CRISPR-Cas9 : révolutions scientifiques, enjeux stratégiques / Par Sébastien Abis et Clémence Hollemaert

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  • Sébastien Abis

    Sébastien Abis

    Chercheur associé à l’IRIS

  • Clémence Hollemaert

    Clémence Hollemaert

    Étudiante à IRIS Sup’.

La science accompagne depuis l’Antiquité le développement des sociétés, charriant tour à tour espoirs et craintes qui font inéluctablement l’objet de débats animés. Les connaissances s’accumulant, les découvertes se font toujours plus nombreuses et rapides. L’être humain, protagoniste de cette innovation continue, s’en porte assurément bien mieux [1]. Repoussant sans cesse les frontières du possible, la science nécessite également d’adapter continuellement les politiques et les législations. Avec l’accélération des changements induite par les nouvelles technologies, ce processus historique pose plus que jamais la double question des limites naturelles de l’environnement dans lequel évoluent l’humain et les autres êtres vivants, et de l’horizon infranchissable sur le plan éthique. Une problématique colossale, alors que les défis planétaires s’épaississent en parallèle.

Les biotechnologies illustrent parfaitement ces enjeux. Depuis les années 1970, elles se développent de manière significative, la science permettant de maîtriser davantage le vivant, c’est-à-dire non seulement le mécanisme du corps humain, mais également d’autres corps en vie, tels que les animaux et les plantes. Les lois de Mendel, du nom de Johann Gregor Mendel, reconnu comme le père de la génétique, découvrent et explicitent, dans les années 1850, les principes de l’hérédité biologique. Les recherches qui suivirent ont permis de découvrir un siècle plus tard, en 1953, avec James Watson et Francis Crick, la structure en double hélice de l’acide désoxyribonucléique (ADN). La recherche en génétique est ainsi venue élargir les connaissances sur de nombreuses espèces microbiologiques, végétales et animales. Dans le domaine médical et alimentaire, ces dynamiques scientifiques expliquent pour beaucoup les progrès enregistrés en matière de santé et de qualité de vie.

Toutefois, dans des sociétés contemporaines où les enjeux de sécurité humaine évoluent, avec une réduction significative de la faim et des maladies – quand bien même le phénomène reste très inégal en fonction des régions du monde –, les controverses autour des biotechnologies progressent. Combinant science du vivant et techniques issues de la physique, de la chimie ou encore de l’informatique, elles se trouvent au cœur des discussions en matière de développement durable, car situées au carrefour du social, de l’économique, de l’environnemental et de l’innovation. Offrant d’indéniables solutions pour la santé et la sécurité alimentaire, les biotechnologies n’échappent pas aux peurs, rationnelles ou irrationnelles, vis-à-vis des relations complexes entre l’homme et le vivant.

Ces innovations s’inscrivent, en outre, dans un cadre géopolitique où il est simultanément nécessaire de garantir une alimentation en quantité et en qualité supérieures, eu égard à la croissance démographique mondiale et aux nouvelles attentes sociétales, tout en réduisant l’empreinte écologique des activités humaines et économiques. Faire encore plus et beaucoup mieux demain s’affiche ainsi comme le paradigme incontournable d’une agriculture ayant, par conséquent, besoin de réponses scientifiques et techniques supplémentaires. Sur cette voie, la confiance du public vis-à-vis des aliments tout comme des produits de santé constituera un facteur déterminant. Il apparaît ainsi essentiel de considérer les innovations récentes à l’aune de ces trajectoires historiques et stratégiques. Pourtant, avec l’irruption de ces techniques de modifications génétiques, depuis quelques années, l’équilibre nécessaire à l’analyse semble difficile à trouver, alors que la technologie reste largement méconnue du grand public.

Illustration d’un champ vaste d’innovations préparant les mondes de demain, CRISPR-Cas9 – pour Clustered Regulary Interspaced Short Palindromic Repeats, associé à l’enzyme Cas9 –, sigle encore peu présent dans les débats publics pour non-initiés, mérite à ce titre une attention particulière. Présentant à la fois des opportunités et des risques, cette technique, qui concerne les domaines du vivant, revêt un caractère stratégique majeur. En effet, la facilité accrue de son utilisation à des coûts de plus en plus accessibles démocratise l’étude des gènes. Son développement, mêlant de multiples secteurs, s’avère être au cœur de multiples défis internationaux : scientifiques, technologiques, juridiques, éthiques et géopolitiques.

Une rupture majeure

Alors que les organismes génétiquement modifiés (OGM) retiennent l’attention médiatique, un autre ensemble de techniques favorisant l’innovation en matière de création variétale émerge plus discrètement. Plus performantes et plus précises, ces nouvelles techniques d’amélioration des plantes (New Plant Breeding Techniques), qui se développent depuis la fin du XXe siècle, recouvrent plusieurs biotechnologies appliquées au végétal. Mais c’est surtout la réécriture du génome qui offre de grandes potentialités et engendre de nombreux débats. Découverte en 2012, la technique CRISPR-Cas9 a reçu le prix 2015 de la meilleure avancée scientifique [2].

CRISPR-Cas9 permet d’éditer le génome, c’est-à-dire le matériel génétique d’un être vivant codé par son ADN. Contrairement à la technique des OGM, et cette distinction est fondamentale, CRISPR-Cas9 peut modifier une ou plusieurs bases de brin d’ADN sans incorporer le gène d’un organisme extérieur. En agissant comme un logiciel d’édition, la combinaison entre une séquence répétée d’ADN (CRISPR) et l’enzyme Cas9 constitue une véritable percée technologique. Elle peut en effet cibler une partie de l’ADN, la supprimer définitivement ou la couper pour ensuite la remplacer par un autre gène. En somme, il est désormais possible de réparer un gène, de le modifier ou d’en moduler l’expression – en l’augmentant ou en la diminuant. La méthode s’avère efficace, simple et son coût ne cesse de baisser. CRISPR-Cas9 peut potentiellement s’appliquer à n’importe quelle espèce et à toute la biodiversité du vivant sur la planète et ouvre des champs d’application en matière, par exemple, de traitement de maladies génétiques héréditaires ou de lutte contre les insectes vecteurs de maladies.

CRISPR-Cas9 concerne donc les plantes et les animaux, mais aussi les êtres humains. Cette technique, inévitablement, se trouve au milieu des controverses habituelles qui animent les rapports entre science et société. Bien que méconnue, elle semble faire l’objet d’une attention croissante, car des enjeux stratégiques, éthiques et juridiques s’entremêlent sur cette question. Lors d’une conférence de l’Académie des sciences tenue à l’Institut de France le 21 février 2017, il a par exemple été rappelé à quel point cette découverte offrait des solutions pour répondre aux défis alimentaires mondiaux, car les plantes vont devoir être plus productives en utilisant moins de ressources naturelles – notamment l’eau –, plus adaptées aux nouvelles conditions climatiques et moins dépendantes des intrants (phytosanitaires, engrais) [3]. CRISPR-Cas9 s’immisce aussi chez les animaux d’élevage, avec d’ores et déjà quelques dizaines d’entre eux dans le monde potentiellement précurseurs de lignées au génome réécrit. Là encore, une problématique bioéthique se pose quant aux relations entre l’homme et l’animal. La technique peut désormais permettre d’optimiser la qualité de certains produits alimentaires.

Sur le plan médical, un autre exemple de controverse est celui des moustiques, récemment popularisé par Erik Orsenna [4], venant à juste titre rappeler qu’il s’agit à la fois du plus grand prédateur sur Terre pour les êtres humains et d’un élément indispensable à la préservation des écosystèmes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que le moustique cause plus de 700 000 décès par an, parce qu’il agit comme vecteur de parasites et de virus qui ont élu domicile en son sein. Bien plus efficace que la vaccination, l’éradication même du moustique serait, pour certains spécialistes, le seul moyen d’éloigner durablement le spectre des maladies qu’il transmet. Ainsi la question de l’utilisation de CRISPR-Cas9 contre le moustique a-t-elle été rapidement posée. De nombreux laboratoires travaillent sur la mise au point d’une nouvelle lignée de moustiques porteuse d’un gène de stérilité qui, une fois relâchée dans l’environnement, permettrait un autocide, c’est-à-dire une autodestruction de l’espèce. Une bonne nouvelle pour les millions d’individus menacés par le paludisme, la dengue ou zika, mais qui poserait cependant la question des conséquences d’une disparition définitive de l’espèce. Certains scientifiques explorent d’autres pistes avec le caractère héréditaire des modifications apportées par CRISPR-Cas9, telles que la « vaccination des moustiques ». Celle-ci activerait leur système immunitaire et leurs résistances lors de l’invasion du virus, de manière à les laisser en vie, mais sans possibilité de nuire. Dans le même temps, une équipe de génétique de l’Université Harvard envisage sérieusement d’utiliser CRISPR-Cas9 pour réparer, d’ici quelques années, le génome de mammouths récupérés en Sibérie avec le génome de l’éléphant d’Asie. Maîtrisée à bon escient, l’utilisation du génie génétique ouvre donc un immense champ d’espoirs dans le domaine du vivant. Il n’est donc pas étonnant que les acteurs de la santé et de l’alimentation se situent aux premières loges des convoitises vis-à-vis de CRIPSR-Cas9. Toutefois, cette technique n’est pas sans comporter une série de risques. Si les enjeux financiers sont gigantesques, ils ne peuvent masquer les autres composantes d’un débat global au sein duquel les controverses éthiques s’amplifient et les dynamiques géopolitiques se précisent.

Entre éthique et juridique

Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris, rappelle qu’« empêcher la connaissance scientifique est un crime, mais s’interdire d’utiliser certaines techniques est une obligation » [5]. Cet axiome est-il pertinent dans le cas de CRISPR-Cas9 ? Certains scientifiques expriment leur enthousiasme à l’égard de cette technique. Néanmoins, ils affichent leurs préoccupations concernant le prix relativement bas et le manque de législation encadrant son utilisation. CRISPR-Cas9 se trouve, en effet, au cœur de débats à propos des enjeux éthiques propres aux avancées scientifiques. Le contexte prévalant dans le cas des modifications génétiques en témoigne régulièrement. Est éthique ce qui a trait au constant dualisme de l’homme soumis à l’idée du Bien et à celle du Mal. Cela requiert ainsi une discipline dans la réflexion et dans le respect de certaines valeurs. Les questions éthiques sont profondément subjectives, propres à chaque époque et à chaque société. CRISPR-Cas9 n’échappe pas à ces distorsions entre individus et entre territoires : les réponses juridiques et politiques ne seront sans doute pas les mêmes à propos de cette technique, perçue comme une percée technologique majeure par certains, comme une innovation périlleuse pour d’autres. Si elle comporte sans doute différents aspects positifs en matière de sécurité alimentaire ou sanitaire, il convient d’en observer les versants moins lénifiants.

Dans la Silicon Valley, les réflexions et travaux progressent autour de l’« homme génétiquement modifié » et du champ des possibles avec CRISPR-Cas9. Face aux « pro-CRISPR », les méfiants et les sceptiques se penchent sur des scénarios liés à l’avenir de l’humanité. Parmi les hypothèses plausibles désormais : le « bébé parfait sur mesure », technique consistant à modifier un gène d’embryon humain dont les modifications génétiques influeront de manière héréditaire sur sa descendance. Alors que le prix et l’utilisation de ces techniques pourraient devenir de plus en plus accessibles, il est difficile de ne pas considérer la dimension éthique d’une telle dynamique. Si les frontières scientifiques peuvent être repoussées et offrir des solutions demain, il existe sans doute un mur à ne pas franchir sur le plan éthique. Cette tension vive entre le possible et l’inadmissible est d’ailleurs bien analysée autour de l’idéal futuriste de l’immortalité [6].

Hier réservée aux scientifiques les plus aguerris, la génétique se démocratise. Josiah Zayner, biophysicien américain et ancien de l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (NASA), est l’un des premiers humains « crispérisés », ce qu’il a réalisé seul. L’acte s’inscrit dans une démarche commerciale : son « kit de modification génétique » à 150 dollars, qu’il vend sur le site de sa start-up, The Odin, devait être popularisé et testé par son principal promoteur [7]. Ce biohackeur, suivi de près par le Federal Bureau of Investigation (FBI), explique qu’il a des clients dans tous les pays, des lycéens aux professeurs de sciences en passant par de simples « bidouilleurs » [8]. Bien que ce kit permette uniquement d’insérer dans des bactéries une résistance à un antibiotique, le fait même de son accessibilité au grand public pose question. L’homme est-il réellement capable de bien mesurer tous les risques liés à une telle popularisation de la science au regard des usages potentiels que la technique CRISPR-Cas9 comporte ?

En matière de réglementations appliquées aux modifications humaines, la Convention d’Oviedo, adoptée en 1997, est le seul instrument juridique coercitif. Elle vise à protéger les droits de l’homme et la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine. Cependant, ces règles ne s’appliquent pas à tous les pays : les ratifications sont essentiellement européennes, et les États-Unis et la Chine n’ont pas signé ce texte.

Face à la demande de plusieurs scientifiques et « pour répondre aux rapides avancées de la génétique » [9], le Comité international de bioéthique (CIB) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a publié, en octobre 2015, un rapport à valeur de moratoire dans lequel il interroge les nouveaux débats et défis éthiques liés aux « progrès spectaculaires » du séquençage d’ADN. Soulignant l’importance d’une découverte scientifique comme CRISPR-Cas9, il appelle les États et les gouvernements à adopter des instruments juridiques contraignants et à coopérer à l’échelle internationale afin de ne pas agir seuls dans le domaine de l’ingénierie du génome, en insistant sur les fragilités et les spécificités intrinsèques aux humains [10].

Une question géopolitique : coopération ou rivalités entre États ?

Le manque de législation observé dans beaucoup de pays tient essentiellement au fait que la technologie progresse plus vite que le travail des autorités de régulation. En outre, le défaut d’uniformisation internationale renforce le déséquilibre des pratiques. Les dispositifs légaux nationaux primant, les stratégies adoptées par les pays divergent. Bénéficiant de moins de barrières juridiques, dans la mesure où la modification du génome de l’homme n’y est pas interdite, la Chine est le premier pays à avoir utilisé, en mars 2015, CRISPR-Cas9 sur des embryons humains non viables. Une équipe chinoise a ensuite procédé, en 2016, à l’injection d’un ADN modifié chez un patient atteint d’un cancer du poumon. La même année, la Human Fertilisation and Embryology Authority (HFEA) britannique a autorisé une scientifique à modifier le génome humain d’un embryon à des fins de recherches. L’objectif est d’analyser les principaux gènes de développement à l’intérieur du fœtus afin de les activer ou de les désactiver. En réponse à ces avancées et autorisations, les États-Unis ont donné leur feu vert quant à l’utilisation de CRISPR-Cas9 sur l’homme dans le cadre de la lutte contre certains cancers.

Des batailles biomédicales s’annoncent assurément entre États autour de cette technologie. Soumis à davantage de cadres juridiques et à une opinion publique plus partagée sur ce type de questions, les pays européens semblent encore tâtonner quant à la règlementation à mettre en place vis-à-vis de CRISPR-Cas9. Pourtant, dans le cadre d’une compétition mondiale en matière de recherche scientifique pour le vivant, il n’est pas possible d’ignorer les enjeux géostratégiques qui se posent à court et à moyen termes [11]. Le nouveau gouvernement français semble attaché à une approche plus équilibrée sur les biotechnologies, comme l’a rappelé, en novembre 2017, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [12].

Parallèlement, une véritable bataille juridique se tient à propos de l’obtention du brevet de CRISPR-Cas9. En mai 2012, deux chercheuses de l’Université de Berkeley, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, ont déposé leur demande en ce sens, tandis que Feng Zhang, du Broad Institute au Massachusetts Institute of Technology (MIT), en a lui aussi revendiqué la paternité en décembre de la même année. Cette lutte n’est pas anecdotique, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de la propriété intellectuelle de CRISPR-Cas9. Garantissant la protection de l’invention, l’intérêt de la découverte est principalement financier et ouvre une bataille juridique non plus entre plusieurs chercheurs, mais entre plusieurs États. Si l’office de propriété intellectuelle du Royaume-Uni a déjà octroyé un brevet à l’Université de Berkeley, l’office américain des brevets a, pour sa part, accordé en février 2017 une décision favorable au chercheur Feng Zhang et à son équipe américaine. L’intérêt stratégique de la propriété de ce brevet relève du champ des applications de CRISPR-Cas9 : en effet, ce combat juridique est proportionnel à la multitude d’usages que cette technique peut permettre. En outre, si aucune rivalité interétatique ne s’est pour le moment fait jour, les avancées dans ce domaine font l’objet d’une certaine course à la performance.

Le secteur agricole apparaît comme un domaine propice à l’application de cette nouvelle technique. L’amélioration des espèces végétales, qui a connu une évolution permanente conjointement aux techniques agricoles, demeure un défi majeur pour pouvoir produire plus et mieux au cours de ce siècle. Modifier une plante avec CRISPR-Cas9 permettrait à celle-ci de résister à certaines maladies, d’être plus productive et plus adaptée à son environnement climatique. Maîtriser cette technique moléculaire sur le marché agricole et agrochimique revêt, dès lors, de considérables enjeux de pouvoir. Et si les OGM sont interdits dans plusieurs régions du monde, les mutations ponctuelles créées par CRISPR-Cas9 n’entrent pas dans la même catégorie, puisqu’elles consistent en l’insertion d’un ADN étranger dans l’ADN d’origine. Juridiquement, cette technique n’est pas considérée à ce stade comme un OGM. Là où certains pays d’Europe, à la différence d’autres dans le monde, ont décidé de ne pas autoriser les plantes génétiquement modifiées obtenues par la transgénèse, les écarts de politiques agricoles pourraient s’amplifier davantage si l’édition des gènes rendue possible par CRISPR-Cas9, qui agit au sein de la même espèce, venait à contraster davantage les législations nationales. Les OGM demandent de lourds investissements et les semences sont par ailleurs stériles. Au contraire, imposer un cadre réglementaire en faveur de CRISPR-Cas9 sur les modifications des semences entraînerait des bouleversements significatifs et protéiformes entre deux États n’ayant pas les mêmes législations, par exemple.

Le caractère stratégique de CRISPR-Cas9 est donc multiple. D’abord par l’intérêt mondial qu’il suscite dans les domaines de la santé, de la chimie et de l’agriculture ainsi que par les enjeux financiers liés à la question des brevets qu’il charrie. En outre, sur le plan sécuritaire, la technique, potentiellement accessible aux scientifiques amateurs, soulève des problèmes non négligeables à l’heure où la notion de bioterrorisme prend de l’épaisseur. Quand bien même de telles opérations restent complexes, la possibilité de combinaison formée par de faibles coûts de mise en œuvre et la volonté de certains groupes armés de recourir à des techniques diversifiées pour terroriser des sociétés ou des États ne peut être écartée. D’ailleurs, CRISPR-Cas9, pourtant déclarée découverte scientifique de l’année 2015, a fait l’objet, fin 2016, de classements sécuritaires aux États-Unis : James Clapper, alors directeur du FBI, l’a placé au rang des outils capables de menacer la sécurité nationale [13]. Dans de nombreux pays, les services de défense et de sécurité observent ses développements, les échanges scientifiques, les technologies liées et le champ des possibles qu’ouvre cette technologie en matière d’utilisation à des fins nocives. En France, le Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB) a rendu public, en février 2017, une partie du rapport remis au gouvernement sur « les risques de détournement de l’outil moléculaire ». Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale française, Louis Gautier, avait alors indiqué : « Daech a tenté des recherches ou a essayé de développer des choses qui pour l’instant sont inabouties heureusement. […] Des ordinateurs abandonnés retrouvés sur certains sites contenaient des informations sur la fabrication d’armes biologiques à bas coûts » [14]. Les avancées biotechnologiques exigent assurément l’instauration d’un véritable dialogue international, ainsi qu’une surveillance accrue par les États et les services de renseignement.

*

Le problème n’est donc pas tant CRISPR-Cas9 que la finalité de son utilisation, et donc l’identité de ses usagers. Disposer demain d’une plus grande variabilité génétique offre par exemple des avantages vis-à-vis des enjeux alimentaires mondiaux, qui relèvent à la fois de la sécurité humaine et de la stabilité internationale. La question qui se pose est, en revanche, celle de la frontière humaine, dont on peine à voir jusqu’où elle pourrait se déplacer.


  • [1] Voir Johan Norberg, Progress. Ten reasons to look forward to the Future, Londres, Oneword Publications, 2016.
  • [2] Le sondage « Les Français et la technique du CRISPR-Cas9 », réalisé en mai 2016 par l’IFOP, montrait en revanche que 91 % des interrogés n’avaient pas encore entendu parler de cette technique.
  • [3] À cette occasion, Georges Pelletier, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et académicien, déclarait : « Si l’on veut sincèrement un partage équitable des productions agricoles face aux évolutions démographiques et climatiques qui s’annoncent, il serait alors éthiquement contestable d’exclure l’utilisation de CRISPR-Cas9 par une réglementation inadaptée ou une diabolisation des produits issus de cette technologie ». Cité par Actualités scientifiques. Séance de l’Académie des sciences, n° 01, 27 juin 2017.
  • [4] Erik Orsenna, Géopolitique du moustique, Paris, Fayard, 2017.
  • [5] Entretien dans la revue We Demain, n° 18, juin 2017.
  • [6] Voir Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017.
  • [7] Nathaniel Herzberg, « Josiah Zayner, le biochimiste qui revendique l’accès à la technologie CRISPR pour tous », Le Monde, 26 novembre 2017.
  • [8] Sylvain Lapoix, « J’ai testé le “copier-coller” de l’ADN », We Demain, n° 18, 2017
  • [9] Comité international de bioéthique (CIB) « Rapport du CIB sur la mise à jour de sa réflexion sur le génome humaine et les droits de l’homme », Unesco, 2 octobre 2015.
  • [10] Ibid. : « Nous sommes humains grâce à l’interaction permanente de nombreux déterminants biologiques, historiques et culturels, ce qui nous permet de ressentir un sentiment fondamental d’unité et qui nourrit la richesse de notre diversité. C’est pourquoi le génome humain est un des fondements de la liberté, et non une matière première malléable à loisir. Les avancées scientifiques dans ce domaine sont susceptibles d’offrir des moyens d’action sans précédent contre les maladies. […] il est crucial de s’assurer que ces opportunités ne deviennent pas le privilège d’une minorité. »
  • [11] François Hirsch, Yves Lévy et Hervé Chneiweiss, « CRISPR–Cas9 : A European position on genome editing », Nature, vol. 541, n° 7 635, 5 janvier 2017.
  • [12] Discours de Frédérique Vidal en clôture de la convention annuelle de l’Académie des technologies, Paris, 27 novembre 2017 : « L’Académie des technologies nous alerte sur le retard français en matière de technologies d’édition du génome et sur le fait que certains cadres réglementaires actuels sont des freins. À l’heure où les technologies évoluent de plus en plus vite, il convient comme l’a dit le Président de la République d’en finir avec l’idée que le principe de précaution entrave l’innovation […] Je m’attacherai à ce que la recherche, tout en évoluant dans un cadre éthique, conjugue principe de précaution et principe d’action. C’est précisément le rôle de la science de distinguer les fantasmes irrationnels des alarmes légitimes […] La science est et doit continuer à être une boussole en pleine tempête intellectuelle et morale, c’est-à-dire lorsque le citoyen ne sait plus discerner les opinions, les croyances et les connaissances […] Il est donc urgent de restaurer le pacte de confiance entre la science et la société en revivifiant notre vision du progrès ».
  • [13] James R. Clapper, « Statement for the Record Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence Community », Senate Armed Services Committee, 9 février 2016.
  • [14] Soline Roy, « Bioterrorisme : copier virus et bactéries peut être un jeu dangereux », Le Figaro, 7 février 2017.