Recompositions géopolitiques au Caucase

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Un des conflits gelés, du nom des conflits non résolus qui se sont cristallisés à la suite de l’implosion de l’ex-URSS et de l’ancien bloc soviétique, vient de connaitre un dénouement d’une rapidité spectaculaire. L’autodissolution du Haut-Karabakh, qui sera effective le 1er janvier 2024, a en effet surpris plus d’un observateur. Des recompositions géopolitiques sont à l’œuvre au Caucase et contribuent à modifier les rapports de force entre les États de la région.

 

Une récente accélération de l’histoire

Historiquement, il faut remonter aux décisions de Joseph Staline, alors commissaire du peuple aux nationalités, pour comprendre la situation qui prévaut. Tout à son principe de diviser pour régner, il rattache en effet, en 1921, le Haut-Karabakh, peuplé majoritairement d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan.

Plusieurs décennies plus tard, en 1988, au moment où l’URSS commence à être soumise à des forces centrifuges, qui aboutissent finalement à son implosion, les députés arméniens du Haut-Karabakh demandent le rattachement de leur territoire à l’Arménie. De l’automne 1988 à juin 1994, s’ensuit une guerre qui fait environ 30 000 morts, entraine le déplacement de 400 000 Arméniens, ainsi que celui de près d’un million d’Azerbaïdjanais et l’occupation par l’Arménie d’environ 20 % du territoire de l’Azerbaïdjan (Haut-Karabakh, corridor de Latchine et rive gauche du fleuve Araxe). Depuis lors, en dépit de plusieurs résurgences de tensions armées, la situation s’est retrouvée bloquée dans son statu quo, d’où l’expression de « conflit gelé » souvent utilisée pour la qualifier. Entretemps, le Haut-Karabakh proclame son indépendance en 1991 qui ne sera jamais reconnue par quiconque.

Le groupe de Minsk créé en 1992 dans le but de favoriser une solution négociée ne parviendra jamais à faire évoluer la situation, tant les vainqueurs semblaient hostiles à toute forme de compromis. L’enjeu est d’autant plus complexe que chacun des protagonistes se réclame de principes du droit international antinomiques. Droit à l’autodétermination des peuples pour les Arméniens, intangibilité des frontières et respect de la souveraineté pour les Azerbaïdjanais.

C’est l’aiguisement des contradictions et l’impossibilité pour la partie azerbaïdjanaise d’accepter le maintien du statu quo qui permet de comprendre la guerre des 44 jours au cours de l’automne 2020. Renversement complet de situation, puisque l’Arménie et la république autoproclamée du Haut-Karabakh subissent une défaite cuisante. Pour aller à l’essentiel, c’est tout d’abord la reconnaissance de la reconquête par Bakou de ses territoires illégalement occupés par l’Arménie depuis 1994 ainsi qu’une large partie du Haut-Karabakh. Pour ce qui concerne ce dernier, environ 80 % de sa superficie revient à l’Azerbaïdjan, sans que pour autant le statut à venir ne soit précisément défini pour les 20 % restants. Deux corridors doivent être créés et placés sous contrôle russe : le premier, reliant une parcelle du Haut-Karabakh à l’Arménie pour remplacer celui déjà existant de Latchine passé sous contrôle azerbaïdjanais – clause jamais appliquée – ; le second, totalement nouveau, reliant le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan. La mise en œuvre du cessez-le-feu est garantie par une force de paix russe de près de 2 000 soldats. Enfin, la mise en place d’un centre russo-turc de vérification de l’application des termes de l’accord est prévue sur le territoire azerbaïdjanais. Pour autant, son mandat précis n’a jamais été totalement défini, et il semble que Moscou et Ankara n’en aient jamais eu la même interprétation.

Dernière séquence, celle qui vient de se dérouler sous nos yeux au cours du mois de septembre 2023. À la suite d’une opération éclair de 24 heures menée par l’armée azerbaïdjanaise le 19 septembre, les dirigeants du Haut-Karabakh capitulent rapidement et annoncent, le 28 septembre, qu’ils procèdent à la dissolution de leur république autoproclamée avec effet officiel le 1er janvier 2024. Depuis lors, c’est un exode massif des habitants du Haut-Karabakh en direction de l’Arménie qui se produit. La tragédie humaine ne doit pas pour autant faire perdre la rigueur de l’analyse et le vocable de génocide utilisé par certains commentateurs ne semble guère efficient. A contrario se pose l’utilisation du terme de « nettoyage ethnique » pour décrire la situation actuelle même si ce dernier ne relève pas d’une définition reconnue par le droit international.

Des recompositions géopolitiques à l’œuvre

Une redistribution des cartes géopolitiques est donc clairement à l’œuvre avec des perdants et des gagnants.

Dans la première catégorie se trouvent évidemment la République d’Arménie et le territoire du Haut-Karabakh. L’hubris qui a prévalu après leur victoire de 1994, leur refus d’accepter négociations et compromis négociés au mépris du droit international et leur propension à ne pas constater le processus de réarmement de l’Azerbaïdjan au fil des ans, ont un coût politique important. La Russie pour sa part, évidemment concentrée sur le théâtre d’opérations militaires en Ukraine n’a pas su prévenir le dénouement auquel nous avons assisté ces derniers jours. C’est certainement un coup rude pour Moscou, tant les dirigeants russes ont depuis des lustres tenu le Caucase comme leur pré carré. Les instances de régulation internationale, tout particulièrement en l’occurrence l’ONU et le groupe de Minsk, ont-elles aussi malheureusement prouvé leur impuissance. L’Union européenne (UE) enfin a montré sa pusillanimité en se contentant de jugements souvent moraux, mais peu opérationnels. Outre les divisions qui existent en son sein, l’accord de coopération stratégique dans le domaine de l’énergie, contresigné entre Ursula von der Leyen et le président Ilham Aliyev en juillet 2022, n’est peut-être pas étranger à l’aspect inaudible réservée de la politique de l’UE dans la région.

Parmi les gagnants, nous avons en premier lieu, c’est une évidence, l’Azerbaïdjan qui a retrouvé la souveraineté sur l’ensemble de son territoire national et qui apparaît comme la puissance ascendante au Caucase. La Turquie, dont nous savons qu’elle a toujours soutenu Bakou dans ses revendications au nom du principe d’« une nation, deux États » et a largement contribué à la modernisation des forces militaires azerbaïdjanaises au cours des dernières années. Israël enfin qui, tout à son obsession de contenir la puissance iranienne, n’a pas non plus ménagé son soutien à l’Azerbaïdjan.

Une des questions qui se posent désormais concerne la perspective de la création du corridor de Zanguezour qui permettrait de relier le Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan en passant par la province méridionale de l’Arménie, le Syunik. Ce corridor est d’une importance capitale, car il constituerait un lien direct entre la Turquie et l’Azerbaïdjan via le Nakhitchevan et donc entre mer Noire et mer Caspienne. Chacun peut aisément en comprendre les enjeux en matière d’hydrocarbures. Sans verser dans les fantasmes consistant à mettre en exergue de soi-disant projets panturquistes, il apparaît, de manière plus réaliste, que la concrétisation de ce corridor renforcerait considérablement l’influence de la Turquie dans la région. La question est de savoir si Ilham Aliyev saura résister à l’hubris de la victoire et acceptera le principe d’une solution négociée avec l’Arménie. Dans le cas contraire, le risque serait fort de rentrer dans une nouvelle logique d’affrontements militaires, l’Arménie défendant dans cette hypothèse son intégrité territoriale.

Enfin, il faut mentionner la République islamique d’Iran, très préoccupée par les dernières évolutions. Non seulement parce qu’elle perçoit le renforcement de l’influence turque comme une concurrence avérée dans une région où la sienne propre reste forte et qu’il lui faut préserver. Mais aussi parce que la construction du corridor de Zanguezour, non loin d’une partie de sa frontière septentrionale, lui rendrait plus difficiles les relations traditionnellement bonnes avec l’Arménie et l’ouverture qu’elle lui permet conséquemment vers l’Europe. Last but not least, les dirigeants iraniens restent aussi attentifs aux évolutions de l’Azerbaïdjan parce qu’environ 20 % de sa population est azérie et que Téhéran craint d’hypothétiques velléités irrédentistes.

L’imbroglio caucasien n’a donc pas fini de produire tensions et contradictions. À suivre dans les prochaines semaines et prochains mois.