Mars 2016
La corruption, fille de la modernité politique ? / Par Frédéric Monier
Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?RIS 101 - Printemps 2016
La corruption, qui a inspiré un nombre considérable de travaux en sciences sociales depuis les années 1960-1970, est un objet d’étude plus récent chez les historiens. La plupart des ouvrages collectifs sur le sujet ont en effet été publiés depuis le début des années 2000 [1]. Ce retard relatif est sans doute lié à des attitudes intellectuelles fréquentes. La première d’entre elles consiste à voir dans la corruption une constante anthropologique. Cette vision pessimiste s’exprime chez de nombreux savants, dont le sociologue Vilfredo Pareto. « Les théories éthiques et les prêches ont été absolument impuissants à faire disparaître, ou seulement à diminuer la corruption politique, et il est très probable qu’ils demeureront tels à l’avenir », note-t-il en 1917 [2]. À quoi bon une histoire désespérante ?
Une autre attitude intellectuelle fait son apparition à partir du XVIIIe siècle. La corruption serait le symptôme d’un retard dans une histoire en marche, tant bien que mal, vers le progrès moral et politique. Comme l’écrit dans un bel élan Jules Michelet à propos de la Révolution française, la « corruption publique » fut le « mal naturel d’un peuple esclave lancé tout à coup dans la liberté » [3]. Selon cette vision des choses, l’élimination de la corruption est envisageable, au prix d’une politique volontaire et d’un progrès des mœurs. Il faut hâter le cours de la civilisation – pour le dire dans des termes du XIXe siècle –, ou assurer un vrai développement – pour choisir un mot de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi envisagée, l’histoire de la corruption serait celle d’une résistance à la modernité.
L’historiographie récente a permis de progresser dans la compréhension du phénomène et de prendre de la distance vis-à-vis de ces conceptions traditionnelles. La corruption n’a, en effet, pas toujours qualifié les mêmes pratiques d’influence et de pouvoir, ni recouvert les mêmes idées. En bref, il s’agit d’une réalité politique et culturelle complexe. Son histoire n’est ni linéaire ni homogène, ainsi que cela apparaît lorsque l’on cherche à comprendre pourquoi la corruption a été perçue, à certains moments et dans certains pays, comme une atteinte grave au bien commun et une mise en danger de l’intérêt général. Il importe alors de s’arrêter sur trois moments, avec une attention particulière portée au cas français.
Régénération et vertu
Le premier de ces moments historiques est celui où, pour la première fois, la corruption se transforme en problème politique. Cette évolution se produit durant la phase de transition, le Sattelzeit des historiens allemands, de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la première moitié du XIXe. En France, le choc décisif a lieu avec la Révolution de 1789, que l’on peut comprendre comme une tentative pour régénérer la nation en instaurant un ordre entièrement nouveau, reposant sur le patriotisme, la liberté, ainsi que la vertu. De fait, les républicanismes, français mais aussi américain, sont une réponse possible aux interrogations portées par les Lumières sur les menaces de dégénérescence des sociétés politiques. Les révolutionnaires français défendent, pour simplifier, l’idée que seule la vertu peut permettre la régénération d’une société d’Ancien Régime dépeinte comme corrompue, car altérée et pervertie par la monarchie. Cette vertu, Maximilien Robespierre la définit en reprenant presque mot pour mot les propos de Montesquieu : elle est « l’amour de la patrie et de ses lois » [4]. Robespierre fait de ce principe « l’âme de la démocratie », et de la République le seul régime politique à pouvoir l’enraciner dans le cœur de chaque citoyen. Dans cette conception, particulièrement radicale, de la Révolution française comme « système », « ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire ». Ce projet jacobin est un échec, mais sa grande ombre, portée par « l’Incorruptible », s’étend sur tout le XIXe siècle et le début du suivant.
Il faut regarder au-delà, à l’échelle de l’Europe et de l’Amérique du Nord, pour prendre la mesure du changement qui s’opère alors : un bouleversement des normes et des formes de la légitimité. La corruption devient une notion-clé dans les discours, critiques à l’égard des hommes au pouvoir, qui entendent promouvoir des réformes politiques, administratives mais aussi économiques. La naissance de l’économie politique ne peut être séparée de ces débats sur la moralité. Dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils vont de pair avec une politisation de la corruption.
En bref, en Grande-Bretagne, en France, mais aussi dans les États allemands et aux États-Unis, les dénonciations de la corruption acquièrent une dimension nouvelle. L’historiographie s’est, jusqu’à présent, focalisée sur l’Europe du Nord-Ouest, souvent considérée comme le moteur de ces changements. Pourtant, tout laisse à penser qu’il existe plusieurs processus modernisateurs à partir du début du XIXe siècle : des recherches en cours permettront de comprendre ce qu’il en est dans d’autres aires culturelles, comme l’Europe méditerranéenne ou l’Europe centrale et orientale. Ces discours critiques légitiment des projets de réformes au nom de nouvelles valeurs civiques érigées en bonne cause : la reconnaissance du mérite, l’invention de nouvelles normes pour séparer les charges publiques des intérêts privés, la soumission des gouvernants à des règles de droit censées préserver le bien commun et, enfin, l’idée que la représentation parlementaire sert la volonté et donc l’intérêt général. Ces discours contribuent à l’invention discursive d’un ordre ancien et décrié avec lequel il faudrait rompre : la old corruption que les réformateurs britanniques, Edmund Burke en tête, stigmatisent à partir des années 1780, ou la corruption monarchique exécrée par les révolutionnaires français. Ces réformes ont pour point commun de tracer une frontière entre les domaines du public et du privé. Cette délimitation, neuve et en débat, est certes politique, mais revêt surtout une importance sociale. « Les actions d’un particulier n’appartiennent point au public », note ainsi Benjamin Constant, et « l’homme auquel les actions d’un autre ne nuisent pas n’a pas le droit de les publier » [5].
Ces changements ne signifient pas que la corruption disparaît : si les patronages princiers et les systèmes aristocratiques d’allocations de faveurs sont fortement remis en cause, les pratiques micropolitiques s’adaptent aux normes qui voient le jour et aux nouvelles élites. On le voit clairement avec l’élection des gouvernants : les contemporains dénoncent certaines pratiques comme de la corruption et des fraudes électorales. Reste que les seuils de sensibilité ont changé : les sociétés n’acceptent plus des pratiques de pouvoir qui allaient de soi auparavant. Le terme français « favoritisme », qui fait son apparition à la fin des années 1790 et se diffuse dans les années 1830, traduit ces évolutions en cours : le gouvernement délégué par un prince à un favori désigné n’est plus acceptable. La diffusion de ce mot témoigne du succès rencontré par la critique d’un mode de gouvernement – celui des monarchies censitaires – qui semble immoral à tous ses opposants. « Plus les favoris sont agréables à leur maître, plus ils sont odieux à la nation […]. » [6] À la différence d’autres termes, comme l’anglais « cronyism » par exemple, « favoritisme » exprime un choc de valeurs politiques.
Cette conscience du progrès fortifie la vision des choses, héritée des Lumières, selon laquelle la corruption serait une preuve de l’arriération. « Mais la véritable corruption n’existe plus », peut-on lire en 1867 dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : « il faut aller la chercher dans les pays où la civilisation ne l’a pas encore chassée, la Russie par exemple » [7].
Moralité et publicité
Cette affirmation est formulée avant que les premiers scandales de corruption n’éclatent en France et dans d’autres pays au cours des années 1880. On assiste alors à la genèse des premières affaires contemporaines médiatisées. Le choc décisif vient encore une fois de France : le scandale de Panama, à la fin 1892, est souvent perçu à l’étranger comme l’événement par excellence. Il fournit aux contemporains une grille de lecture pour saisir la corruption des systèmes parlementaires. Des mots nouveaux font leur apparition dans d’autres langues, comme le terme « panamiste » en hongrois [8], et les enjeux du scandale sont médités à l’étranger – par exemple par les sociaux-démocrates allemands. Outre-Rhin, l’affaire de Panama constitue, « jusqu’à la veille de la Grande Guerre », une « sorte de test décisif » [9] : ainsi, le scandale dit des Kornwalzer, qui éclate à la fin de 1912 apparaît pour certains comme un Panama allemand. Dans différents pays, de nouveaux acteurs critiques émergent, qui ne ressemblent pas à ceux du siècle précédent : ce sont des nationalistes et des antisémites, qui font des scandales une arme politique contre les gouvernements républicains. Les exemples les plus connus sont ceux d’Édouard Drumont, qui révèle le Panama dans son journal La Libre parole, et de Jules Delahaye, qui obtient de la Chambre des députés, fin 1892, la nomination d’une commission d’enquête parlementaire. Ce sont aussi des socialistes, qui dénoncent, au début de 1893, le Panama comme une preuve de la nocivité du « gouvernement de cette bourgeoisie enrichie de votre travail et de vos dépouilles » [10].
Les vagues de scandales que connaissent différents pays d’Europe et d’Amérique s’inscrivent, certes, dans le prolongement des causes célèbres de la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, les scandales des années 1880 possèdent des caractéristiques nouvelles. Ils constituent de véritables arènes publiques médiatisées, où les débats et les conflits se poursuivent sur plusieurs scènes : les salles de rédaction, mais aussi les prétoires ou les cours de justice, les tribunes parlementaires et, enfin, la rue, comme en France.
Qu’ils soient socialistes et révolutionnaires ou nationalistes et antisémites, les acteurs critiques de 1900 font des manquements de quelques-uns le symptôme de la corruption générale du corps politique. Celle-ci est imputée aux acteurs de l’économie, mais surtout au système politique. Côté socialiste, le vrai scandale est, dans le fond, celui de l’exploitation capitaliste. Côté nationaliste, le « cloaque » parlementaire, selon le mot de Maurice Barrès en 1914, fait courir à la nation le risque d’une dégénérescence [11]. Ce déclin, pour des antisémites toujours présents, est à imputer à des coupables juifs. Ils sont pointés du doigt au moment de Panama, comme le baron Jacques de Reinach ou Émile Aron, dit Arton. Ils sont dénoncés à nouveau, quarante ans plus tard, lorsque les escroqueries d’Alexandre Stavisky font figure, pour les droites ultra de 1934, de symbole par excellence de la corruption de la IIIe République [12]. Cet antisémitisme n’est pas propre à la France : on le retrouve dans la Grande-Bretagne de 1912, où Hilaire Belloc et les antisémites britanniques cherchent à décrédibiliser les libéraux au pouvoir [13]. Cela est plus vrai encore pour les antisémites allemands, qui instrumentalisent des affaires – comme l’arrestation de Julius Barmat fin 1924 [14] – contre la République de Weimar.
Entre les années 1880 et les années 1930, la question de la corruption est placée sous le signe ambivalent de la publicité. Celle-ci est perçue, dans son sens premier de « publicisation », comme une garantie de la moralité, puisque les pratiques corrompues sont censées céder face aux débats publics dans la presse et au Parlement, sans même parler des mouvements de rue organisés au nom de l’indignation civique. D’un autre côté, cette même presse est soupçonnée, à partir du Panama, d’être un secteur économique particulièrement corrompu. « L’abominable vénalité de la presse » [15] française est une antienne des discours politiques, de 1923 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
En outre, la corruption ne concerne pas seulement la politique. La plupart des affaires sont liées, note Jean Jaurès en 1910, à un « grand fait social » [16]. Elles soulignent souvent un défaut de régulation. La spéculation boursière et l’appel à l’épargne publique sont un problème récurrent, de Panama en 1892 à l’affaire Marthe Hanau en 1928 [17]. Dans le même ordre d’idées, soulignons que certains scandales – comme celui de la Banca Romana dans l’Italie de 1893 – aboutissent, par réaction, à des modifications profondes du système bancaire.
Les réformes sont nombreuses et vont souvent – pas toujours – dans le sens d’une spécialisation fonctionnelle des élites, pour limiter les collusions entre parlementaires, hommes de presse et acteurs de l’économie. Ces changements ne signifient pas que la corruption disparaît. Encore une fois, les pratiques micropolitiques s’adaptent et les techniques de pouvoir, d’influence et d’intérêt évoluent. Le constat est le même dans les régimes politiques autoritaires ou totalitaires, qui ont dénoncé avec le plus de violence la corruption des régimes parlementaires qu’ils ont remplacés. Dans l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie, des pratiques clientélistes bénéficient aux membres des partis uniques. Quant aux biens spoliés, en particulier aux juifs, ils sont répartis selon des logiques de fidélisation politique et à des fins d’enrichissement personnel.
Répression et transparence
En l’état des travaux, on peut admettre que la question de la corruption connaît une décrue après 1945-1948. Il faut attendre, dans les pays européens et sur le continent américain, la fin des années 1980 pour qu’elle refasse surface, avec une nouvelle configuration. S’il fallait chercher un événement qui symbolise cette redécouverte collective de la corruption politique, ce serait sans doute l’opération « mains propres » en Italie. Avec les premières procédures judiciaires lancées au début de 1992, puis multipliées au fil des mois, la société italienne découvre un système de corruption généralisée : Tangentopoli. Ces découvertes provoquent une entrée en crise globale d’un système politique et la transformation ou l’apparition d’organisations partisanes, dont la plus connue est Forza Italia, créée quelques mois avant les élections législatives de 1994. Le cas italien est alors exceptionnel par son ampleur, mais ne résume pas à lui seul le phénomène. Entre les années 1980 et le début des années 2010, de nombreux pays redécouvrent, en effet, la question de la corruption, via la médiatisation de procédures judiciaires impliquant des dirigeants politiques et des élus pour des faits assimilés à des atteintes à la probité publique. On pense, par exemple, à des scandales qui éclatent en France à la même époque, comme l’affaire Urba, en 1989-1991, aux polémiques entourant, au Royaume-Uni, Michael Ashcroft, homme d’affaires influent et trésorier du Parti conservateur, en 1999, ou encore aux affaires de caisse noire de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui éclatent en Allemagne en 1999-2000.
Ces débats ne sont pas une simple résurgence, même si de nombreux acteurs et commentateurs pensent le contraire. À la différence des scandales des années 1880-1930, les procédures judiciaires sont déterminantes et jouent un rôle moteur dans de nombreux pays. De fait, les magistrats n’hésitent plus à considérer les élites politiques comme des justiciables comme les autres. Cela est vrai en Italie, mais aussi en France, où les statistiques pénales montrent que le taux de condamnation atteint des seuils historiquement très élevés à partir des années 1980 : le contraste est net avec le XIXe siècle, quand les poursuites pénales pour corruption se soldaient fréquemment, en particulier devant le jury, par des acquittements. Un deuxième phénomène nouveau marque les années 1980-2015 : le lien entre les perceptions de ces affaires et ce que les chercheurs en sciences sociales décrivent, au même moment, comme un discrédit à long terme des élites politiques.
Paradoxalement, plusieurs études ont montré que les scandales de l’an 2000 ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient en 1900 : ils ne suscitent plus guère d’indignation civique. Depuis les années 1970, en France, ils ne s’accompagnent plus de manifestations de rue. En revanche, ils nourrissent une croyance, devenue majoritaire au fil des ans, en la corruption des gouvernants. En 1977, selon la Sofres, 37 % de personnes interrogées pensaient les dirigeants politiques corrompus ; elles sont 64 % à le croire en juillet 2010, selon Viavoice. Cette croyance semble caractériser un grand nombre d’opinions publiques dans différents pays, si l’on suit quelques enquêtes, comme le Gallup Millenium Survey, publié en 2000 [18].
Ces débats nationaux constituent l’une des facettes de la redécouverte de la corruption à la fin du XXe siècle. Ce phénomène a un autre aspect : il concerne les débats, initiés dans les années 1970-1980, sur la politique économique mondiale, et en particulier sur le développement des pays du Sud. Cela aboutit à la création d’organisations spécialisées, en premier lieu Transparency International, à Berlin, en 1993, et à l’adoption de nouvelles normes, notamment la Convention de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), en 1997.
En somme, la question de la corruption, telle qu’elle commence à se poser dans les années 1990, résulte des allers et retours entre ces deux types de débats, qui font progressivement leur jonction : les discussions internationales sur le développement des pays du Sud, d’un côté, et les discussions nationales sur le financement de la vie politique et le discrédit des élites dans les pays du Nord, de l’autre. Ce processus se traduit par un phénomène historique sans précédent à cette échelle : l’adoption de définitions transnationales des pratiques dites corrompues et l’élaboration de normes juridiques partagées par les Nations unies (2003), le Conseil de l’Europe ou l’Union européenne. Cette convergence politique a conduit à promouvoir un ensemble de valeurs publiques que l’on peut caractériser par la notion de transparence.
Mais ces cultures civiques ne constituent pas un système au sens strict : l’appel, si fréquent à l’heure actuelle, à « l’impératif de transparence » recouvre en fait de nombreuses tensions. Les discours de la transparence sont liés, depuis les années 1990, à des instances de légitimation de réformes économiques et politiques. Que l’on songe, par exemple, à l’action de la Banque mondiale : selon ses propres dires, l’organisation a fait de la lutte contre la corruption une priorité « depuis ces deux dernières décennies » [19].
Ce serait une erreur de réduire ces cultures de la transparence à un système monolithique. Elles recouvrent en fait des pratiques très diverses. Sur le plan économique, la transparence renvoie à des formes d’organisation de la production – le new public management – mais aussi à des limitations du secret des affaires, du secret fiscal, et du secret bancaire suisse, édifié en 1934. Sur le plan politique, elle est assise sur la notion de « droit à l’information » qui émerge, semble-t-il, dans plusieurs pays comme l’Allemagne et la France durant les années 1970. La transparence concerne en particulier le financement de la vie politique : là encore, le principe tacite du secret a souvent cédé la place à des régimes de déclaration et de contrôle. Enfin, sur le plan social, la transparence, volontiers associée aux nouveaux réseaux sociaux, renvoie, note John B. Thompson [20], à des formes inédites de visibilité médiatisée de la vie privée. Il ne s’agit plus seulement de la vie privée des puissants, médiatisée depuis le début de l’ère contemporaine, mais, plus largement, de la vie privée de tout un chacun. Cette nouvelle frontière entre sphères publique et privée a littéralement vidé de leur sens initial plusieurs normes culturelles antérieures, comme la norme de discrétion.
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Cette histoire, telle qu’elle résulte de récents travaux en histoire et en sciences sociales, est bien sûr en débat. Cependant, les présomptions sont fortes pour penser, après Jens Ivo Engels [21], que la corruption est produite par la modernisation de nos sociétés. Cette modernisation affecte les formes de la micropolitique : depuis les patronages aristocratiques des sociétés d’Ancien Régime jusqu’aux clientélismes politiques actuels, le changement a été long. De même les valeurs publiques et les conceptions du bien commun ont-elles fortement évolué depuis les débats des Lumières jusqu’à ceux du début du XXIe siècle. Pourtant, d’un bout à l’autre du processus, la corruption fournit une grille de lecture morale qui donne du sens à la politique et qui permet de juger les hommes au pouvoir. Cette question surgit dans des moments historiques particuliers, lorsque le processus de séparation tendancielle entre l’État et la société franchit une étape. En d’autres termes, il nous faut admettre qu’il n’existe pas de société sans corruption : le propre de l’ère contemporaine, après la mort de Robespierre, est justement la poursuite politique de cet objectif moral inaccessible.
- [1] Voir Frédéric Monier, « La corruption politique : une histoire européenne », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, pp. 3-13, pour un bref bilan historiographique. Et une bibliographie générale dans Olivier Dard, Jens Ivo Engels, Andreas Fahrmeir et Frédéric Monier (dir.), Scandales et corruption à l’époque contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014, pp. 279-296.
- [2] Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Genève, Droz, 1968 [1917], p. 191.
- [3] Jules Michelet, Histoire de la révolution française, vol. 7, 1847-1853, Paris, Chamerot, p. 233.
- [4] Maximilien Robespierre, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République », Œuvres, Paris, F. Cournol, 1867 [5 février 1794], pp. 294-308.
- [5] Benjamin Constant, « Du rétablissement de la censure des journaux », La Minerve française, vol. IX, Paris, 1820, p. 141 ; réédité dans Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, Bruxelles, Société belge de librairie, 1837, p. 165.
- [6] Chevalier de Sade, Lexicon politique, ou définition des mots techniques de la science de la politique, tome II, Paris, A. Pougin, 1837, p. 431.
- [7] « Corruption », in Pierre Larousse (dir.), Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome 5, Paris, 1869, pp. 201-202.
- [8] Où il acquiert le sens péjoratif d’homme politique affairiste et corrompu. Voir Andras Cieger, « Les politiciens incompatibles : une campagne contre la corruption en Hongrie au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, p. 62.
- [9] Jens Ivo Engels, « Panama in Deutschland : der Panama-Skandal in der deutschen Presse, 1892-93 », in Andreas Gelz, Dietmar Hüser et Sabine Russ-Sattar (dir.), Skandale zwischen Moderne und Postmoderne : Interdisziplinäre Perspektiven auf Formen gesellschaftlicher Transgression, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 108.
- [10] « Au peuple ! », Manifeste signé par Jean Allemane, Zéphirin Camélinat, Jules Guesde et Édouard Vaillant, La Revue socialiste, t. 17, n° 97, janvier 1893, pp. 238-239.
- [11] Maurice Barrès, Dans le cloaque, Paris, Émile-Paul frères, 1914.
- [12] L’affaire est une fraude au Crédit municipal de Bayonne, orchestrée par A. Stavisky, déjà poursuivi à plusieurs reprises et incarcéré (1926). Il bénéficie d’un réseau de complicités, dont celle du députémaire (radical) de Bayonne, Joseph Garat.
- [13] Le scandale, qui éclate à l’été 1912, vise plusieurs membres du cabinet britannique, dont Rufus Isaac et Herbert Samuel. Ils sont accusés d’avoir réalisé une spéculation en bourse, grâce à un projet confiant à la compagnie Marconi la concession d’une radio d’État en Grande-Bretagne.
- [14] J. Barmat, arrêté en décembre 1924, est accusé d’avoir utilisé ses relations dans le Parti social-démocrate allemand pour son entreprise. En faillite, celle-ci a bénéficié de prêts de la Banque de Prusse, qu’elle ne peut rembourser. J. Barmat, juif, est dénoncé par les nationalistes en 1925, sur fond de campagne pour les élections présidentielles en Allemagne.
- [15] Arthur Raffalovitch, « L’abominable vénalité de la presse ». D’après les documents des archives russes, Paris, Librairie du travail, 1931.
- [16] Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Rochette, réunion du 1er décembre 1910, Archives nationales, C 7450.
- [17] Marthe Hanau, arrêtée en décembre 1928, a escroqué des épargnants en leur proposant de faux placements. Plusieurs hommes politiques liés à elle sont mis en cause, en particulier Jean Hennessy, ministre de l’Agriculture du gouvernement Poincaré.
- [18] Gallup International Association, Voice of the People Millenium Survey, Ann Arbor, Inter-university Consortium for Political and Social Research, 2000.
- [19] « Anti-corruption », 3 août 2015, disponible sur le site de la Banque mondiale.
- [20] John B. Thompson, Political Scandal : Power and Visibility in the Media Age, Cambridge, Polity, 2000.
- [21] Jens Ivo Engels, Die Geschichte der Korruption, von der Frühen Neuzeit bis ins zwanzigsten Jahrhundert, Francfort, S. Fischer, 2014.