La corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? / Par Carole Gomez et Sylvie Matelly

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  • Carole Gomez

    Carole Gomez

    Chercheuse associée à l’IRIS

  • Sylvie Matelly

    Sylvie Matelly

    Ancien.ne chercheur.se à l'IRIS

Si l’année 2015 restera celle des attentats terroristes en France, de la poursuite du conflit syrien et de l’expansion de l’État islamique, ayant pour conséquence l’arrivée massive de réfugiés en Europe, elle fut également marquée, toute proportion gardée, par d’importants scandales de corruption. L’affaire Petrobras au Brésil, le financement illégal du Parti populaire en Espagne, l’arrestation de hauts dignitaires en Chine, sans parler de l’année noire traversée par le sport international à travers la révélation d’affaires au sein de la Fédération international de football association (FIFA) puis de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF), sont en effet autant d’illustrations de la présence, de l’intensité et de la variété de la corruption.

Au vu de son importance et de sa gravité, on a assisté depuis le début des années 1980 à une prise de conscience en forme de « redécouverte » de la corruption. Les opérations « mains propres », en Italie comme en France, ont confirmé ce constat, en médiatisant une lutte qui, désormais, se fait au grand jour. Le « crime en col blanc » n’est plus toléré et les citoyens sont associés à ces procès. La corruption a donc traversé les époques et les régimes politiques, mais sa dénonciation prend aujourd’hui une ampleur nouvelle. À l’automne 2001, Daniel Dommel, alors président de Transparency International France, écrivait dans ces mêmes colonnes qu’en dépit de son ancienneté historique en tant que phénomène, la corruption internationale était pourtant un problème nouveau [2]. Si le premier constat apparaît indéniable au vu de la richesse de la littérature antique, médiévale, moderne et contemporaine traitant de la corruption, la seconde affirmation soulève, quant à elle, de multiples interrogations. Compte tenu de sa dénonciation par de nombreux auteurs, d’Aristote à Machiavel en passant par Cicéron et Dante Alighieri, la corruption peut-elle être véritablement considérée comme un problème nouveau, en ce qu’elle viendrait troubler la vie de la Cité « évoluée » et mondialisée là où elle ne la bouleversait pas forcément auparavant ? Qu’est-ce qui a changé depuis les premières dénonciations, qu’elles remontent à l’Antiquité ou à la chute de l’Ancien Régime ? Comment expliquer cette évolution, ce changement de perception, entre une situation de fait connue, reconnue, tolérée, comme acceptée avec fatalité, à sa contestation, à sa remise en cause et à la création d’outils juridiques venant la sanctionner ? Des arguments politiques, économiques, sociaux, voire moraux sont mis en avant pour dénoncer la corruption et appeler à la combattre. En matière de corruption, tout est en effet question d’interprétation, de point de vue. Ainsi, « la corruption n’existe que grâce aux catégories de jugement des contemporains. Celles-ci – vénalité, influence, vertu civique, civilisation – sont indissociables d’une vision de l’histoire et d’une conception particulière de la politique » [3].

L’objectif de ce dossier n’est pas d’analyser la (les) corruption(s) comme un ensemble, mais plutôt de questionner les raisons, de saisir les mécanismes pouvant expliquer en quoi la corruption, si elle est un phénomène ancien, n’est pourtant que relativement nouvellement perçue comme un problème. Cette réflexion conduira aussi à s’interroger sur sa pratique, ses mises en œuvre et ses diverses facettes.

Une notion polysémique dans sa définition et dans sa perception

À fort juste titre, Thierry Ménissier considère que la corruption est une notion « aussi intuitivement parlante que mal définie » [4]. Le terme fait en effet écho à des affaires et des pratiques, connues pour certaines de tous, sans que l’on puisse pour autant définir intuitivement et exhaustivement ce que le phénomène représente. Selon l’organisation non gouvernementale Transparency International, la corruption peut se définir comme « l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privées » [5]. Pour revenir à l’étymologie du mot, « corruptio » signifie en latin « altération ». L’acte de corrompre une institution ou une personne correspond donc à l’altération d’une situation définie, de légalité, voire d’égalité. En outre, la corruption se fait protéiforme et renvoie à des concepts différents selon les disciplines envisagées. En analysant le concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes, T. Ménissier fait apparaître trois sens. Le premier renvoie à l’idée de l’altération progressive et inéluctable des êtres naturels, le deuxième à l’impureté, à la saleté, à la souillure, et le dernier à la maladie, aujourd’hui traduit par un champ lexical évocateur : « fléau », « gangrène », « dégradation », etc.

En outre, comment cette notion se traduit-elle concrètement ? Dans le cas de l’affaire Siemens, il s’agissait par exemple de versements de commissions d’un montant total de 1,3 millions d’euros pour l’obtention de contrats dans le domaine des télécommunications. Concernant le scandale de l’attribution des Jeux olympiques d’hiver de 2002 à Salt Lake City, la corruption portait sur des cadeaux faits aux membres du Comité international olympique (CIO) [6]. Dans d’autres cas, elle pourrait encore se traduire par de l’extorsion, du trafic d’influence, du népotisme ou encore du détournement de biens. Se pose alors la question de l’interprétation et de la perception de la corruption. À ce titre, Gaspard Koenig s’interroge sur les différences pouvant exister entre une manœuvre de corruption avérée et un simple service [7]. Comment, en effet, distinguer un pot-de-vin d’une faveur ? Les services rendus, que d’aucuns appelleraient des « échanges de bons procédés », doivent-ils automatiquement être taxés de corruption ? À quel moment un cadeau peut-il être considéré comme une tentative, voire une preuve de corruption ?

Au-delà de cette difficulté initiale de définition d’une notion qui serait générique, des nuances apparaissent. Ainsi, en 1970, Arnold J. Heidenheimer, professeur de science politique américain, distingue trois types de corruptions : blanche, grise et noire. Il explique que « le terme de corruption noire indique qu’une action particulière est telle qu’un consensus existe au sein de la grande majorité de l’opinion et de l’élite pour condamner et sanctionner au nom des principes. La corruption grise indique que certains éléments, les élites habituellement, veulent voir l’acte réprimé, alors que d’autres ne le veulent pas, l’opinion majoritaire peut alors être ambiguë. La corruption blanche signifie que la majorité tant de l’opinion que de l’élite ne soutient pas vigoureusement les essais de condamnation d’actes qui semblent tolérables » [8]. Alors que les définitions données pour les corruptions blanches et noires sont limpides, celle de la corruption grise est beaucoup plus subtile. Pierre Lascoumes considère cette dernière souvent « confinée dans des espaces clos – service d’inspection, commission de discipline » [9]. Pour lui, l’apport de la typologie établie par A. J. Heidenheimer est de deux ordres : d’une part, elle démontre l’importance des variations dans la perception de la corruption et la multiplicité de définitions qui en découlent ; d’autre part, elle souligne l’écart qui existe entre les perceptions de l’élite politique et de la population [10].

Concernant ce premier point, il importe de revenir sur la question de ces perceptions, de ces a priori, en s’interrogeant notamment sur la confrontation entre la morale et la corruption. Si cette dernière est un « éternel objet de politique pénale et d’investigation journalistique, elle n’a [pourtant] jamais été discutée sur le plan de la philosophie morale », puisqu’« on la tient pour une évidence » (Gaspard Koenig dans ce dossier). Cette analyse conduit à s’inscrire dans un cadre plus global et à envisager la question de la corruption vis-à-vis du pays et du régime politique dans lequel elle s’exerce. Par exemple, Georges Couffignal considère qu’en matière de corruption, l’Amérique latine n’était pas adepte d’un « protestantisme wébérien » [11], c’est-à-dire que les populations considéraient, presque avec pragmatisme, la corruption comme faisant partie intégrante de la société, telle une ombre planante et menaçante. Pourtant, ce qui était admis récemment soulève désormais les populations : Jimmy Morales est devenu président du Guatemala avec un crédo « ni corrompu, ni voleur » et 1 million de manifestants ont exigé le départ de Dilma Rousseff de la présidence de la République du Brésil aux cris de « assez de corruption ». Et les exemples ne se limitent pas à l’Amérique latine : la lutte contre la corruption semble être « un phénomène stratégique qui s’étend à l’échelle planétaire » (Pascal Boniface).

Une lutte à objectifs variables

Comment, dès lors, interpréter cette nouvelle lutte, ce nouveau crédo visant à combattre la corruption à tout prix ? Et tout d’abord, la corruption est-elle véritablement condamnable ? (Olivier de France et Carole Gomez). Ensuite, et en pratique, cette lutte passe évidemment par des arguments judiciaires. L’initiative est partie des États-Unis dès 1977, à la suite du scandale Lockheed-Martin [12]. Les Américains ont les premiers mis en place une loi nationale condamnant expressément la corruption, le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA). Ils n’eurent de cesse ensuite de pousser les autres pays à faire de même, de sorte à ne pas défavoriser leurs entreprises sur les marchés mondiaux. Cet activisme conduira à la rédaction de la Convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui incitera les pays signataires – 41 à ce jour – à adopter des législations condamnant ces pratiques et les encourageant à y mettre un terme.

Et pourtant. Selon un rapport publié par la même OCDE en 2014 et sur la base de 224 affaires de corruption internationale, le montant de celle-ci est estimé à 3,1 milliards de dollars, ce qui ne constitue, de l’aveu même de l’organisation, que la partie émergée de l’iceberg – et concerne seulement des personnes morales ou physiques des 41 pays ayant signé la Convention de l’OCDE et ne porte que sur la corruption d’agents publics étrangers, entre 1999 et 2014 [13]. Car compte tenu de la complexité des affaires, des montages juridiques, des règles de confidentialités, il est aujourd’hui impossible d’estimer avec précision à combien s’élève la corruption transnationale. À un niveau inférieur, il était estimé, en 2014, que la corruption « coûte » 120 milliards d’euros à l’économie européenne [14]. À la seule échelle nationale, l’Italie a perdu 300 milliards d’euros à cause de la corruption depuis le début des années 1990 [15]. Toutefois, au niveau des entreprises, la lutte contre la corruption semble désormais prise en compte comme un enjeu majeur, à la fois économique mais aussi de réputation (Sylvie Matelly).

Il est également essentiel de revenir sur le bien-fondé et sur l’efficacité de la lutte contre la corruption. Dans ce contexte, il importe notamment d’aller au-delà du simple – et simpliste – constat du « tous pourris » (entretien croisé avec Nicola Bonucci et Daniel Lebègue), pour s’interroger sur les raisons politiques profondes qui sous-tendent cette lutte. Symbolique politiquement, comme en Chine (Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot), ce combat pour la transparence est aussi indispensable que contrasté, mais ne peut en tout état de cause s’interpréter de façon manichéenne [16]. Se pose ensuite inévitablement la question de l’efficacité de la lutte. Dans ce cadre, l’existence d’outils visant à lutter contre la corruption ne peut suffire : cette réforme doit être profonde et appliquée (Jean-Dominique Lafay). Un constat qui s’applique notamment à la lumière des affaires de corruption éclaboussant le sport mondial, qui plaident pour une rénovation de la gouvernance des instances sportives internationales (Pim Verschuuren). Pour autant, la lutte contre la corruption ne serait-elle pas le rocher de Sisyphe de nos sociétés, la corruption ne pouvant être dissociée de leur modernité (Frédéric Monier) ?


  • [1] Bernard Mandeville, Free thoughts on religion, the Church and national happiness, 1720.
  • [2] Daniel Dommel, « La corruption internationale au tournant du siècle », La Revue internationale et stratégique, n° 43, IRIS – Presses universitaires de France, automne 2001, p. 79.
  • [3] Olivier Dard, Jens Ivo Engels et Frédéric Monier, Patronage et corruption politiques dans l’Europe contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014.
  • [4] Thierry Ménissier, « La corruption, un concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes », Anabases, n° 6, 2007, p. 11.
  • [5] Site internet de Transparency International, « How do you define corruption ? ».
  • [6] Voir Andrew Jennings et Claire Sambrook, The Great Olympic Swindle. When the World Wanted its Games Back, Londres, Simon & Schuster, 2000.
  • [7] Gaspard Koenig, Les discrètes vertus de la corruption, Paris, Grasset, 2009.
  • [8] Cité par Jean Cartier-Bresson, « L’économie de l’information et l’analyse des réseaux de corruption », Hermès, La Revue, n° 19, 1996, pp. 215-216.
  • [9] Pierre Lascoumes, Corruptions, Paris, Presses de Science Po, 1999, p. 14.
  • [10] Pierre Lascoumes, Favoritisme et corruption à la française. Petits arrangements avec la probité, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
  • [11] Georges Couffignal, Intervention prononcée lors de la conférence « Argentine, Brésil, Venezuela : fin de cycle en Amérique latine ? », Paris, IRIS, 3 février 2016.
  • [12] Le scandale Lockheed-Martin implique cette entreprise dans le financement de campagnes aux États-Unis, au Japon, en Allemagne ou encore aux Pays-Bas.
  • [13] OCDE, Rapport de l’OCDE sur la corruption transnationale. Une analyse de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers, Paris, éditions OCDE, 2014, p. 26.
  • [14] Commission européenne, Report from the Commission to the Council and the European Parliament. EU Anti-Corruption Report, Bruxelles, 3 février 2014, COM(2014)38 final.
  • [15] Centro Studi Confindustria, « Il rebus della ripresa. La corruzione zavorra per lo sviluppo », Scenari economici, n° 22, décembre 2014.
  • [16] Rappelons que l’un des arguments d’acceptation de l’État islamique à Mossoul était la volonté de lutter contre la corruption et que c’est précisément sur ce point que ses combattants se sont, dans un premier temps, appuyés pour affirmer leurs revendications politiques et territoriales.