Juin 2017
Contestations démocratiques, désordre international ? / Par Olivier de France et Marc Verzeroli
Contestations démocratiques, désordre international ?RIS N°106 - Été 2017
L’ordre international est-il impérissable ? Ou savons-nous désormais que nous sommes mortelles, nous autres démocraties ? Ne faut-il pas ménager la possibilité que les régimes libéraux d’aujourd’hui participent de leur propre décomposition ? S’ouvrir à l’éventualité qu’ils travaillent à la dégradation de l’ordre international qui les sous-tend, dont ils ont pourtant eux-mêmes accouché ? Si l’on peut espérer que s’arrêtent là les comparaisons entre le mot d’après-guerre de Paul Valéry [1] et les interrogations sur les répercussions internationales des contestations démocratiques d’aujourd’hui, il n’apparaît pas moins que la « fin de l’Histoire » et le « triomphe de la démocratie » prédis à l’issue de la guerre froide [2] n’ont pas eu lieu. Que la mondialisation économique n’a pas partout été heureuse est un diagnostic qui s’est imposé jusqu’au sein des institutions financières mondiales [3]. Qu’elle ne se soit pas traduite par une mondialisation politique ayant pour conséquence automatique la diffusion globale de la démocratie libérale relève aujourd’hui de l’évidence. Depuis la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), des États non démocratiques continuent, en effet, de s’immiscer au centre d’un jeu international dont les rapports de forces n’ont pas non plus disparu. Enfin, le monde occidental a assisté à la fin de son monopole sur la puissance économique, stratégique, diplomatique et militaire.
La crise des démocraties libérales et ses conséquences sur l’ordre international sont deux questions distinctes. D’une part, la forme démocratique a rarement été aussi répandue parmi les communautés humaines, mais elle est aujourd’hui contestée. D’autre part, les relations internationales actuelles sont caractérisées par le poids des mouvements de contestation intérieurs sur le plan extérieur, et l’imprévisibilité qui lui est attachée. Comme le suggère ici le philosophe Étienne Balibar, le fait que ces deux enjeux distincts soient perçus de concert aujourd’hui est « l’indice d’une difficulté sur laquelle on ne peut plus faire l’impasse ». Cette difficulté se pose avec une acuité et une simultanéité nouvelles aujourd’hui, alors que se déclinent les interrogations tous azimuts autour de la démocratie et de sa capacité d’attraction. Les bouleversements démocratiques contemporains sont-ils annonciateurs d’un nouveau désordre mondial ? En partant d’horizons intellectuels, pratiques et politiques divers, c’est sur cette difficulté de fond que les réflexions qui composent le présent dossier tentent de ne pas faire l’impasse.
Difficile démocratie [4]
Si l’objectif de ce dossier n’est pas de construire une théorie contemporaine de la démocratie, il n’est pas inutile de s’appuyer sur quelques définitions de travail, quitte à les relativiser à l’école de la pratique. L’on peut, en effet, considérer la démocratie comme un « régime constitué » doté d’un corps doctrinal plus ou moins cohérent, dont il est possible de décrire au moins quelques caractéristiques. La démocratie représente la souveraineté populaire et s’appuie sur des transferts de celle-ci qui opèrent selon la règle de la majorité, le respect de la volonté générale et des choix politiques exprimés au suffrage universel lors d’élections libres suscitant une compétition et ouvrant la possibilité d’alternance politique. Elle se traduit par un ensemble de libertés civiles, de droits reconnus aux minorités, ainsi que par un principe d’égalité. L’organisation politique se réalise selon les règles d’État de droit, de séparation et d’équilibre des pouvoirs. Dans cette perspective, une importance particulière est accordée à la logique du compromis et aux corps intermédiaires. Enfin, la démocratie charrie un grand nombre de demandes qui peuvent être perçues comme autant de dispositifs d’autorégénération. Au XXe siècle, ces paramètres ont principalement trouvé à s’incarner dans la démocratie libérale parlementaire au sein des sociétés occidentales. Sur le plan extérieur, elle a pour corrélat une appétence particulière pour un ordre international régi par le droit, le multilatéralisme et la coopération entre États. Selon Jan-Werner Müller, au « lendemain de la Première Guerre mondiale surgit un “âge de la démocratie” » [5], qui se définit après 1945, « par opposition à la terreur d’État ou au nationalisme agressif, mais aussi à la thèse totalitaire selon laquelle l’action historique était délivrée de toute contrainte par des sujets politiques collectifs » [6]. Il est également concevable d’appréhender la démocratie de manière dynamique, comme un état variable des rapports politiques à l’intérieur d’une société donnée, dans lequel « les institutions, les mouvements sociaux, la participation civique tendent à conférer au plus grand nombre la plus grande responsabilité possible dans le gouvernement des intérêts collectifs. » (Étienne Balibar). Ce sont ces variables politiques internes qui se répercutent sur le plan extérieur.
Définir la démocratie renvoie aussi à un ensemble de perceptions. L’organisation non gouvernementale Freedom House, par exemple, s’attache à mesurer l’étendue de la démocratie dans le monde. Dans son rapport décrivant l’année 2016, elle observe, pour la onzième année consécutive, un recul global des droits politiques et des libertés individuelles, qui se décline dans un total de 67 pays [7]. Alors que ces phénomènes affectaient principalement les régimes autoritaires au cours des années précédentes, les « démocraties établies » sont désormais les premières concernées. La « chute du gouvernement » italien à la suite du rejet, par référendum, d’un projet de révision constitutionnelle en serait un exemple parmi d’autres. Outre le fait que ce type d’exercice électoral constituerait une sérieuse réduction de l’espace démocratique en ce qu’il se réduirait à la simple loi de la majorité, l’organisation énonce que le président du Conseil, Matteo Renzi, fut contraint à la démission à la suite du rejet de ses plans de réformes, alors que le débat s’était déplacé sur la question de sa propre popularité. L’on pourrait opposer que M. Renzi, jamais élu au niveau national et parvenu au pouvoir grâce à une sorte de coup d’État interne au Parti démocrate, avait largement contribué à personnaliser la campagne référendaire en mettant lui-même en jeu sa démission des mois auparavant. Selon la même logique, il avait appelé les Italiens et obtenu de la majorité d’entre eux qu’ils s’abstiennent à l’occasion d’un autre référendum tenu au mois d’avril 2016, en vue de ne pas atteindre le quorum nécessaire à la validité de la consultation, semblant ensuite percevoir dans cette non-participation un fond de consensus politique. Dans le sens inverse, la participation au référendum de décembre, ayant conduit à sa démission, fut importante (65 %) si l’on observe la dynamique des scrutins nationaux précédents. Et alors que Freedom House perçoit dans ce vote une forme d’hostilité aux réformes, l’on pourrait aussi y déceler un attachement à une constitution héritée de la résistance au fascisme, dans la perspective de J.-W. Müller. Le philosophe et linguiste italien Raffaele Simone relève, en outre, que le Parlement ayant approuvé cette réforme de la Constitution avait été élu, en 2013, avec une loi électorale déclarée plus tard illégale par la Cour constitutionnelle. Il note également une marginalisation croissante de ce même Parlement dans les affaires législatives par le gouvernement de M. Renzi, avec un recours disproportionné aux projets de lois et au vote de confiance [8] – 66 lois sur 247 votées de la sorte durant cette législature.
La géométrie variable du populisme
Si la démocratie est ainsi affaire de perception, l’action et la représentation politiques semblent toutefois faire l’objet d’un discrédit quasi épidermique et qui conduit à la recherche d’une forme de nouveauté providentielle. Cet ensemble de phénomènes trouve une certaine unité sous le vocable de « populisme ». Mobilisé le plus souvent sans autre explication, ce terme présente tout d’abord une utilité descriptive et analytique commode, au risque d’agréger des formations politiques tout à fait différentes. Dans les débats, il constitue, à l’évidence, un moyen de stigmatisation et de mise à l’écart de ses adversaires politiques. Comme le pose également Étienne Balibar, sous le nom de populisme on « disqualifie tout mouvement qui dénonce la réduction de la masse à une condition de citoyenneté passive, ainsi que la progression ininterrompue des inégalités, et finalement la collusion des deux. »
Le « populisme » s’avère ainsi catégorie trop floue et trop binaire pour rendre compte de situations nationales différentes et, a fortiori, de leurs aspects transnationaux. Cela ne doit cependant pas conduire à nier la réalité de la persistance de pratiques autoritaires dans certains pays et de l’émergence ou de la réapparition de phénomènes dont on pensait d’autres relativement préservés. Au sein de l’Union européenne (UE), par exemple, des forces politiques nouvelles ou auparavant marginales enregistrent désormais des succès électoraux inédits, jusqu’à se retrouver pour certaines au centre des jeux politiques nationaux. Au-delà de la difficulté de catégorisation des « populismes », des mouvements hors du champ politique traditionnel semblent partout s’imposer, renouvelant la conception de la démocratie. La littérature existante suggère que si la définition de ce qu’est le populisme est largement introuvable [9], aucune ne pouvant décrire l’ensemble des phénomènes à l’œuvre, il est néanmoins possible d’en énoncer quelques caractéristiques communes.
Le populisme procède, de ce point de vue, d’une conception singulière de la volonté d’un peuple en prise à des élites – ou parfois des étrangers – déconnectées ou corrompues, d’un establishment politique, médiatique, d’experts décrit comme monolithique. Se proposant d’établir un lien plus direct entre la masse et le pouvoir, il présente une tendance au rejet des corps intermédiaires. Par cette prétention à incarner la volonté du peuple, il comporte une dimension éminemment morale et antipluraliste. Le « populisme » ne porte pas en lui une idéologie ou un programme politique particulier ; il s’agit plutôt d’un style, d’une logique, d’une rhétorique. Il recrée du narratif politique, là où les forces traditionnelles n’en proposent peut-être plus guère. Et si ces éléments ne doivent pas occulter la diversité des mouvements qualifiés comme tels ou qui s’en réclament ouvertement, leurs dénominateurs communs conduisent à transformer les paysages politiques nationaux.
S’il est parfois posé que « le retour du populisme est lié à la crise économique et financière de 2008 » [10], une partie de la littérature existante tend à fortement relativiser le poids des facteurs économiques dans son émergence [11]. Par ailleurs, ces mouvements trouvent racine dans des contestations plus anciennes. L’année 1973 pourrait ainsi être perçue comme un tournant, dans le monde occidental, vers une fragmentation qui structure encore les relations internationales [12]. L’événement qui incarne peut-être le mieux ce basculement est le coup d’État au Chili du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende, qui met fin à une tentative inédite de conciliation pacifique et légale du socialisme et de la démocratie. Outre le basculement de ce pays dans un régime autoritaire, cet événement pose les jalons des pratiques néolibérales – donc pas nécessairement synonymes de démocratie – qui se généraliseront en d’autres endroits dans les années 1980. Ces politiques vont en effet s’imposer en réponse aux chocs pétroliers, entraînant avec elles une forme de croyance collective et une absence d’alternative permettant aujourd’hui aux formations dites « populistes » de stigmatiser les élites comme un bloc unique. Un peu plus tard, la fin du monde bipolaire a également eu pour conséquence la disparition d’une confrontation idéologique structurante qui pouvait offrir une justification à des politiques économiques d’intervention keynésienne dans les pays non communistes. En même temps que la démocratie s’étendait aux pays d’Europe centrale et orientale, les clivages politiques perdaient ainsi de leur pertinence dans les démocraties établies. Depuis 2007-2008, et la crise mettant au grand jour les failles structurelles du capitalisme néolibéral mondialisé, les forces de gauche ne se sont pas montrées capables de produire un contre-récit alternatif puissant. La démocratie s’est donc étendue à de nouveaux États, dont beaucoup rencontrent aujourd’hui des contestations, et s’est parallèlement peut-être affaiblie là où elle existait déjà.
Dans ce contexte d’aplanissement politique et de perte d’aura des grandes idéologies alternatives, ce foisonnement « populiste » peut s’interpréter comme une réponse à la technicisation, à l’insuffisance de pluralisme, évidemment exacerbée depuis 2008, en ce qu’il permettrait de recréer du conflit politique. Il ouvre un champ de possibles qui se nourrit de la logique d’absence d’alternative et de l’affaiblissement des débats qui en découle, alors que des phénomènes comme la montée des inégalités, par exemple, sont bien réels pour les citoyens. Ainsi, écrit Christian Godin, « [l]e populisme se présente à la fois comme une critique de la démocratie, comme un rejet de la démocratie (sous sa forme représentative) et comme une exigence de démocratie. » [13] Pour Ernesto Laclau, il est une façon de construire le politique indispensable à la démocratie [14].
Le moment illibéral ?
Ces forces politiques qualifiées de « populistes » peuvent donc agir autant comme des « correctifs » que comme des « menaces » à l’égard de la démocratie représentative [15]. Néanmoins, la contestation qu’elles recoupent se trouve principalement captée par des forces d’extrême droite, réactionnaires, d’inspiration nationaliste ou xénophobe. Celles-ci se distinguent, en effet, par des attributs dont n’ont pas su faire montre d’autres formations contestataires : une forme de permanence, à la différence par exemple des éphémères partis pirates en Europe, et des résultats électoraux significatifs, que n’atteignent pas d’autres forces de contestation s’inscrivant dans une perspective plus progressiste.
Dans un article publié par la revue Foreign Affairs en 1997, Fareed Zakaria s’interrogeait sur la montée, partout dans le monde, d’un phénomène de « démocratie illibérale » [16]. Plus récemment, Alain Rouquié a pour sa part conceptualisé le terme de « démocraties hégémoniques » [17]. Cet illibéralisme trouve aujourd’hui une traduction opérationnelle dans l’exercice du pouvoir de Viktor Orbán en Hongrie, lequel n’en a pas le monopole mais se l’est directement approprié. Dans un discours prononcé le 26 juillet 2014, rappelant que les trois formes d’organisations politiques connues jusqu’alors étaient l’État-nation, l’État libéral et l’État-providence, il déclarait : « Le nouvel État que nous construisons en Hongrie n’est pas un État libéral, c’est un État non libéral » [18]. Les exemples hongrois, polonais ou turc, pour ne citer qu’eux, semblent moins constituer des revitalisations démocratiques que des formes de « dé-démocratisation » (Étienne Balibar) ou de « déconsolidation démocratique » peu étudiées jusqu’à présent [19]. Elles s’incarnent davantage par une crispation autoritaire.
Là où ces forces politiques rencontrent des succès électoraux et parviennent aux responsabilités, la démocratie n’est pas de prime abord remise en cause dans son plus simple attribut de la souveraineté populaire. L’exercice du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en Turquie, par exemple, se voit régulièrement conforté par des élections relativement libres au cours desquelles le Parti de la justice et du développement (AKP) connaît régulièrement une progression de sa base électorale [20]. Néanmoins, ces forces tendent à restreindre la pratique démocratique via des moyens légaux ou à la limite de la légalité mettant à mal les contre-pouvoirs, comme en témoignent les modifications constitutionnelles en Turquie, en Hongrie et en Pologne. Ce type de pratiques peut cependant aussi s’observer dans certaines démocraties plus établies comme le Japon. Ces forces politiques portent également en elles une remise en cause du pluralisme. Le droit de leurs concurrents politiques nationaux à incarner eux aussi la légitimité populaire s’en trouve contraint, et les médias sont limités dans leur traitement de l’information. Par-là s’opère un glissement vers des formes hybrides, qui se caractérisent par le respect de la souveraineté populaire et de la loi de la majorité, mais qui rendent plus difficile la mobilisation contre le régime. Les régimes cités n’offrent, par ailleurs et en pratique, que peu de correctifs à l’économie de marché.
Là où ces forces politiques échouent pour l’heure dans leur conquête du pouvoir, leur progression affecte cependant les équilibres politiques traditionnels. Partout, elles entraînent un déplacement significatif du spectre politique, finissant par imposer leurs propres grilles de lecture et agendas, et entraînant une part croissante du champ politique dans le sillon qu’elles ont tracé. L’exemple du référendum sur l’appartenance à l’UE décidé par le Premier ministre britannique David Cameron pour contenter la frange la plus à droite du Parti conservateur en est une illustration majeure. En Hongrie, la poussée de l’extrême droite permet aussi à V. Orbán de justifier un certain nombre de ses mesures. De telle sorte que ces forces dites « populistes » induisent une transformation du rapport au politique. Selon Sabine Saurugger, leur influence dépasserait ainsi les frontières : « Le succès de plus en plus important de partis populistes et eurosceptiques dans les élections nationales a eu une influence centrale sur le référendum britannique de juin 2016. » [21] Enfin, l’élection de Donald Trump ou le vote en faveur du « Brexit » semblent permettre à des forces politiques de phagocyter l’attention dans d’autres débats politiques nationaux, de Marine Le Pen en France à Geert Wilders aux Pays-Bas. Pour Ivan Krastev, « le trait caractéristique le plus dramatique de l’évolution actuelle est moins l’émergence de régimes autoritaires que la transformation en cours de nombre de régimes démocratiques occidentaux. » [22] Si les recompositions internes actuellement à l’œuvre paraissent donc avoir pour conséquence la progression de phénomènes illibéraux, leur développement transnational pose la question de leurs facteurs communs.
Un mouvement international ?
Selon Jeff D. Colgan et Robert O. Keohane, les principaux défis de politique étrangère relèveraient désormais davantage de questions politiques intérieures que de problèmes entre pays [23]. Comment les contestations démocratiques influent-elles sur les politiques étrangères des États ? Traduisent-elles une évolution antidémocratique du monde ? Traversons-nous un moment de reflux démocratique structurel, ou est-ce « l’oscillation » (Étienne Balibar) de la vie démocratique et de cycles électoraux qui portaient encore au pouvoir des formations sociales-démocrates dans 11 pays de l’UE sur 15 au début de ce siècle ? Existe-t-il un mouvement géopolitique réactionnaire qui menacerait les démocraties établies ? Ce dossier a pour but d’évaluer le rôle des facteurs démocratiques dans les relations internationales. Partant des symptômes et des dysfonctionnements affectant les systèmes démocratiques, il tente de saisir leurs dimensions transnationales et d’évaluer leurs conséquences internationales.
Le philosophe Étienne Balibar s’interroge sur la « fragilité » fondamentale des démocraties, qui paraissent porter en elles une partie de la crise qui les touche. Il esquisse quelques-unes des voies de sortie de la crise actuelle, comme la construction d’un « populisme transnational ». Dans une perspective comparatiste, ces phénomènes dits « populistes » trouvent à s’incarner de façon différente selon les contextes nationaux. En Europe occidentale, il est ainsi possible d’opérer une certaine catégorisation selon que les pays ont traversé des expériences libérales ou connu des dictatures nationalistes ou communistes (Nicolas Lebourg). Il en résulte une incertitude autour du futur de la démocratie, là où celle-ci était encore il y a peu considérée comme un processus acquis et irréversible. Par ailleurs, il n’est pas inintéressant de constater que la progression de ces mouvements va de pair avec celle des ressources dont disposent les citoyens pour s’informer. Mais au sein des démocraties occidentales, les sociétés n’ont-elles pas disparu sous le feu des effets de l’individualisme et des révolutions technologiques (Olivier de France) ? À l’inverse, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne rend-il pas caduques certaines pratiques d’États non démocratiques, en offrant des « marges d’expression » nouvelles à leurs citoyens, ayant pour effet une progression de la démocratie hors d’Occident (Pascal Boniface) ?
Une entité basée sur les transferts de souveraineté comme l’Union européenne est particulièrement visée par ces disruptions démocratiques. Le « Brexit » a d’ailleurs démontré qu’elles étaient même capables de venir à bout de ce type de forme d’intégration – voire demain d’une construction étatique comme le Royaume-Uni ? L’UE se trouve en tout cas renvoyée aux questions de son rôle, de ses apports et de ses contradictions démocratiques (Bastien Nivet, Étienne Balibar). En son sein, il est intéressant de repartir de la perspective ouverte par Marc Lazar il y a une vingtaine d’années voyant dans l’Italie un « laboratoire » annonciateur d’évolutions politiques à l’échelle européenne [24]. Le pays est actuellement le témoin de l’émergence sans précédent d’une force politique nouvelle, le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, qui peut se lire comme une histoire italienne de la postdémocratie et de la crise de la démocratie représentative (Mattia Zulianello).
La démocratie s’invente-t-elle, pour autant, sous des formes revivifiées ou différentes ? Dans le monde arabe, si les espoirs suscités par les soulèvements de 2011 ont depuis largement été déçus du point de vue des canons occidentaux de la démocratie parlementaire, certains processus sont néanmoins bel et bien à l’œuvre (Pierre Blanc et Haoues Seniguer). D’un point de vue géopolitique, enfin, ces désordres démocratiques sont également synonymes d’incertitudes, comme en témoignent l’imprévisibilité de la politique étrangère de D. Trump et ses implications pour les chancelleries occidentales et les proches alliés des États-Unis. En quoi le critère démocratique permet-il alors de penser la politique étrangère ? Constitue-t-il une ligne de partage au regard de la considération des États non démocratiques par la dite communauté internationale (Soraya Sidani) ?
- [1] « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles ». Paul Valéry, « La Crise de l’Esprit », NRF, Tome XIII, Gallimard, 1919.
- [2] Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, Free Press, 1992.
- [3] Le 18 janvier 2017, lors d’un débat au World Economic Forum de Davos, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Christine Lagarde, déclarait ainsi que l’organisation s’était « convertie à la dure » à la question des inégalités après la victoire du « Leave » au référendum britannique relatif à l’appartenance à l’Union européenne et la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine.
- [4] Ce titre renvoie à l’ouvrage de Jan-Werner Müller, Difficile démocratie. Les idées politiques en Europe au XXe siècle, 1918-1989, Paris, Alma Éditeur, 2013. Il revêt cependant ici un sens différent.
- [5] Ibid., p. 17.
- [6] Ibid., p. 19.
- [7] Freedom House, Freedom in the World 2017. Populists and Autocrats : The Dual Threat to Global Democracy, Washington, 2017.
- [8] Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2016, p. 221 et s.
- [9] Lire notamment Cas Mudde, « The populist zeitgeist », Government and opposition, vol. 39, n° 4, 2004 ; Christian Godin, « Qu’est-ce que le populisme ? », Cités, n° 49, Presses universitaires de France, 2012 ; Gérard Mauger, « “Populisme”, itinéraire d’un mot voyageur », Le Monde diplomatique, juillet 2014 ; Philippe Raynaud, « Le populisme existe-t-il ? », Questions internationales, n° 83, La Documentation française, janvier-février 2017 ; Uri Friedman, « What is a Populist ? And is Donald Trump one ? », The Atlantic, 27 février 2017.
- [10] Thierry Chopin, « Le “moment populiste” : vers une Europe “post-libérale” ? », Question d’Europe, n° 414, Fondation Robert Schuman, 12 décembre 2016, p. 3.
- [11] Voir Timo Lochocki, « The Unstoppable Far-Right », Europe Policy Paper, n° 4, The German Marshall Fund of the United States, 24 septembre 2017.
- [12] Voir le dossier « 1973 », La Revue internationale et stratégique, n° 91, IRIS Éditions – Armand Colin, automne 2013.
- [13] Christian Godin, op. cit., p. 21.
- [14] Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008.
- [15] Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, Populism in Europe and the Americas : Threat or Corrective for Democracy ?, New York, Cambridge University Press, 2012.
- [16] Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, novembre-décembre 1997.
- [17] Alain Rouquié, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, 2016.
- [18] L’intégralité du discours est disponible en anglais sur le site The Budapest Beacon.
- [19] Roberto Stefan Foa et Yascha Mounk, « The Signs of Deconsolidation », Journal of Democracy, vol. 8, n° 1, janvier 2017.
- [20] À cet égard, le référendum du 16 avril 2017 marque peut-être le début d’un affaiblissement relatif du parti présidentiel
- [21] Sabine Saurugger, « Crise de l’Union européenne ou crises de la démocratie ? », Politique étrangère, IFRI, printemps 2017, p. 32.
- [22] Ivan Krastev, « Le retour des régimes majoritaires », in Heinrich Geiselberger (dir.), L’Âge de la Régression, Paris, Premier Parallèle, 2017, p. 98.
- [23] Jeff D. Colgan et Robert O. Keohane, « The Liberal Order is Rigged », Foreign Affairs, mai-juin 2017.
- [24] Marc Lazar, « Le laboratoire italien », in Michel Korinman et Lucio Caracciolo (dir.), À quoi sert l’Italie ?, Paris, La Découverte, 1995.