La Chine au risque de ses ambitions / Entretien avec Jean-Luc Domenach

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  • Jean-Luc Domenach

    Jean-Luc Domenach

    Directeur de recherche au CERI (Sciences Po).

  • Barthélémy Courmont

    Barthélémy Courmont

    Directeur de recherche à l’IRIS, responsable du Programme Asie-Pacifique

  • Emmanuel Lincot

    Emmanuel Lincot

    Chercheur associé à l’IRIS

Jean-Luc Domenach – Je crois que le nerf de cette évolution récente de la politique étrangère chinoise tient au fait que le plan de Deng Xiaoping a été suivi d’effets : priorité a été donnée au développement économique, aux réformes, qui étaient en fait une sorte de pont avec ce que les Chinois pouvaient utiliser du capitalisme. Ensuite, il était clair pour Deng Xiaoping et ceux qui l’entouraient qu’il ne fallait pas parler plus fort tant que la Chine n’en aurait pas les moyens. À ce moment-là seulement serait-il alors possible de passer à des choses, disons, plus intéressantes : améliorer la situation sociale de la population et développer la politique internationale du pays. C’est sur ces deux points que les principaux progrès ont été enregistrés.

J’ajoute que, pour permettre cette réussite économique et sociale, Deng Xiaoping a bénéficié d’une équipe de gens fidèles et capables de manier les instruments du capitalisme : les « fils de princes », qui ont joué un rôle essentiel et qui sont désormais à la tête du pays – pour combien de temps en revanche, c’est un autre problème.

Le plan de Deng Xiaoping a donc été rempli sur le plan économique et, à partir de ce moment, l’international et le social pouvaient devenir les tâches majeures.

Jean-Luc Domenach – Je ne crois pas vraiment à un mimétisme entre les deux pays. Dans la formation des élites chinoises contemporaines, le chapitre essentiel a été celui de la découverte du capitalisme américain. On a parlé publiquement, ces derniers temps, du séjour apparemment capital de Xi Jinping aux États-Unis, en 1984. Tous les autres « princes » ont aussi effectué des séjours dans ce pays, à l’université par exemple. Cela a été un déclencheur essentiel.

Ensuite, ayant appris ce qu’ils ont appris sur l’économie et la nécessité du capitalisme, je crois au contraire que les dirigeants chinois ont un mépris de plomb à l’égard de Vladimir Poutine. Néanmoins, ils savent l’utiliser à leur avantage. Ils sont d’ailleurs les seuls à y parvenir car, généralement, c’est lui qui se charge d’utiliser les autres. Par exemple, ils sont parvenus à obtenir des prix sur les livraisons pétrolières et gazières, et les Russes leur ont également appris beaucoup de choses en matière de relations internationales : actuellement, ils leur donnent ainsi de véritables leçons sur le Moyen-Orient. Je crois donc que V. Poutine est très important pour eux, mais que lui ressembler ne fait pas partie des ambitions chinoises.

Jean-Luc Domenach – Je ne suis pas susceptible d’être soupçonné d’amabilité excessive à l’égard de ce régime, mais je crois qu’il y a dans l’intelligentsia occidentale un défaut réel, qui est de confondre les quantités, notamment en matière de droits de l’homme. Aujourd’hui, des millions de Chinois sont autorisés, par exemple, à se rendre en vacances à l’étranger. Parallèlement, quelques milliers d’intellectuels sont maltraités par le régime. Il faut évidemment en parler mais, globalement, il faut aussi bien noter que la Chine ne sera plus jamais comme avant à l’issue d’un certain nombre de mutations, dont ces voyages à l’étranger font partie.

Cela posé, il est vrai que Xi Jinping, après quelques ouvertures, s’est apparemment crispé politiquement. Il a effectué quelques retours en arrière et a donné la priorité à la nécessité de consolider le régime.

Jean-Luc Domenach – Je ne le crois pas, mais pas du tout. Cependant, Xi Jinping prend beaucoup de risques. Il avait, au début, une politique que je trouvais intelligente, relativement ouverte mais demeurant ferme, avec la lutte contre la corruption et la répression. Mais aujourd’hui, elle est devenue un mouvement un peu maoïste, ce qui ne me semble pas très malin. D’autant que la société est en ébullition et qu’il n’a, par ailleurs, pas le temps de suivre toutes les commissions dont il s’est attribué la présidence : il s’interdit dès lors d’empêcher les erreurs et les excès. Au final, je suis moins sûr de la réussite de Xi Jinping que je ne l’étais au début de sa présidence.

Jean-Luc Domenach – Je crois que Xi Jinping sait parfaitement que le régime ne peut pas fonctionner sans un minimum de corruption : c’est la plaie inévitable du communisme réel. Il a eu, naïvement, cette idée qu’il fallait renouveler les élites, de façon à réduire au moins dans un premier temps l’ampleur de la corruption. Mais il commence à se prendre au sérieux et attaque beaucoup de gens en même temps, ce qui est risqué puisqu’il n’est pas toujours là pour suivre les opérations. Il faut se dire aussi que pendant qu’il s’occupe de ces affaires, d’autres sujets qu’il ferait bien de surveiller sont délaissés.

Je suis impressionné par le fait que l’armée commence à bouger un petit peu, au point que Xi Jinping s’en prend à certaines personnalités importantes. Car s’il y avait un endroit où Xi Jinping était théoriquement bien placé, c’était bien auprès de l’armée. Le problème est qu’elle est l’organe où il y a le plus de « gras », car la possibilité d’accès à d’énormes sommes d’argent y est considérable. D’une façon ou d’une autre, je pense donc que les officiers ont dû se sentir menacés par cette mise au pas. À ce sujet, ce n’est pas pour rien que les « fils de princes » s’engagent en priorité dans les métiers militaires. Ce sont les métiers les plus rentables, où la part du gâteau que l’on peut accaparer est la plus importante.

Jean-Luc Domenach – Même si elle était importante, on ne le saurait probablement pas. Une résistance efficace doit rester secrète dans ce régime. Mais il faut noter que le dernier général remercié était considéré, au début, comme étant acquis au président. J’ai eu accès, par ailleurs, à des informations de ce type pour d’autres condamnés. Les membres de l’élite commencent à se plaindre : ils se sentent menacés et se demandent jusqu’où la répression va s’étendre.

Je pense donc que Xi Jinping prend des risques. Certes, c’est une obligation lorsque l’on occupe des fonctions comme les siennes. Mais quand on fait de la politique et plus encore quand on gouverne, on ne peut pas tout faire en même temps.

Jean-Luc Domenach – Si oui, le processus sera très lent. L’explosion n’aura lieu que si la croissance économique s’interrompt, car elle fonde depuis les années 1980 la légitimité du régime. Pour le reste, les Chinois ne sont pas idiots : ils savent bien ce qu’est leur régime. Mais tant que la croissance est au rendez-vous, mieux vaut être pour que contre, ne serait-ce que pour éviter les ennuis. Le jour où il apparaîtra clairement à la majorité des Chinois que la croissance est très ralentie ou plus encore terminée, alors il y aura un basculement et le désordre deviendra dantesque.

Quand cela se produira-t-il ? Dans un an comme dans dix, vingt ou trente. Deux facteurs, en tout cas, peuvent dans un premier temps retarder significativement le déclin puis la catastrophe : d’une part, la compétence remarquable du Premier ministre, qui est un spécialiste de la gestion cout-termiste de l’économie et de la finance ; d’autre part, le fait que, pour la première fois depuis le début des années 1950, le Bureau politique possède une majorité cohérente. Ces deux éléments sont importants, car le gouvernement dispose ainsi d’une qualité qui manque à la Chine depuis Zhou Enlai : des ministres fiables, sérieux et à peu près d’accord.

Jean-Luc Domenach – En effet, il n’y a plus de contre-pouvoir. En revanche, on trouve des problèmes très répandus : la corruption, mais aussi une réalité moins souvent évoquée, qui est la rivalité entre les régions. Les difficultés de gouvernance sont réelles, mais elles se situent moins au sommet qu’au niveau des provinces, entre lesquelles la guerre est permanente. Un député m’a raconté le déroulement d’une session de l’Assemblée : pour commencer, c’est tout le monde contre Shanghai ; ensuite, tout le monde contre les provinces côtières ; et pour finir, c’est chacun pour soi. Chacun cherche à tirer la couverture à lui, spécialement quand des fonds sont en jeu.

Jean-Luc Domenach – Il s’agit d’une autre erreur de Xi Jinping, qui tombe dans le même piège que la plupart des tyrans : il veut « nettoyer » les environs de l’Empire afin d’ériger un glacis de protection. Mais ce sont évidemment les pays les plus proches qui ressentent la menace et résistent le plus. Aussi, je crois que la politique chinoise à l’égard de ses voisins est tout simplement catastrophique.

Pour commencer, il ne faut pas prendre les Japonais pour des imbéciles ; ils ne veulent pas faire la guerre, et on les comprend : l’Histoire ne les y encourage pas. Mais je crois qu’ils ne céderont plus. Et les Vietnamiens sont moins timorés encore. Récemment, j’ai fait une découverte à ce sujet : la guerre sino-vietnamienne de 1979 ne s’est achevée qu’en 1986. Chine et Viêtnam se sont accordés pour continuer la guerre en secret, les « fils de princes » qui gouvernent actuellement devraient s’en souvenir car certains de leurs camarades ont expérimenté la violence des combats… Un autre antagonisme concerne désormais les Philippines, un pays qui n’a jamais fait la guerre mais qui achète aujourd’hui des sous-marins !

C’est pourquoi je crois que la politique régionale menée par la Chine est une énorme erreur, et le fait de construire des îlots artificiels coûtera très cher. Le pays n’y gagnera pas grand-chose. À l’inverse, la politique chinoise envers les États-Unis ou l’Europe est bien plus positive.

Jean-Luc Domenach – Je ne pense pas. La Chine ne devrait pas devenir un vrai sujet car nous avons trop peu de personnes capables de parler chinois, trop peu d’entreprises implantées dans ce pays, trop peu d’échanges finalement.

C’est dommage, car il me semble que François Hollande, en ce qui concerne les rapports avec Beijing, a été le moins pire des présidents français. Il ne se raconte pas d’histoires, il ne fait pas de grands discours sur le confucianisme, il cherche le rapport humain. Il a évité les plus grosses erreurs et l’on voit Laurent Fabius s’occuper, lui aussi, des sujets chinois. Les choses vont mieux, avec des échanges politiques bien préparés. Mais le manque d’intérêt pour la Chine et de liens forts avec elle perdure dans la société, ce qui est regrettable.

Jean-Luc Domenach – J’ai l’impression que, même si leur déploiement économique et financier dans le tiers-monde est intelligent, il ne constitue pas la préoccupation principale des dirigeants chinois. Ce qui compte le plus à leurs yeux, ce sont les États-Unis, le commerce avec l’Europe – l’Allemagne en particulier –, ainsi que les deux axes régionaux que représentent le Japon – ils ont tenté un rapprochement avec la Corée du Sud, mais mieux vaut pour eux ne pas trop espérer de Séoul – et l’Asie centrale, où ils s’installeront progressivement à leur aise.

Jean-Luc Domenach – Je ne pense pas que les choses fonctionnent dans ce sens-là. À l’inverse, c’est la Chine qui va avoir un impact sur l’évolution de cette région. Le projet de Beijing consiste d’abord à régler le problème ouïghour, soit par la force soit par le développement – et probablement un peu des deux. Par la suite, il s’agira d’investir progressivement dans les parties les plus utiles des États d’Asie centrale.

Jean-Luc Domenach – Sur ce sujet, Xi Jinping est particulièrement contrarié, déchaîné même. L’attitude de Pyongyang contrarie sa politique globale, et les dirigeants nord-coréens ne veulent rien entendre. Xi Jinping voudrait peut-être en faire l’idiot utile, mais il n’y parvient plus. Il fait également face, sur ce point, à l’une des limites de son pouvoir : si l’affaire est bloquée, je pense que c’est en raison du rôle des services de renseignement militaires chinois qui protègent traditionnellement la Corée du Nord au nom d’une solidarité entre les deux armées née en 1950 et probablement aussi d’une vieille méfiance à l’égard de la Corée du Sud.

Jean-Luc Domenach – Je n’ai jamais cru à ce concept. Je ne pense pas que ce consensus soit très intelligent, très pensé. Il n’est pas rédigé noir sur blanc. Aucun Chinois ne l’a conceptualisé ; ce sont les Américains qui l’ont inventé et la Chine l’a simplement traduit. Je pense que les Chinois ont la politique la plus classique qui soit, qui consiste à influencer, acheter, inciter, manœuvrer, etc. Les dirigeants ne réfléchissent pas, en la matière, suivant un quelconque principe établi, si ce n’est la relation bilatérale avec les États-Unis qui préoccupe tant Xi Jinping. Il faut l’imaginer en train de polir son anglais avant la prochaine rencontre – pour lui décisive – avec le président Barack Obama lors de la conférence mondiale de décembre prochain…

Jean-Luc Domenach – Cette relation va énormément dépendre du changement de gouvernement à venir aux États-Unis. Si la victoire revient à Hillary Clinton, on peut imaginer une gouvernance mondiale qui prendrait sur certains sujets l’allure d’une sorte de duopole. Les Chinois, et en particulier le premier d’entre eux, n’attendent que cela, ils veulent être de plus en plus consultés par B. Obama et y trouver leur avantage. Ils sont prêts, pour cela, à faire un certain nombre de concessions, comme ils l’ont montré en matière d’environnement, ce qui n’est pas rien. Pour Xi Jinping, cela en vaut la peine, car la Chine se verrait alors placée au sommet, et parce que je crois vraiment qu’il se prend pour un empereur. C’est pour moi la clé des relations sino-américaines aujourd’hui.

Jean-Luc Domenach – Au début, il me rendait presque enthousiaste, je me disais qu’il était astucieux. Son parcours a été très intelligent. Il a eu l’intelligence de profiter de chaque étape de son parcours, qui a été parfois difficile. Il s’est renforcé intellectuellement, politiquement. Mais je pense qu’aujourd’hui, il se voit comme l’héritier des empereurs et croit peut-être en être un lui-même, d’une certaine façon, et cela, c’est très risqué à tous points de vue. Par moments, il agit comme si les affaires intérieures ne devaient plus le distraire, comme s’il pensait qu’après toutes les avancées réalisées dans le domaine économique et social, dans la politique économique, il n’y avait plus maintenant qu’un seul cran au-dessus : le rayonnement international.

Au fond, son évolution est assez classique : placé à la tête d’un pays doté d’une glorieuse histoire et devenu très puissant, il tend à le considérer comme un empire et veut rehausser au maximum son rôle impérial. Il faut bien avoir en tête que Xi Jinping est le fils de Xi Zhongxun, qui a été un grand guérillero révolutionnaire et un fonctionnaire efficace, en même temps qu’un homme relativement honnête qui s’est consacré à sauver le maximum de monde de la famine terrible du Grand Bond en avant. On peut penser qu’il se croit doté d’une sorte de destinée impériale. Il ne va évidemment pas proclamer l’Empire, mais rien ne l’empêche d’y penser activement, d’autant que des progrès vers une apparence de parité avec les États-Unis pourraient l’inciter à réfléchir aux moyens de durer au pouvoir…


  • [1] David Shambaugh, « The Coming Chinese Crackup », The Wall Street Journal, 6 mars 2015.