sur les chaînes qui existent aujourd’hui, aussi bien concernant l’information que le divertissement et le rapport au public ?
Marcel Amont – L’importance de l’image, de l’information est une chose envers laquelle je suis très critique. C’est un instrument tout nouveau. J’ai eu le bonheur de travailler avec ce petit génie qu’était Jean-Christophe Averty. Après « Amont tour », qui avait bien plu, j’ai fait l’émission « Amont cœur », qui représentait la France pour l’avènement de la couleur au Festival international de Montreux. C’était du travail d’orfèvre, tellement artistique.
Maintenant, il y a une chose qui me navre – et comment faire autrement –, c’est la course à l’audience, le « Big Brother » qui est là, partout, en train de savoir minute par minute combien il y a d’auditeurs, pour que les annonceurs puissent agir au mieux. Cela me déprime. Les Carpentier, les émissions de Jean Nohain, c’était au petit bonheur la chance. On fabriquait selon l’humeur et c’était beaucoup plus artistique, beaucoup moins ciblé, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il faut tout mettre en équation.
Prenez la chanson d’Aristide Bruant, « Sur la route de Louviers ». Jean Nohain avait eu l’idée puérile de convier les cantonniers de Louviers dans sa grande émission « 36 chandelles ». Évidemment, bide absolu : ils chantaient mal. Mais c’était le genre d’idée qui pouvait encore être acceptée sans conséquences. Allez donc faire cela maintenant et vous êtes jeté de la télévision pour le restant de vos jours. On ne peut plus se livrer à une humeur passagère, à une petite idée qui vient comme cela. Michel Drucker m’avait raconté, il y a une vingtaine d’années, qu’on lui avait dit : « Qu’est-ce qui s’est passé entre 22 h 15 et 22 h 17 ? Parce que regarde comme ça a chuté ! » C’est terrifiant. Je me sens mal à l’aise avec ce sujet.
On me demande souvent si quand je suis arrivé à Paris en 1950, le métier était plus difficile que maintenant : il était plus difficile, mais moins dangereux. Aujourd’hui, vous passez deux fois à la télévision et toute la francophonie vous connaît. Que va-t-il alors advenir de vous ? Il faut avoir les épaules solides pour durer. J’ai peur que ce ne soit plus de vrais métiers, mais des « coups » qui rapportent un maximum en un minimum de temps. Quel talent il faut pour passer entre les gouttes !
Dans votre livre Sur le boulevard du temps qui passe [2], vous avouez votre admiration pour le général de Gaulle et François Mitterrand. Pensez-vous que ce type de « monstre politique » appartient à une époque révolue ?
Marcel Amont – De Gaulle, c’est particulier : il a rencontré l’Histoire, il l’a bien assez dit. Nous étions tous gaullistes pendant la guerre, parce qu’il était celui que l’on entendait à la radio, alors que l’on ne savait même pas quelle tête il avait. Et puis après, on a divergé. Des gens comme mon père ne sont pas restés gaullistes.
Est-ce que F. Mitterrand a rencontré l’Histoire ? Il avait une envergure certaine. Existe-t-il des gens de cette envergure actuellement ? Je ne sais pas. Mais je ne vois pas pourquoi tout à coup la source se serait tarie. De tous les candidats que je vois en lice, il doit bien y en avoir quelques-uns, si les circonstances le permettaient, qui pourraient s’avérer être à la hauteur. Et puis, F. Mitterrand arrivait après combien de décennies de domination de la droite ? Il symbolisait l’alternance, il était tout à fait à la hauteur. Même venant de quelque horizon qu’il vienne, il faisait le poids.
Est-ce les conditions historiques qui, selon vous, ont changé ? N’avez-vous pas le sentiment que du fait de l’accélération des réseaux, le court terme l’emporte sur le long terme ?
Marcel Amont – Oui, en effet. La surabondance d’informations en continu, parvenues de tous les coins du vaste monde, l’image quasi immédiate qu’on en capte, rendent la réflexion de plus en difficile, sinon impossible. Alors, une fois de plus, je ne sais pas, je suis perplexe. Depuis trente ans maintenant que je découpe des articles dans les journaux, dans mes lectures, une chose m’interpelle : c’est fou de penser à quel point les médias, les commentateurs, les géopoliticiens peuvent se tromper. Donald Trump aux États-Unis, François Fillon battant Alain Juppé, Benoît Hamon distançant Manuel Valls, puis à la traine derrière Jean-Luc Mélenchon, le « Brexit ».
En France, j’ai lu que des médias avaient décidé d’envoyer à travers la province des cars et des moyens d’interview pour être plus près des populations durant la campagne présidentielle. Il y a donc des gens en vase clos qui se réunissent et refont le monde coupés des réalités. Cela m’interpelle. Pourquoi universellement, dans les pays démocratiques, les statisticiens et commentateurs se trompent tout à coup à jet continu ?
Vous vous êtes beaucoup produit à l’étranger. Quelle image de la France les gens percevaient-ils à travers vous ?
Marcel Amont – Ma façon de voir les choses va vous paraître très « nombrilique ». J’ai enregistré dans sept langues, surtout en italien, en allemand, en espagnol, en néerlandais, en japonais. J’ai également vécu un an à Rome. Dans les pays où je suis allé, sans pousser des cocoricos, ce sont des artistes bien français dans leurs différents styles – je n’ai pas dit « franchouillards » – qui incarnaient la chanson française. C’est pour cela qu’un gars comme Charles Aznavour a fait et continue à faire une brillantissime carrière internationale. La chanson française, ce n’est pas le rap ou même le rock, pour lesquels chaque pays a les siens, inspirés par les artistes anglo-saxons, surtout californiens. La chanson française, c’est quelques-uns d’entre nous, jeunes ou seniors.
Au-delà de l’art, quelle image avait-on de la France comme nation, comme État, comme société, comme puissance ? Était-ce alors valorisant d’être Français à l’étranger ?
Marcel Amont – Plutôt. Quand je présentais mes chansons, notamment pendant mes tournées en URSS, où j’avais emmené mon père, au Japon, j’étais quand même traité de façon préférentielle. De là à croire qu’à travers moi, ils pensaient du bien ou du mal de la France, cela ne me paraît pas forcément couler de source. Tout ce que je vois désormais, c’est que linguistiquement, on perd pied partout : en Amérique du Sud, dans des pays comme le Liban, la Syrie, l’Égypte. Vous vous rendez compte, le Liban, cette terre francophone où l’on parle de moins en moins français.
À ce propos, vous vous êtes beaucoup produit à travers les Alliances françaises. Quelle vision avez-vous de ce tissu culturel français à l’étranger ?
Marcel Amont – L’ensemble de la francophonie perd pied, je le répète, ainsi que le français en tant que langue diplomatique – et même olympique (pauvre Coubertin !). J’en ai eu la conviction et la preuve permanentes. À l’époque, toute une élite internationale parlait français. Il faut subventionner les Alliances françaises pour qu’elles puissent promouvoir et défendre la francophonie. Cela n’a absolument rien à voir avec le chauvinisme et le nationalisme.
Petit clin d’œil : qu’est-ce qu’un « Mexicain basané » [3] peut penser du mur de Donald Trump ?
Marcel Amont – Il me fait peur ce Donald-là ! Vous vous rendez compte de la puissance des États-Unis ? Je n’ai rien contre les gens qui ont gagné de l’argent, mais de penser que c’est sa fortune qui l’a mené là où il est, aux propos qu’il a tenu et tient encore, à sa façon d’agir et de se comporter…
Sur l’idée du mur à la frontière mexicaine, que pensez-vous du paradoxe entre la chute du mur de Berlin et la construction de plus en plus de murs aujourd’hui ?
Marcel Amont – Il y en a de plus en plus, et partout : en Israël, en Hongrie. À quoi correspond ce syndrome du mur ? Est-ce pour enrayer une maladie incurable ? Et puis, ce mur américain est illusoire, la frontière est tellement longue. Quand je faisais de l’aviation, je suis allé me perfectionner dans le vol aux instruments à côté de Dallas : les Mexicains sont partout, un mur ne va pas les arrêter, prenez l’exemple de Tanger. Les gens sont bien naïfs s’ils se figurent qu’un mur suffit à les protéger – encore faudra-t-il préciser de quoi et de qui exactement.
Vous êtes un défenseur de la culture du Béarn. Comment concevez-vous l’articulation entre la mondialisation et les identités régionales ? Les pensez-vous menacées à l’heure actuelle ?
Marcel Amont – Je pense effectivement qu’elles sont menacées, mais c’est ainsi. C’est dans l’adversité que l’on se fait les muscles. Les Béarnais n’ont pas été persécutés, mais il s’agit tout de même de substrats, de couches dans le langage qui ont été éradiqués au nom de la République une et indivisible. Jean Jaurès a dit des choses intéressantes là-dessus : « faites aux petits, au lieu de les punir, un peu d’occitan une fois par semaine. Vous allez voir, c’est une route tout à fait agréable et efficace vers le latin ». Et puis, je ne vois vraiment pas en quoi être polyglotte – en quelques langues que ce soit – puisse devenir un handicap.
Mon père n’avait pas son certificat d’études parce que dès l’âge de neuf ans, il s’occupait des vaches. Cela étant, il ne faisait pas une faute d’orthographe. Il a même été, plus tard, secrétaire du syndicat des cheminots de Bègles. Mes parents ne parlaient jamais français entre eux. Ils étaient de purs produits de l’école Jules Ferry, laïque et obligatoire, le français était leur « belle langue du dimanche » mais cela ne les empêchait pas de se parler béarnais entre eux. Par contre, ils ne m’ont jamais adressé la parole autrement qu’en français. « L’instituteur a dit qu’il n’était pas trop bête et qu’il fallait l’envoyer au lycée, on ne va quand même pas lui parler la langue des ploucs », disaient-ils.
Donc, et j’espère qu’il n’est pas trop tard, je ne vois aucun inconvénient à ce que les gens parlent aussi occitan, corse, alsacien, basque, breton, etc. Je ne vois pas en quoi cela appauvrit la connaissance. Au contraire, je pense que cela la renforce. Je pense que le fait d’être bilingue – même dans une langue minoritaire – m’a appris plusieurs choses. D’abord, dans les langues étrangères, les énoncés, les moules vocaux ne sont pas les mêmes. Pourquoi l’esperanto était-il voué à l’échec oralement ? Faites-le parler par un Portugais et un Coréen, ils ne vont pas se comprendre. S’ils l’écrivent, oui.
Je pense que la langue internationale serait celle des signes. Ensuite, si l’on aborde les subtilités, le cheminement de la pensée, les détours ne s’expriment pas de la même façon. Une partie de l’œuvre de Carlo Goldoni en vénitien perd de sa saveur même en italien. Ici encore, à l’heure de la mondialisation accélérée, c’est un vaste sujet auquel on ne peut répondre en deux phrases lapidaires, mais c’est un important problème de plus à résoudre pour les générations qui viennent.
Vous vous intéressez également au football. Comment percevez-vous son évolution ?
Marcel Amont – Autrefois, puisque je voulais être professeur d’éducation physique, je m’intéressais à tous les sports et je faisais de l’athlétisme. Encore une fois, sans avoir quoi que ce soit à redire sur les sommes faramineuses que gagnent les footballeurs, je ne m’y reconnais pas. Combien y a-t-il de Parisiens au Paris Saint-Germain, de Marseillais à l’Olympique de Marseille ? Je voudrais que les clubs représentent un peu une région, une population, ce qui a été assez longtemps le cas pour le rugby. Et finalement, c’est pareil : on va prendre des Néo-Zélandais, des Papous, des Chiliens. Très bien, c’est une autre façon de faire. C’est comme quand je regarde le Tour de France : je préférais quand c’était l’équipe de France, de Franche-Comté, d’Auvergne, Raymond Poulidor et Jacques Anquetil, et non Coca-Cola contre Lipton, par exemple. Ce n’est pas que la mercantilisation me dérange particulièrement, ce n’est ni « cocorico » ni « vive le Béarn », mais cela représente peu les populations. Par ailleurs, si le spectacle y gagne vraiment, je ne vois pas trop ce qu’il y aurait là de dérangeant, sinon sur le plan de la nostalgie pour des gens de mon âge, selon la vieille ritournelle du « c’était mieux avant ».
Le 15 mars 2017.
- [1] NDLR : Qui sait ?
- [2] Marcel Amont, Sur le boulevard du temps qui passe : souvenirs, souvenirs…, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot Éditions, 2009.
- [3] En référence à sa chanson « Le Mexicain », 1962.