Quelles relations entre l’Eglise et l’Etat en Russie ?

  • Par Nicolas Kazarian, Enseignant à l'Institut Saint-Serge, Paris

    Par Nicolas Kazarian, Enseignant à l'Institut Saint-Serge, Paris

  • Nicolas Kazarian

    Nicolas Kazarian

    Historien et spécialiste du monde orthodoxe

  • Par Nicolas Kazarian, Enseignant à l'Institut Saint-Serge, Paris

    Par Nicolas Kazarian, Enseignant à l'Institut Saint-Serge, Paris

  • Nicolas Kazarian

    Nicolas Kazarian

    Historien et spécialiste du monde orthodoxe

Avec les années 1990 et la chute du communisme, le renouveau religieux en Russie, qualifié aussi de « Renaissance », enchante, interpelle ou inquiète. Cela étant dit, un an après son élection comme Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Cyrille Ier (Gundyaev) a-t-il réussi à éclaircir les relations qu’entretiennent l’Eglise et l’Etat ? Il est sûrement trop tôt pour le dire à ce stade. Néanmoins, force est de constater qu’il est parvenu à favoriser les conditions de leur normalisation.
 
La typologie des relations entre l’Eglise et l’Etat en Russie se fonde en effet sur un imaginaire qui en appelle autant à Byzance qu’à Ivan le Terrible, ou encore à Pierre le Grand. Ces deux dernière figures despotiques représentent plus particulièrement le modèle d’assujettissement de l’Eglise au pouvoir séculier. De même, au XXe siècle, la persistance de ce schéma de soumission avait laissé les marques amères et tenaces d’une Eglise orthodoxe persécutée, mais aussi instrumentalisée par le pouvoir communiste.
 
Une nouvelle typologie des relations entre l’Eglise et l’Etat en Russie
 
Dans les faits, voilà près d’une vingtaine d’années que les relations entre l’Eglise et l’Etat en Russie sont en voie de normalisation. À ce titre, trois schémas de relation sont envisagés par John D. Basil (Journal of Church and State 51/2, 2009), que Jean-François Mayer reprend d’ailleurs à son tour (cf. www.orbis.info) en insistant sur leur écho relatif dans la société russe.
 
En premier lieu, l’approche dite « libérale », s’inspirant des démocraties européennes et nord-américaines, insiste sur une séparation stricte entre l’Eglise et l’Etat. Se fondant sur la Constitution de 1993 et sur la Loi sur la liberté de conscience religieuse de juin 1997, elle souligne, outre l’absence de contacts entre les sphères politique et religieuse, la valorisation des autres religions traditionnelles de Russie (islam, judaïsme, bouddhisme, catholicisme…).
 
Le deuxième schéma se décline quant à lui en deux approches générales des rapports possibles entre l’Eglise et l’Etat en Russie. En effet, reconnaissant l’indépendance et l’intégrité de l’une et l’autre des institutions, l’approche « officielle » consiste à envisager les relations entre l’Eglise et l’Etat sur un modèle de coopération et de synergie (pour reprendre une terminologie employée dans les institutions internationales) sur des sujets d’intérêt commun. C’est en ce sens que, au lendemain de son intronisation, en janvier 2009, le patriarche Cyrille affirmait que « [la base des textes constitutionnels] ouvre des perspectives remarquables pour le développement des relations entre l’Église et l’État, de façon à ce que ni l’État, ni l’Église ne s’immiscent dans les affaires de l’autre partie […] et en même temps, qu’ils entreprennent la construction d’un vaste système d’interactions, de dialogue et de coopération. » Ce modèle, qualifié par le patriarche, toujours dans ce même discours, d’« esprit de la symphonie et non de la lettre », vise une séparation effective entre les deux pouvoirs tout en envisageant des voies de coopération sur les questions d’enseignement, d’engagement social, voire de morale. D’ailleurs, le Président de la Fédération de Russie, Dimitri Medvedev, alors qu’il recevait de la part de l’Eglise orthodoxe russe un prix pour « le renforcement de l’unité des peuples orthodoxes » le 21 janvier 2010, reconnaissait lui-même l’importance d’une telle collaboration. « Au cours des deux dernières décennies, disait-il alors, l’Etat et l’Eglise orthodoxe ont collaboré de manière fructueuse en ce qui concerne l’éducation des jeunes, le maintien des traditions nationales. »
 
Ce modèle général liant indépendance et relation entre l’Eglise et l’Etat peut donc être apprécié de deux manières. D’une part, tout en reconnaissant la nécessité d’une collaboration de l’Etat et de l’Eglise sur le terrain socio-éducatif, cette approche envisage de manière inclusive et tolérante la place des autres religions traditionnelles dans la société russe. Cette appréciation semble populaire chez les intellectuels croyants. L’autre point de vue, quant à lui, considère que la synergie entre les institutions favorise le bien commun tout en renforçant la place particulière de l’orthodoxie, non seulement par rapport aux politiques nationales, mais aussi concernant l’identité russe. Cette dernière approche est celle favorisée par l’Eglise russe elle-même, et largement reprise par les acteurs politiques et ceux de la société civile.
 
Orthodoxie, politique et identité
 
Cependant, les analystes amenés à se pencher sur les relations entre Eglise et Etat en Russie sont le plus souvent gênés par l’ambiguïté, pour ne pas dire le paradoxe, qui existe entre une séparation réelle des pouvoirs séculier et spirituel, et l’affichage simultané de ces deux autorités côte à côte, au risque de faire naître une véritable confusion des genres. Ainsi, la Constitution de 1993 garantit aux citoyens de la Fédération de Russie la liberté de conscience religieuse. De même, la loi de 1997 sur la liberté de conscience rappelle que « l’orthodoxie est un élément inaliénable de l’héritage historique, spirituel et culturel commun de la Russie ». Alors que Boris Eltsine paraissait réservé sur ses convictions religieuses, de son côté, l’ancien président russe Vladimir Poutine (2000-2008) ne cachait pas son orthodoxie. Bien au contraire, il l’affichait. L’ancien Président de la Fédération de Russie et actuel Premier ministre est d’ailleurs un acteur majeur du retour du religieux sur la scène politique, bien que prônant la séparation effective entre l’Eglise et l’Etat.
 
Mais, plus que le simple affichage du religieux, c’est la récupération de la symbolique orthodoxe par le bras politique qui interpelle. Les valeurs religieuses servent de cheval de bataille lors d’échéances électorales. Ainsi, au moment des élections législatives de décembre 2003 et de janvier 2004, le parti communiste, le parti « pour la Sainte Russie », le parti national de la fédération de Russie ainsi que le parti Rous se sont prévalus de l’Eglise orthodoxe. Il s’agissait ici moins d’un effort d’ingérence du politique dans l’administration du religieux, que d’un endossement de valeurs représentées par l’Eglise. Agnieszka Moniak-Azzopardi parlera d’ailleurs « d’idéologie de substitution ». Mais, ne devrions-nous pas y voir, au contraire, un retour de l’histoire dans le champ identitaire russe puisant dans l’orthodoxie comme dans une source de civilisation ? Il ne faut pas oublier en effet que la société russe, et avec elle la politique, ont engagé un travail de reconstruction et de réappropriation de cette histoire. L’acquisition, la restauration des monuments historiques ou encore la restitution d’édifices religieux à l’intérieur comme en dehors du territoire de la Fédération de Russie en sont des signes tangibles.
 
Depuis les années 1990, l’Eglise Russe s’efforce, quant à elle, de théoriser ses relations avec l’Etat au travers de son action dans la société. Un large chantier de réflexion a alors été lancé. Il aboutira, en août 2000, à la promulgation des « Fondements » de la doctrine sociale de l’Eglise Orthodoxe Russe. Simple référence normative pour les uns, cette réflexion a le mérite d’aborder de front, et pour la première fois, les relations entre l’Eglise et l’Etat, en définissant clairement la position et la place de l’Eglise dans le pays. Touchant aux questions culturelles et identitaires, l’Eglise orthodoxe russe a aussi développé la conception de civilisation orthodoxe. L’actuel patriarche de Moscou fut le principal ouvrier d’une culture traditionnellement russe s’opposant à la civilisation libérale que constitue l’Occident. Notons que cette approche est d’autant plus répandue en Russie que l’Eglise orthodoxe russe, au début des années 2000, militait pour l’enseignement des « fondements de la culture orthodoxe ». Finalement, après diverses polémiques sur la place de l’enseignement de la religion dans l’école publique, c’est la proposition du patriarche Cyrille, alors président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, qui a été acceptée. Ce dernier préconisait l’introduction de l’enseignement facultatif des cultures orthodoxe, musulmane, bouddhiste, juive ou autres, dans les écoles publiques en fonction de la composition religieuse des régions. Ainsi, tout en sauvegardant le principe de liberté de conscience, de laïcité de l’Etat, et le paysage religieux de la Russie, cette proposition entérine la conception culturelle de l’orthodoxie. L’autorisation d’enseigner la culture religieuse a été transmise à l’ensemble de la Fédération de Russie en septembre 2009 et constitue l’une des plus grandes réussites du patriarche Cyrille, un an après son intronisation.
 
Un processus en chantier ?
 

Ainsi, les relations entre l’Eglise et l’Etat en Russie se trouvent encore dans un processus de normalisation. Les prochaines années du patriarcat de Cyrille Ier devront ainsi approfondir l’avenir de l’orthodoxie en tant que repère identitaire, sans préjudice pour son action sociale et surtout pour son indépendance. Mais les questions identitaires ne devraient pas pour autant mener au repli de la société russe sur elle-même. L’action internationale du Patriarcat de Moscou témoigne d’ailleurs du contraire. L’amélioration des relations avec l’Eglise catholique, ses prises de positions en faveur de la paix au moment du conflit russo-géorgien en août 2008, ainsi que son action pour la réunification des Russes de la diaspora, sont autant de chantiers que l’équilibre complexe entre indépendance et synergie pourrait, bien au contraire, pérenniser.